Le 13 septembre 2002, la vie de Jean-Paul et Marie-Cécile Chenu et de leur famille a basculé : leur fils aîné, François, qui aurait eu trente ans un mois après, était retrouvé mort dans un étang du Parc Léo Lagrange à Reims, victime de la haine de trois jeunes gens, arrêtés puis jugés en 2004. Le documentariste Olivier Meyrou les a rencontrés à ce moment-là, et leur a proposé de filmer leurs conversations. Au-delà de la haine a été projeté sur France 5 en juin 2005. Le film a été primé au Festival de Berlin en 2006. Il est sorti au cinéma en mars 2007, souvent accompagné de débats.
Jean-Paul est éducateur, Marie-Cécile animatrice en pastorale dans le diocèse de Reims. Tous deux ont été membres d’une équipe d’ACO. Ils relisent avec nous leur chemin de ces dernières années traversé par la haine et la destruction, et qui pourtant se recons­truit et s’élargit…
Christus : Quel homme était votre fils François ? Quel regard portez-vous sur lui aujourd’hui ?
Marie-Cécile Chenu : François est l’aîné de nos quatre enfants. Il avait un tempérament artistique, enrichi par des études littéraires. C’était quelqu’un qui prenait le temps de vivre, qui appréciait la vie… Il aimait rendre service : il était très chaleureux, très apprécié dans son travail comme responsable d’équipe au sein d’un établissement de restauration rapide.
Jean-Paul Chenu : Ce qu’il avait vraiment décidé de faire, il le faisait très bien, avec humanité et compétence. Il nous a toujours étonnés. Il était aussi très lucide et très indépendant. Il lui a fallu du temps pour reconnaître et accepter son homosexualité. Ce vendredi 13 septembre 2002, il venait à Reims pour parler justement de son orientation avec son oncle et sa tante, mais le meurtre a eu lieu ce soir-là.
 

L’effondrement et la colère


Christus : Quelle a été votre réaction en apprenant ce meurtre ?
M.-C. Chenu : C’est l’effondrement, et la colère. Une très grande déstabilisation. On ne comprend pas, on est devant un mur. Il y a la haine : je revendique d’avoir éprouvé de la haine, je crois que c’est une étape normale. Une colère contre le monde entier. Tout est remis en cause. Il y a une incompréhension totale, beaucoup de culpabilisation : comment pouvait-on être tranquillement en vacan­ces pendant que notre fils vivait cela ? A-t-on eu raison d’élever nos enfants de cette manière ?… Et en même temps on veut savoir ce qui s’est passé, qui a pu faire cela, et pourquoi. On a tout de suite reconstitué la cellule familiale et vécu en symbiose avec les enfants et leurs amis. Chacun était dans sa souffrance, et on avait le souci de ne pas alourdir la souffrance des uns et des autres.
Christus : Il y avait ce « mur de haine », cette violence, mais on sent aussi dans vos propos comme une nécessité de le dépasser, de réagir, de comprendre.
J.-P. Chenu : Dans les jours qui ont suivi, il a fallu se battre pour l’organisation des obsèques. La vie continuait, et il fallait avancer. Ces combats ont parfois provoqué des colères devant l’incompréhension des gens. Nous avons aussi tout de suite voulu monter un groupe de réflexion avec des amis, mais c’était prématuré. Nous voulions réflé­chir sur ces groupuscules d’extrême-droite auxquels appartenaient les jeunes meurtriers de notre fils. Ce sont souvent des jeunes en situation très difficile et manipulés. Comment prévenir, éduquer po­sitivement ?… On voulait faire quelque chose, que la mort de François ne serve pas à rien. C’était comme une colère « militante »...
Christus : Dans cette situation de douleur et de colère, où avez-vous trouvé de la ressource pour avancer ? Vous avez senti aide et appui autour de vous ?
M.-C. Chenu : Le mois qui s’est écoulé entre la mort de François et l’arrestation des coupables a été très dur : pas de visage, pas de nom, pas de motif. Quand on a découvert les auteurs du crime, on s’est sentis totalement étrangers : ils venaient d’un autre monde, d’une autre planète.
J.-P. Chenu : Nous avons souvent vécu un grand décalage avec les amis, et même encore aujourd’hui après le procès. Des gens nous disaient ou nous disent : « On devrait leur couper la tête. » Nous nous retrouvions à devoir défendre la cause de la vie, comme si les rôles étaient inversés...
M.-C. Chenu : Nous avons été longtemps décalés l’un par rapport à l’autre, mais cela nous a aidés : quand l’un de nous deux était mal, il pouvait s’appuyer sur l’autre qui était mieux. Les femmes de la famille se sont fait aider psychologiquement, mais je crois que c’est Olivier Meyrou qui nous a le plus aidés à avancer. Les nombreux entretiens avec lui nous ont permis de sortir de la souffrance, de mettre des mots, de sublimer. La reprise du travail aussi nous a permis de prendre un peu de distance, de penser à autre chose. Par contre, j’étais incapable de prier, de dire le « Notre Père ». Cependant, dès les premiers jours, j’ai constitué un réseau de prière autour de nous : l’abbaye d’Acey, où nous avons l’habitude de faire retraite, la communauté de La Fontaine Olive près de chez nous, des amis…
 

La foi décapée


Christus : Votre foi a joué un rôle important à ce moment-là ?
M.-C. Chenu : Cela a été un décapage sur le plan de la foi. Quel­qu’un m’a demandé : « En avez-vous voulu à Dieu ? » J’ai été très étonnée : Dieu n’a rien à voir avec ce meurtre, cette violence. Mais quand les coupables ont été arrêtés, j’ai tout de suite buté sur une question, et je me suis dit d’une manière méchante : « Ils sont aimés de Dieu, ces trois-là ? » Je trouvais cela profondément injuste, scandaleux : j’étais en révolte contre Dieu ! Après, je me suis laissée travailler par cela, mais jusqu’au procès je n’ai jamais nommé ces trois jeunes : je savais que je serais dérangée par leur humanité. Mais la foi ne se travaille pas sans les médiations humaines, et chaque fois que je disais toute ma haine, Jean-Paul, imperturbable, me disait : « Je ne suis pas d’accord avec toi, mais tu peux le dire. » D’avoir pu sortir toute la haine m’a permis d’aller plus vite. La foi permet d’aller de l’avant. Comment penser que Dieu aime tout le monde, et pas ces trois-là ? Dieu nous aime tous dans notre état de pécheurs.
J.-P. Chenu : Une dame nous a écrit qu’elle nous trouvait « forts et fragiles à la fois », et je me retrouve bien dans cette expression. Saint Paul dit que c’est dans la faiblesse qu’il est fort. On est à la fois humains et chrétiens. La question de l’humanité des trois jeu­nes nous taraudait. À la reconstitution, au printemps 2003, la juge d’instruction demandait aux trois meurtriers de refaire leurs gestes. C’était abominable parce qu’irréel, complètement inhumain, et j’ai pleuré en serrant les poings à quelques mètres d’eux. Comment pouvaient-ils comprendre la portée humaine de leurs actes lorsqu’ils manipulaient des mannequins devant la caméra, les appareils photos et des professionnels plus ou moins blasés ? C’était mon premier contact avec eux : l’un d’eux, Mickaël, semble avoir été touché ce jour-là. Je pense qu’il était important pour eux de voir quelqu’un de fragile, d’humain, dans une situation qui ne l’était pas.
 

Les meurtriers


Christus : Qui étaient ces jeunes ? Que s’est-il passé au procès pour que vous ayez eu le désir d’engager quelque chose avec eux ?
M.-C. Chenu : Mickaël, Fabien et Franck n’ont pris nom pour moi qu’après le procès. Jusque-là, il m’était impossible de les nommer. Ils venaient de milieux très pauvres. Le plus jeune, d’ailleurs, était encore à l’école, ne sachant ni lire ni écrire. Ils avaient la haine de l’autre, et le soir du crime, ils cherchaient un « Arabe » pour le « casser ». Au procès, trois jours très denses, nous avons enfin su ce qui avait déclenché leur geste et la mort de François. Ils disaient que notre fils leur avait manqué de respect, qu’il les avait insultés — et ils ont fini par avouer qu’il leur avait dit : « Vous êtes des lâches ! » À partir de ce moment-là, des choses ont changé, à commencer par l’image de François dans les médias : lui, qui était quasiment le coupable parce qu’homosexuel 1, est devenu celui qui avait osé tenir tête aux skinheads, celui qui n’avait pas eu peur d’eux et celui qui avait tenté de parler avec eux. Surtout, cela nous donnait un point d’accroche avec eux. On voulait leur écrire, mais on n’avait pas l’énergie pour le faire. On se relançait mutuellement, et puis un jour Jean-Paul s’est mis à l’ordinateur.
J.-P. Chenu : Nous leur avons adressé une lettre ouverte pour dire clairement qu’ils avaient un long chemin à faire pour redevenir des hommes, même s’ils étaient devenus des monstres. S’il faut que la justice soit rendue, ce n’est pas seulement pour punir et purger, sécuriser ; c’est pour que leur dignité d’hommes puisse leur être rendue. Il y a du bon à découvrir en eux. Il faut que tout cela, qui les suivra toute leur vie, leur serve à quelque chose. Si on les réduisait à ce qu’ils ont fait, nous serions aussi réduits à nos seuls actes, et on resterait dans leur logique, cette logique de violence qui a conduit à la mort de François. S’ils en sont arrivés là, c’est que chez eux, dans leur histoire, il y a des gens qui n’ont pas fait leur boulot. Chacun a à se poser des questions. On a envoyé la lettre le lundi, et le samedi suivant, une réponse est venue, de Fabien, le plus englué dans le groupuscule d’extrême-droite. Il a fait un retournement. On a cor­respondu trois fois avec lui, mais depuis un an nous ne recevons plus rien. « Vous dites qu’il y a du bon en moi : je n’y crois pas », écrivait-il dans sa première réponse.
 

LETTRE OUVERTE

à Mickaël, Fabien etFranck
 
Nous décidons de vous écrire aujourd’hui, nous les parents de François.
Nous ne savons pas si vous accepterez de nous lire et surtout de nous répondre.
Dès la fin de votre procès, le 8 octobre 2004, nous savions que nous vous écririons. Nous avons attendu quelques mois avant de le faire. Il fallait laisser tomber la pression occasionnée par ces trois journées d’Assises.
Durant ces trois jours du procès, nous vous avons regardés, écoutés. Nous avons essayé de décrypter votre « logique de haine » sans y parvenir. Nous avons essayé de comprendre l’engrenage qui vous a fait basculer dans l’assassinat de notre fils.
François ne vous connaissait pas, vous ne le connaissiez pas.
Il vous a fait confiance, il croyait en l’homme, quelles que soient sa couleur, sa religion, ses coutumes. Il ne vous a pas fuis, il vous a dit ce qu’il pensait. Vous l’avez massacré, par peur et par haine, vous avez fait basculer sa vie et les vôtres, vous avez nié son humanité, vous avez trahi votre propre humanité…
Lors du procès, nous avons découvert vos vies, vos familles, votre entourage.
Mais surtout nous avons entendu, de votre part, des mots indiquant, nous semble-t-il, que quelque chose bougeait en vous.
Sachez que malgré notre peine, notre souffrance, aucun désir de vengeance ne nous anime. Justice a été rendue, il fallait qu’elle le soit : pour vous ! Pour vous rendre votre dignité d’être humain (dignité que vous aviez perdue en tuant François).
Nous savons qu’à votre tour, vous subissez cette violence tournée contre vous.
C’est dans l’épreuve que vous allez pouvoir devenir des hommes, capables de réfléchir, d’apprendre que le courage ne consiste pas à s’attaquer aux plus faibles, mais à se regarder en face. Nous vous souhaitons d’essayer et d’y parvenir.
Il vous appartient d’aller de l’avant pour ne pas rester toute votre vie prisonniers de cette idéologie de mort : la haine de l’autre différent de vous.
La lecture et la réflexion peuvent vous aider à vous en libérer. La rencontre de l’autre sera plus facile si vous apprenez à vous connaître vous-même, avec vos blessures, vos défauts et vos qualités. À travers ces rencontres, apprenez à aimer les autres : ils ne sont pas forcément vos ennemis.
François vous a montré le chemin, il a été le courage même, sans répondre à la violence mais simplement en étant lui-même et en refusant l’humiliation. Il croyait tellement que l’on peut vivre ensemble en s’acceptant tels que l’on est, en refusant tout ce qui enferme…
N’hésitez pas à vous faire aider là où vous êtes pour vous préparer un avenir sans être prisonniers de la haine et de la violence.
Nous vous souhaitons très fortement d’y parvenir.
Si vous le voulez, vous pouvez nous écrire, nous vous répondrons.
 
Jean-PauletMarie-Cécile
Le lundi 4 avril 2005
 
 

Pardonner ?


Christus : Remettre des personnes dans une humanité qu’elles ont perdue, n’est-ce pas ce qu’on appelle le « pardon » ?
J.-P. Chenu : C’est la fidélité aux valeurs reçues, la foi en l’homme, acquises à travers nos histoires personnelles et conjugales, l’édu­cation, le dialogue avec les autres qui forgent nos convictions, en particulier et avant tout le respect de soi dans le respect de l’autre. Quand nous avons participé à une émission de Radio libertaire, le journaliste a fait une comparaison avec l’Afrique du Sud et le travail de réconciliation qui permet de construire une relation nouvelle sans oublier le mal commis. Dans un Institut Médico-Éducatif, j’ai découvert que face à des jeunes étiquetés « débiles », c’était moi le plus débile. Ils m’ont beaucoup apporté par leur intelligence et leur sensibilité. Cela m’a préparé à travailler sur un quartier pour être à l’écoute, essayer de comprendre et ne pas juger.
M.-C. Chenu : Dans une lettre, Fabien demandait si nous pourrions un jour pardonner le mal qu’il nous avait fait. J’avais répondu que c’était prématuré, mais que je n’identifiais pas l’acte impardonnable et la personne qui l’a commis. Dans la lettre suivante, il demandait si on accepterait de le rencontrer lors de sa première permission. Comme cela interviendra dans dix ans au plus tôt, personne ne peut préjuger de l’état d’esprit qui nous habitera les uns et les autres à cette date. Nous avons répondu quand même « oui ». Je suis très réactive quand les gens font des raccourcis et assimilent l’envoi de la lettre à une démarche de pardon. On ne pourra peut-être jamais pardonner, mais on reconnaît leur dignité d’êtres humains. C’est une vraie question, car, humainement parlant, on ne peut pas vivre complètement le pardon. Seul Dieu le peut. Et nous ne sommes pas les seuls en cause : il y a les frères et soeurs de François. Tous n’ont pas encore accepté sa mort.
Christus : Entrer dans un lien nouveau avec les jeunes coupables, avec les gens concernés par la mort de François, cela n’ouvre-t-il pas un chemin d’espérance, de résurrection ?
J.-P. Chenu : Oui. Et puis la prison est un milieu fermé où on peut retomber dans d’autres violences. Mais on peut aussi s’y dé­couvrir à la place de celui à qui on a fait du tort. Fabien nous a dit dans une lettre : « François était plus courageux que nous. » Nous avons passé le relais à l’aumônier, à l’assistante sociale. Aujourd’hui, il faut vraiment réfléchir au regard qu’on porte sur les réalités dif­ficiles, sur la misère, et refuser les images pauvres et réductrices, les jugements simplificateurs qui étiquettent des personnes. La foi nous conduit là aussi.
M.-C. Chenu : Il y a un chemin de reconstruction par les lettres échangées. J’aime mieux parler de reconstruction parce que nos destins sont liés. On ne se reconstruira vraiment que si eux aussi se reconstruisent. Et notre reconstruction est une réalisation de François : retrouver notre humanité en retrouvant celle de François. Aujourd’hui et à travers ces événements et ces relations, notre univers s’est consi­dérablement élargi. François est tout le temps là, irremplaçable, mais nous vivons quelque chose qui nous dépasse largement.

(Propos recueillis par Remi de Maindreville)