Dans les moments de grande surchauffe professionnelle, je rêve souvent d’être jardinier. Je m’imagine alors tranquille en train de bêcher, ratisser, planter, tailler. Entouré du chant des oiseaux et du bourdonnement des abeilles, respirant l’air pur, reniflant les odeurs végétales. Personne pour me mettre la pression. Du temps devant moi pour m’arrêter, sourire en regardant passer un nuage, tomber une feuille, s’envoler une coccinelle. Une vie douce et simple.
Je sais que la vraie vie des vrais jardiniers ne ressemble pas toujours (ou pas du tout ?) à cela. Mais ça me fait du bien d’en rêver un instant. Devenir jardinier, dans mon cas, fait partie de ces « illusions chaleureuses » dont nous avons tous besoin, par moments. De ces illusions qui nous font aspirer à plus de simplicité dans notre vie…


Qu’est-ce que le simple ?

Le simple, c’est bien sûr ce qui s’oppose au complexe, puisque le terme est issu du latin simplex : « formé d’un seul élément ». Ce qui est simple, c’est à notre esprit ce qui est facile à percevoir, à comprendre, à utiliser, tant dans le domaine des objets que dans celui des idées. La simplicité représente souvent une forme d’idéal dans de nombreux domaines.
Comme en psychologie, par exemple. Voici ce qu’écrit le philosophe André Comte-Sponville concernant la simplicité en matière de personnalité :
Être simple, c’est être naturel, sans duplicité, sans calcul, sans composition. […] À la limite, la simplicité est oubli de soi, c’est en quoi elle est une vertu : non le contraire de l’égoïsme, comme la générosité, mais le contraire du narcissisme, de la prétention, de la suffisance. […] C’est à quoi peut-être les simples se reconnaissent le mieux : ils sont faciles à vivre, à comprendre, à aimer.
Le simple nous allège des efforts pour accéder à la compréhension d’une personne, comme à celle du fonctionnement d’un objet matériel ou d’un raisonnement intellectuel. Non que nous ne soyons pas prêts aux efforts, mais plutôt que certaines complexités nous imposent des efforts que nous percevons comme inutiles ou dispendieux, et que nous préférerions consacrer à une étape ultérieure d’approfondissement, et non à celle d’un premier contact ou d’un premier accès.
Pour le dire autrement, certaines complexités nous apparaissent comme des opacités, qui peuvent être délibérées et intentionnelles (comme certains montages financiers ou économiques destinés à duper le fisc) ou non (comme la pensée complexe de certains experts n’ayant pas suffisamment fait l’effort de clarifier leur discours). Dans ce dernier cas, la complexité sert alors à masquer la faiblesse de la théorie ou la paresse de l’esprit.


Le simple existe-t-il vraiment ?

Mais le simple est-il une réalité ou un idéal ? Pour de nombreux penseurs, comme Gaston Bachelard, repris plus tard par Edgar Morin : « Le simple n’existe pas, il n’y a que du simplifié. » Tout serait en réalité complexe, et la simplicité ne serait qu’une illusion et une apparence.
Ainsi, dans la nature, qu’il s’agisse d’une « simple » fleur ou d’un « simple » brin d’herbe, sans parler de leurs écosystèmes, tout est incroyablement et magnifiquement complexe. Le corps humain aussi obéit à cette règle : par exemple, marcher semble un acte simple mais l’étude de la marche, et de ses maladies et handicaps, révèle une complexité incroyable de phénomènes d’automatismes et d’ajustements, qui échappe en grande partie à notre conscience. Comme souvent, là où nous percevons de la simplicité, il y a de la complexité cachée. Notre compréhension ne peut aller au-delà d’un certain seuil de complexité, certes variable selon les personnes, mais des limites existent tout de même à l’esprit humain ; au-delà de ces limites, la complexité ne peut être perçue et comprise qu’avec l’assistance des outils mathématiques ou informatiques.
La simplicité n’est donc jamais que d’apparence, et elle est toujours en fait une émergence de mécanismes, de phénomènes ou d’efforts complexes. Que cela concerne le présent, pour le vivant nous l’avons vu, ou le passé, pour l’inanimé : même une simple pierre, un simple grain de sable, sont le résultat d’une histoire géologique longue et complexe.
Cet emboîtement du simple et du complexe a donc conduit certains penseurs à proposer le néologisme de « simplexité », terme popularisé notamment par Alain Berthoz, professeur de physiologie au Collège de France : la simplexité souligne la présence, derrière toute simplicité, d’une complexité sous-jacente. En réalité, toute simplicité est donc une simplexité, qu’elle apparaisse spontanée (comme dans la nature) ou délibérée (comme dans le cours d’un enseignant à ses élèves). Autre exemple, les appareils ménagers les plus simples d’usage sont aujourd’hui le fruit d’une complexité cachée par leurs concepteurs, qui ont longuement réfléchi pour anticiper et comprendre les attentes, comportements et pensées de leurs usagers : c’est ce que l’on nomme des appareils « intuitifs ». Avec eux, pas besoin de mode d’emploi, de notices compliquées, ils sont simples d’usage.


Le concept de simplexité

Le concept de simplexité nous incite donc à modifier notre regard sur ce faux couple du simple et du complexe : plutôt que de les opposer et de chercher à adopter un regard catégoriel (séparant ce qui est simple et ce qui est complexe), mieux vaut se pencher sur leurs rapports étroits de structure (dans lesquels le complexe sous-tend toujours le simple), ou au moins opter pour une lecture dimensionnelle, et parler de degrés de complexité croissante : car il est vrai que le fonctionnement du corps humain est tout de même plus complexe que celui de la paramécie, même si ce dernier n’est pas si simple !
Une autre lecture sur ce couple simple-complexe peut être celle de la temporalité. Celle-ci va en général du simple au complexe. Ce que l’on nomme le progrès avance souvent comme cela, par complexification. Par exemple, en sciences : cette complexification résulte de l’accroissement de la quantité de connaissances et de données brutes, et aussi de la conscience de leurs interactions : c’est ainsi qu’ont évolué nos connaissances scientifiques sur la nature et les écosystèmes, dont nous avions récemment eu tendance, par l’usage simpliste et destructeur d’engrais et d’insecticides, à ne pas respecter les équilibres subtils et complexes. Mais c’est aussi la règle dans le monde des arts, où l’évolution des savoir-faire techniques permet une complexification croissante : ainsi l’apparition de la perspective en peinture, ou des progrès architecturaux permettant le passage du roman au gothique.


Le simple émerge du complexe

Cependant, il arrive parfois que le simple émerge du complexe. Les raisons peuvent en être réactionnelles ou essentielles.


Un fruit de la nécessité

Réactionnelles tout d’abord, et dans ce cas le « retour du simple », au moins en apparence, obéit à une forme de nécessité. Quand un degré excessif de complexité est atteint, les objets ou les idées sont devenus alors trop éloignés de leur destination initiale : un usage accessible à une majorité d’humains. Leur maniement est réservé à des initiés ou à des experts. Le retour à la simplicité devient nécessaire pour rétablir l’harmonie entre le cerveau humain, forcément limité dans sa perception de la complexité, et l’usage quotidien des objets et des pensées. La simplification est alors perçue comme un moyen de mettre un frein à des abus.
Dans le monde des idées, Paul Valéry dénonçait ainsi la « fausse profondeur », adoptée par paresse par certains penseurs, réticents à un effort de clarification ou soucieux de masquer le vide de leur réflexion. Plus récemment, des impostures intellectuelles dissimulées par la complexité de leur présentation ont été démasquées avec humour par des chercheurs qui avaient réussi à faire publier dans une revue renommée et prétentieuse un article totalement et volontairement dépourvu de sens, mais qui, rédigé selon les codes et le jargon complexes en vigueur, avait été accepté par le comité de rédaction. La psychologie et la psychothérapie ont également été le lieu d’affrontements idéologiques vigoureux, voire violents, avec l’émergence d’une opposition croissante à la vogue du lacanisme et de son hermétisme inutilement complexe, maintes fois dénoncé. Les thérapies aujourd’hui dominantes (thérapies comportementales, méditation) reposent sur des modèles théoriques simples, leur permettant d’être validées par la recherche scientifique, même si les études de terrain montrent, là encore, que leurs modes d’action sont bien plus compliqués que la théorie ne le décrit. Toujours le simplexe…
La situation est comparable dans le domaine de l’art, où les courants artistiques font régulièrement un effort vers la simplification. C’est le cas, par exemple, de l’impressionnisme que l’on peut pour partie concevoir comme une réaction à l’art pompier officiel, ou de l’émergence moderne du design, considérant comme un idéal le fait de proposer les objets les plus simples possibles en matière d’apparence ou d’usage.


L’aboutissement d’un chemin

Mais les raisons de l’émergence du simple au sein du complexe peuvent aussi être non pas réactionnelles mais essentielles. C’est un mouvement que l’on observe chez de nombreux artistes tout au long de leur carrière : leurs œuvres dites de maturité ou de vieillesse témoignent souvent d’une évolution impressionnante vers une simplicité parfaitement maîtrisée, comme chez Rembrandt ou Matisse. Ce type de ré-émergence du simple à partir du complexe relève alors d’une forme d’aboutissement et de dépouillement ultimes. C’est aussi le cas de certains écrits de sagesse qui, dans leur souci de transmettre un essentiel accessible (sinon, à quoi servirait la sagesse ?), aspirent à ce titre à un mouvement de simplification qui prend souvent, dans ses formes abouties, les apparences de la simplicité (comme dans le Zen). Cette voie de la simplification, comme une évolution du complexe vers le simple, correspond à l’esprit de la phrase d’Antoine de Saint-Exupéry : « Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. » Autrement dit, la simplification non pour renoncer à la complexité, mais à la fausse complexité ou à la complexité inutile.


Un goût moderne pour le simple ?

Il est logique que nous développions aujourd’hui un goût prononcé pour le simple. Nous vivons dans des sociétés de plus en plus complexes, que cela concerne notre vie quotidienne (le fonctionnement de nos ordinateurs ou de nos automobiles nous échappe totalement, et nous sommes incapables de réparer ces outils pourtant d’usage courant) ou le domaine des savoirs (complexité de l’économie, complexité de la physique quantique, etc.). La conscience accrue aujourd’hui de toutes les complexités qui nous entourent entraîne souvent des sentiments de perte de contrôle et de relative impuissance à comprendre le monde et à agir sur lui. D’où l’appel – et l’idéalisation – du simple dans nos esprits.
On peut aussi comprendre la nostalgie des temps passés comme une manifestation de ce goût du simple : si nous pensons volontiers en vieillissant que « c’était mieux avant », c’est parce qu’il nous semble, à tort ou à raison, que la vie d’autrefois était plus simple. La nostalgie est de toutes les époques, le goût pour le simple aussi, mais ce qui se passe aujourd’hui est peut-être de nature différente.
On se souvient de Thoreau et de ses deux années passées dans la sobriété à Walden, dans une cabane au fond des bois. Sa devise était : « Simplifiez, simplifiez, simplifiez. » Il avait pressenti le premier les évolutions de la société d’hyperconsommation qui est devenue la nôtre aujourd’hui. Thoreau est l’ancêtre des mouvements alternatifs des années 1960 et écologiques d’aujourd’hui, qui prônent sobriété heureuse et simplicité volontaire : il ne s’agit pas seulement ici de la nostalgie d’un passé idéalisé mais du désir d’inventer un mode de vie différent, en réaction au consumérisme et à ses excès, que ces derniers se situent dans le domaine du matérialisme et des possessions excessives, mais aussi celui des excès de complexités et d’opacités (comme l’ont montré les réactions très fortes des citoyens à de récents scandales, qu’ils aient été liés à des montages bancaires et fiscaux ultra-complexes ou à des trafics dans des chaînes d’approvisionnement alimentaire devenues invisibles et illisibles).


Vices et vertus du simple

La simplicité a donc la vertu de repousser les complexités inutiles ou opacifiantes. Cependant, il convient aussi, dans ce domaine, d’être prudent et de ne pas idéaliser ni idéologiser le simple. Car il existe des dérapages possibles : on peut se servir de cette motivation pour critiquer toute forme de recherche ou de culture au prétexte de trop d’artifice, de trop d’éloignement de ce qui semble simple, naturel et de bon sens. Le phénomène est fréquemment à l’œuvre dans les dictatures, comme le soulignait Jacob Burckhardt, un des maîtres de Nietzsche : « L’essence de la tyrannie, c’est le refus de la complexité. » Vouloir simplifier de toute force les idées, la langue, les formes d’expression, c’est aussi une manière de les uniformiser et de les contrôler. Une recherche abusive de la simplicité est une recherche de facilité, et conduit à l’appauvrissement du monde.
De manière générale, on doit se protéger de toute forme de hiérarchisation qui conduirait à des rejets d’un côté comme de l’autre (le « trop simple » comme le « trop compliqué »). Le simple n’est pas supérieur intrinsèquement au complexe et nous avons vu qu’ils ne pouvaient d’ailleurs être séparés qu’artificiellement. La proposition de Paul Valéry, dans ses Mauvaises pensées est de ce point de vue parfaite : « Ce qui est simple est faux ; ce qui est compliqué, inutilisable. » Nous avons donc à utiliser le simple comme une sorte d’arrangement transitoire, sans perdre de vue que… tout est en réalité bien plus compliqué !


Simplicité et spiritualité

Lorsque le poète Christian Bobin écrit : « J’ai enlevé beaucoup de choses inutiles de ma vie et Dieu s’est rapproché pour voir ce qui se passait », il fait bien sûr appel à une forme spécifique de simplification, qui est le dépouillement.
Dans le domaine de la vie spirituelle, nous devons évidemment allier mouvement vers la simplicité et acceptation de la complexité, plus encore que partout ailleurs.

C’est par exemple la voie de la contemplation, qui exige une forme très spécifique de simplicité du fonctionnement de l’esprit. Le philosophe André Comte-Sponville la définit ainsi : « L’attitude de la conscience quand elle se contente de considérer ce qui est, sans vouloir le posséder, l’utiliser ou le juger. » Et le bénédictin Thomas Merton de renchérir : « La contemplation n’est pas vision, car elle voit sans voir et connaît sans comprendre. » La simplification comme mouvement pour aller au-delà des mots, des concepts et du raisonnement.
Simone Weil a, elle aussi, beaucoup écrit sur cette nécessité de simplifier le  fonctionnement de notre esprit pour l’outrepasser dans la vie spirituelle : « Quand on écoute du Bach ou une mélodie grégorienne, toutes les facultés de l’âme se tendent ou se taisent pour appréhender cette chose parfaitement belle, chacune à sa façon. L’intelligence entre autres : elle n’y trouve rien à affirmer et à nier, mais elle s’en nourrit. La foi ne doit-elle pas être une adhésion de cette espèce ? On dégrade les mystères de la foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation. » Elle prônait même d’aller vers une simplification ultime dans la prière : « L’attention absolument pure est prière. »
Cette simplification, d’abord apaisante, ouvre en réalité sur un abîme, pas toujours rassurant, d’une complexité infinie. Se relier à cette complexité et en accepter la portée sans chercher plus, cela nous conduit à considérer la simplicité comme une voie privilégiée d’accès au mystère. Nous autres modernes n’aimons guère les mystères, sauf si ce sont de faux mystères, en réalité des énigmes à résoudre, dont nous espérons trouver la solution. Dans la foi, il n’y a pas d’énigme à résoudre, seulement un mystère à accepter. Et, face au mystère, notre intelligence, cette clé universelle avec laquelle nous ouvrons habituellement toutes les portes de la vie, ne peut que s’effacer. Elle doit faire place à la confiance et à l’espérance. Les certitudes matérielles doivent faire place aux certitudes spirituelles : dans ces dernières, le doute s’infiltre bien sûr avec facilité et régularité, ce qui en fait la faiblesse et la grandeur. La foi, comme confluence du simple et du complexe ?