Aborder d’un même trait la mémoire et l’oubli répond à deux grands enjeux. Le premier tient à la quête d’identité de l’homme d’aujourd’hui et à notre relation au Dieu de Jésus Christ.

De nos jours, l’excès de commémorations joint à une profonde amnésie de l’Histoire rend parfois les hommes comme les peuples incapables d’éclairer leur origine, de situer leur action présente et d’ouvrir leur avenir. Dès le début de l’ère moderne, la mémoire, personnelle ou collective, a été envisagée comme un chantier en continuelle reconstruction, à mesure qu’elle est sollicitée par les événements. Mais cela ne peut se faire sans réconciliations intérieures avec soi-même et avec autrui : mémoire et oubli travaillent alors ensemble dans l’inconscient où se sont forgées des réactions et des attitudes incontrôlées. Ainsi peut s’élaborer progressivement un récit dans lequel chacun se reconnaît et s’identifie.

Un tel processus montre la complexité des rapports entre mémoire et oubli, tout en manifestant leur interdépendance. La mémoire n’est pas seulement, comme le pensait Homère à travers Ulysse, cet arrachement des souvenirs à un oubli mortifère pour pousser l’homme vers la vie et l’avenir. Elle est aussi résistance à des violences non maîtrisées, qui ont besoin de se convertir en paroles. Ainsi y a-t-il un oubli positif, nécessaire à la reconstruction de la mémoire : ni omission ni démission, il passe outre à ce qui fait intérieurement obstacle à notre réconciliation avec nous-mêmes et avec autrui. Il n’est pas sans liens avec ce que la tradition appelle l’humilité.

Le second enjeu consiste à savoir comment mémoire et oubli jouent dans notre vie de foi. Toute la vie spirituelle se fonde sur la mémoire constante de la bonté de Dieu. Au plus haut point, Jésus-Christ unifie en lui la mémoire de Dieu pour les hommes, qui prend corps en lui, et la mémoire des hommes pour Dieu, toute imparfaite qu’elle soit. Mais en quoi consiste cette mémoire de Dieu ? C’est une expérience très commune, face à des épreuves qui s’enchaînent, d’avoir le sentiment d’être oublié de Dieu. La liturgie elle-même, au cours de laquelle les croyants font mémoire de Dieu, demande sans cesse : « N’oublie pas tes fidèles, Seigneur… » Or, loin d’être un soupçon porté sur la fidélité de la mémoire de Dieu, cette prière n’aurait-elle pas pour fin de rappeler que notre histoire est aussi la sienne, celle que Jésus a partagée avec ses disciples et les populations de Palestine, celle où l’Esprit continue de nourrir, d’animer, de stimuler la communauté qui vit de Lui ?

S’il existe un oubli radical de Dieu, il est un autre oubli, profondément humain, qui marquait déjà les disciples d’Emmaüs. Nous sommes tellement pris dans l’événement, la complexité, les déceptions, le décalage par rapport à nos attentes, que nous nous dispersons, comme si nos souffrances nous appartenaient, comme si la mort marquait un point final au projet de Dieu. Cet oubli est aussi celui qui nous absente des autres, et en particulier des plus pauvres. D’où l’importance de la relecture de vie qui aiguise la reconnaissance des bienfaits et de l’amour gratuit de Dieu ici et maintenant, en nous permettant d’accéder au pardon qui ne va jamais sans oubli. La foi ainsi désencombrée peut alors prendre une autre dimension et nous tourner vers l’avenir.