Dans la Bible, Dieu semble affectionner tout particulièrement la jeunesse, celle de l'âge tendre, quand la confiance en la vie est innée. La « deuxième jeunesse » est le fruit d'une patiente docilité à l'Esprit, celui qui donne la vie. Elle se reçoit.

Ils te disaient : « Quand tu seras grand… »
et tu ne savais pas
si c'était promesses ou dangers
Ils te disaient : « Tu verras… »
et tu ne comprenais pas
pourquoi il te faudrait attendre
si longtemps
avant de voir ce qu'il y aurait à voir
Ils te disaient : « Quand tu seras grand… »
et tu ne savais toujours pas
si tu avais envie
de devenir comme ça grand.1

Le Seigneur encourage l'audace

Il n'est pas sûr non plus que Dieu, dans la Bible, ait envie de nous voir « devenir comme ça grand[s] », et nous invite toujours à la prudence, sinon à la méfiance, nous dérobe l'avenir jusqu'à l'âge mûr, au nom d'une sagesse qui ne suscite pas le désir. Le psaume 43,4 parle au contraire du « Dieu qui réjouit ma jeunesse » ; et le lien qu'il fait entre Dieu, la jeunesse et la joie peut nous servir de fil conducteur. Il semblerait que YHWH ait une prédilection pour la jeunesse, prédilection peu courante dans les civilisations de l'Antiquité qui privilégiaient plutôt la sagesse des anciens. Il appelle Samuel encore enfant à Silo (1 S 3) ; il désigne plus tard au même Samuel le plus jeune des fils de Jessé, David, pour qu'il lui donne l'onction royale (1 S 16). Et c'est bien un « esprit de jeunesse » que David montre en dansant devant YHWH « au son de tous les instruments en bois de cyprès, des cithares, des harpes, des tambourins, des sistres et des cymbales » pour accompagner l'arche d'Alliance dans sa montée vers Jérusalem (2 S 6). L'Évangile n'est pas en reste. Le Fils de Dieu s'y présente d'abord comme un petit enfant chez Matthieu et Luc, il grandit et sa vie, peut-on dire, se termine avec sa jeunesse. Jésus, comme on sait, fait bon accueil aux petits enfants alors que ses disciples les rabrouent (Lc 18,15-16) ; quand un jeune homme vint le trouver pour lui demander comment hériter de la vie éternelle, Jésus, ayant appris qu'il avait observé les commandements dès sa jeunesse, « fixa sur lui son regard et l'aima », note Marc (Mc 10,21).

Pourquoi cette sympathie du Seigneur pour la jeunesse ? Peut-être parce que, s'ils n'ont pas été précocement blessés ou déçus par les adultes, les enfants manifestent une confiance spontanée en la vie qui s'offre à eux et qui est, nous rappelle constamment Jésus, un don du Père. Un poète agnostique, René Char, nous exhorte à garder cette ouverture, « à ne pas céder aux discours désabusés de l'homme vieillissant »2 : « Ne laisse pas le soin de gouverner ton cœur à ces tendresses parentes de l'automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L'œil est précoce à se plisser. »3 C'est au contraire avec la foi sans arrière-pensées d'un enfant qu'il convient d'accueillir le royaume de Dieu (cf. Lc 18,17).

Cette confiance se traduit notamment (les parents et les grands-parents le savent bien) par une inépuisable propension des enfants à demander et Jésus, loin de décourager celle-ci ou de lui imposer des limites chez ses disciples devenus adultes et « raisonnables », la leur donne en exemple pour les inciter à prier : « Quel est d'entre vous l'homme auquel son fils demandera du pain, et qui lui remettra une pierre ? Ou encore, s'il lui demande un poisson, lui remettra-t-il un serpent ? Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux en donnera-t-il de bonnes à ceux qui l'en prient ! » (Mt 7,9-11).

On pourrait craindre que demander sans cesse ne nous enferme dans une dépendance infantile, justement. En grandissant, l'enfant aspire à plus d'autonomie, il veut prendre des initiatives, commencer à agir de son propre chef et non plus se contenter d'imiter, ce qui engendrerait inévitablement des frustrations. À deux ans déjà, il réclame de faire « tout seul » (manger, se chausser, s'habiller) et il est essentiel de consentir aux maladresses de ces apprentissages. À l'adolescence, cette revendication d'autonomie prend une autre dimension. Une nouvelle génération se distingue par son aptitude à inventer autre chose que la précédente, dans tous les domaines, en particulier dans l'art. En visitant l'exposition consacrée au Bauhaus dans le Musée des Arts décoratifs (octobre 2016 à février 2017), on était ému par les projets et les réalisations multiformes d'un mouvement qui a voulu renouveler tout notre cadre de vie, de l'architecture au design des objets quotidiens, en passant par la photographie, le costume, la danse, et a marqué une œuvre aussi imprégnée de l'esprit d'enfance que la peinture de Paul Klee. À près d'un siècle de distance, l'élan, l'inventivité de ces créations, même et surtout replacées dans leur contexte historique, n'avaient pas vieilli. Or, le Dieu biblique encourage l'aventure. Il lance Abraham, Isaac, Jacob et Moïse sur des routes nouvelles, sans tracer leur chemin, promettant seulement : « Je serai avec toi. » L'audace dont font preuve les patriarches, les prophètes et après eux tant de disciples du Christ ne s'oppose pas à la confiance des enfants : elle se fonde plutôt sur elle et manifeste un « esprit de jeunesse » qui s'est développé. Tandis que la méfiance entraîne le repli sur les positions acquises et l'immobilisme, tentation de toute vieillesse, la confiance invite à « avancer au large », aspiration de toute vraie jeunesse.

Recommencer ou naître à nouveau

Pourtant, on le sait, la vie est quelque chose qui s'use et, si la jeunesse est la fleur de la vie, elle se fane, comme nous le rappelle l'Ecclésiaste aussi bien que les poèmes de Ronsard. Un jeune professeur perd vite l'illusion d'être à peu près de la même génération que ses étudiants en les voyant remonter plus vite que lui la rue qui mène au lycée. Une fois l'âge mûr atteint, un rêve fugitif ou insistant veut prendre corps : celui de connaître une « seconde jeunesse ». Il arrive qu'on soit dépassé sur l'autoroute par de fringants sexagénaires, cette fois, au volant d'une voiture de sport… Ce désir de recommencer devient dramatique quand on a l'impression d'avoir plus ou moins manqué la vie déjà vécue et qu'on est en quête d'une seconde chance. Car on commet des « erreurs de jeunesse » qui engagent parfois l'existence de manière quasi irréversible. Cette faille entre vivre et savoir (au début de la vie, on ne sait pas et, quand on sait, il est trop tard pour vivre à plein) est peut-être traduite par le symbole des deux arbres dans le jardin d'Éden : « Le passage de l'arbre de vie à l'arbre de la connaissance, dit Jean Grosjean, ne dit pas autre chose que notre terrible dicton : "Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait." »4 On souhaite alors « refaire sa vie », souvent avec un(e) partenaire plus jeune, ou l'on regrette les occasions manquées dans le passé, quand on croyait avoir encore toutes les cartes en main. Lorsque ces regrets se prolongent en rêverie métaphysique, ils prennent quelquefois la forme d'une vague croyance en la métempsychose (à l'intérieur de cette vie même ou dans une autre vie), croyance à laquelle adhèrent plus ou moins consciemment tant de nos contemporains, et qui s'exprime admirablement ici en langage poétique :

Mr. Marley
On croit pouvoir prendre un autre chemin
et c'est la pire erreur, une fatale distraction
du cours de la vie, n'en verrais-tu
que le papier à fleurs d'une chambre d'hôtel :
délectable décor, qu'il eût fallu partager
avec la fille de ta jeunesse. Beaucoup plus tard
et quand presque toutes les cartes semblent abattues
c'est cela que tu découvres. Tu te dis alors
que l'idée de la transmigration des âmes
est inspirée par la mélancolie, le douloureux désir
d'effacer un moment d'aveuglement, d'effacer le temps
qui a ensuite, irréversiblement,
écarté l'un de l'autre deux êtres ; celui
qui n'était pas mûr pour cette rencontre
cet après-midi, dans cette chambre-là,
accomplira le périple des millénaires :
joie, souffrance, oubli profond,
avant de rejoindre les lèvres
qu'il n'avait pas su trouver.5

Cependant, le psaume 103,5 évoque, parmi les bienfaits de Dieu, une jeunesse qui « se renouvelle comme l'aigle ». Et Jésus, dans son entretien avec Nicodème (qui devait être assez âgé puisque c'était « un notable des Juifs »), ne parle-t-il pas de « naître à nouveau », condition pour « voir le royaume de Dieu » (Jn 3) ? Nicodème entend cette obligation comme celle d'un impossible « recommencement » qui nous ramènerait à l'origine, radicalisant le vœu d'une « seconde jeunesse » dont il était question plus haut : « Comment un homme peut-il naître, étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? » Mais Jésus précise : « Il vous faut naître d'en haut. » La naissance à laquelle il invite n'est pas un retour en arrière mais un renouvellement complet à partir d'une autre origine, l'eau et l'Esprit : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l'Esprit est esprit. »

D'ailleurs, comme l'écrit Adrien Candiard, reprenant le propos de l'écrivain anglais C. S. Lewis, « la seule prière que Dieu n'exauce pas, c'est celle qui tourne autour du mot "encore !". "Seigneur, donne-moi encore ce que tu m'as déjà donné !" […] On ne se baigne pas deux fois dans la même eau. Dieu ne nous redonnera pas la grâce passée […] parce qu'il a mieux à nous proposer […] ; avec Dieu, le meilleur est toujours à venir »6.

Paul de Roux, dont nous citions tout à l'heure le poème nostalgique « Mr. Marley », en avait écrit un autre, quelques années auparavant, où il s'agissait au contraire d'une « jeunesse prophétique » :

Un reflet de l'amour éclaire encore la main
qui lisse la chevelure et caresse la tempe
les chambres sont tombées sur eux comme des rideaux
où ils se sont aimés dans les années raboteuses
et aujourd'hui leurs visages sont rainurés
ainsi que ceux des statues au bois éclaté
leurs anges gardiens ouvrent sur eux des ailes
pourpres d'une jeunesse prophétique.7

On le voit, cette jeunesse-là peut être donnée à n'importe quel moment de la vie, même à ce couple vieillissant dont les visages sont « rainurés ». Jésus disait en effet : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit. » (Jn 3,8).

Dociles à l'Esprit

Il faut aussi remarquer que la « jeunesse prophétique », tournée vers l'avenir, est donnée à l'homme et à la femme par leurs « anges gardiens ». Ils ont bien avec elle un lien personnel, mais ils la reçoivent d'ailleurs, comme la jeunesse renouvelée du psaume 103 était un bienfait de Dieu. « L'esprit de jeunesse » n'est plus alors une qualité propre à certains êtres, liée à un tempérament privilégié, mais une disponibilité à cet Esprit nouveau dont parlait Jésus, cet Esprit de vie qui nous tourne vers la vie, et vers le Père qui est l'auteur de la vie ; c'est la disponibilité, la confiance que Jésus nous donnait en exemple chez les enfants. Pour les adultes que nous sommes devenus, il s'agit, pourrait-on dire, d'une « confiance seconde », ne reposant plus sur les forces naturelles de la jeunesse, mais sur une fidélité sans cesse réactivée envers celui qui nous donne la force. À quoi nous pousse-t-elle ? Au service de la vie qui naît et continue en d'autres, enfants, petits-enfants, élèves (et grands aînés aussi bien, quand ils sont encore parmi nous). Tous les grands-parents peuvent en témoigner : la naissance et la croissance des petits-enfants, auprès desquels ils ont un rôle spécifique, d'abord en jouant avec eux, puis en leur racontant des histoires, plus tard en les initiant à telle ou telle activité, leur apportent une seconde jeunesse (et son lot de fatigues…). Par rapport à l'élan de la « première jeunesse », il y a toutefois un renoncement nécessaire, qui n'est pas seulement dû au déclin des forces physiques. Il faut surtout se déprendre d'une impulsivité et d'une impatience qui contrediraient la vocation de la « seconde jeunesse » ; si cette dernière est avant tout une disponibilité aux appels de la vie, il convient de s'accorder à son rythme à elle, tel qu'il se manifeste chez les autres, dans leurs besoins et leurs propres élans créateurs. L'optimisme spontané des enfants doit ici se doubler d'attention et de patience… Mais il est une aptitude que la seconde jeunesse doit retrouver, en dépit de l'expérience et du savoir accumulés : celle de se laisser instruire, d'être docile à la voix de l'Esprit, qui parle parfois par la bouche des jeunes gens, comme Daniel lors du procès de Suzanne (Dn 13) ou Jésus au Temple parmi les docteurs (Lc 2,41-50). C'est cette leçon de confiance dans la jeunesse, hors de nous et en nous, qu'adresse à ses lecteurs le poète François Debluë que nous citions en commençant :

Si le poète te dit
que l'amour n'en vaut pas la peine
qu'il n'est qu'illusions
que doutes et déceptions
Si le poète te dit
de te méfier de la beauté
des filles et des garçons
parce que cette beauté
n'est que trompeuse fascination
dis-lui, dis-lui
qu'il est encore temps pour lui
de se souvenir de sa jeunesse
sans jalousie ni regret
et qu'il sera temps
toujours et encore
– jusqu'à sa mort ! –
de laisser naître
l'amour en son cœur.8
 
1 François Debluë, Pour une part d'enfance, Empreintes, 2017.
2 Olivier Beetschen, quatrième de couverture de Pour une part d'enfance, op. cit.
3 R. Char, « J'habite une douleur », Fureur et mystère, Gallimard, 1948.
4 J. Grosjean, Araméennes, Cerf, 1988.
5 Paul de Roux, La halte obscure, Gallimard, 1993.
6 A. Candiard, Quand tu étais sous le figuier…, Cerf, 2017.
7 P. de Roux, Le front contre la vitre, Gallimard, 1987.
8 F. Debluë, op. cit.