« J’ai la haine ! », entend-on souvent. Ce cri venu de la banlieue s’est généralisé, comme si un tabou s’était brisé et qu’il était plus facile aujourd’hui de dire la haine. Rien n’est moins sûr pour­tant, car, si nous sommes prompts à la lire dans les yeux d’autrui, nous avons du mal à la débusquer dans notre propre coeur.

Peu ou prou, nous ressemblons à l’homme de l’Évangile : irrémédiablement endetté, il retourne en haine de l’autre la peur et l’humiliation qu’il vient de subir face au maître, alors que celui-ci, lui remettant sa dette, le rendait à la vie (Mt 18,21-35). On ne peut donc parler de la haine qu’à la lumière de l’amour et de la vie, qui sont toujours premiers.
La haine nous travaille comme la « passion triste » de Spinoza (I. Le Bourgeois). Elle travaille au corps, broie le coeur, détruit tout ce qui n’est pas elle et nous isole. À l’indivisibilité de l’amour de Dieu et des hommes correspond l’indivisibilité de la haine : elle s’exerce contre l’autre homme, depuis les origines, mais aussi contre le Christ et contre Dieu, comme en témoignent les psaumes (P. Robert). Son terrain de prédilection est celui de l’intimité, de la relation avec les plus proches, le semblable, matière de la tragédie grecque (N. Sarthou-Lajus). Elle peut aussi s’élargir et devenir collective : autorisée, encouragée, suscitée, elle se tourne contre des peuples, prenant la figure de la xénophobie, parfois jusqu’au génocide (D. Motte) ou encore de l’excès dans l’image qui dépasse le fantasme (C.-H. Rocquet). Comment alors en sortir, quelles balises viennent éclairer des chemins de réconciliation avec soi-même et avec les autres ?

La haine ne se traverse pas comme la peur : il s’agit d’abord de la reconnaître « comme un passage vital », dans la mesure où elle contribue à nous faire advenir à nous-mêmes en nous différenciant de l’autre. Elle rejoint alors cette haine féconde de l’Évangile qui met le disciple de Jésus dans un rapport vrai avec les siens (L. Basset). Lui seul nous en sauve, car lui qui n’avait pas connu la haine, qui était l’homme sans ressentiment, a ac­cepté de mourir, « haï sans raison », et de « tuer ainsi la haine en sa personne » (Ep 2,14-15). Il oppose la jalousie du païen et le mépris de l’homme de Dieu, comme les deux manières de ne pas aimer l’amour, dans l’Écriture (M. Léna).

De quelle manière, avec Dieu, haïr la haine sans haïr ceux qui l’attisent ? Signifié dans la croix, l’amour qui tente de se vivre dans le pardon des ennemis inaugure la vie spirituelle à la suite du Christ, où le disciple pourra témoigner d’une vraie joie reçue dans le renoncement à soi, comme l’a expérimenté la tradition spirituelle, des premiers chrétiens jusqu’à nos jours (R. de Maindreville). Guérir de la haine peut aussi engager un long travail thérapeutique de reconnaissance et de nomination plus juste. La vie s’éclaire et la parole renaît, quand la blessure ravivée laisse couler la haine, subie ou nourrie, qui nous enfer­mait (N. Fabre). Mais quand elle détruit ignoblement un fils, quelle reconstruction, quel avenir sont possibles ? Et quel regard porter sur les meurtriers ? (M.-C. et J.-P. Chenu). Le pardon ne se déduit d’aucun raisonnement. S’il obéit à l’amour, il n’implique jamais l’abolition de la loi et de la justice. Mais il remet dans la vérité de Dieu, celle d’être à nouveau engendré comme fils dans son Fils, aimé au-delà de la haine (D. Vasse).


Voir le numéro complet : Christus n°216 "La haine qui nous habite", octobre 2007