« Et maintenant que nous les connaissons toutes [les passions], nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n’avions auparavant ; car nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de nature, et que nous n’avions rien à éviter que leur mauvais usage ou leurs excès. »
René Descartes
Traité des passions de l’âme

Dans la vaste famille des affects, le sentiment occupe une place bien à part. Il est en quelque sorte une émotion subtile : plus discret, plus secret, plus complexe qu’une émotion ; mais aussi plus influent sur le cours de nos vies…

Qu’est-ce qu’un sentiment ?

« J’ai proposé de réserver le terme de sentiment à l’expérience mentale et privée d’une émotion, et d’utiliser au contraire le terme d’émotion pour désigner l’ensemble de réponses qui, pour bon nombre d’entre elles, sont publiquement observables. » Cette définition du neuroscientifique Antonio Damasio (1) nous rappelle à quel point l’irruption de la conscience a modifié la perception et l’usage des émotions dans l’espèce humaine.
Nos sentiments sont ainsi des sortes de cousins évolués et civilisés de nos émotions, restées, elles, plus antiques et plus rustiques : ils sont des émotions subtiles et conscientisées, par opposition aux grandes émotions dites « primaires », ou élémentaires. Ainsi, le spleen est une forme légère de l’affliction ; l’inquiétude, de l’effroi ; l’agacement, de la fureur…
Du point de vue de la psychologie évolutionniste, les émotions sont apparues avant la conscience. Elles peuvent donc parfaitement exister avant que nous n’en soyons conscients, ce que montrent les études de neuro-imagerie : des images subliminales peuvent déclencher des émotions de peur très rapides, et subliminales elles aussi (2). Les sujets de ce type d’expériences (qui, devant un écran d’ordinateur, sont bombardés à leur insu d’images ultra-rapides d’araignées ou de visages hostiles) se sentent toutefois mal à l’aise et « intranquilles », selon le délicieux néologisme de l’écrivain portugais Pessoa pour désigner le sentiment de « peur sans objet » qui caractérise souvent les esprits inquiets. Ils ressentent des éprouvés corporels de peur, des émotions sur lesquelles ils ne peuvent mettre de nom ou d’explication, à propos desquelles il leur est impossible d’élaborer un sentiment. Ce qui amplifie leur inconfort. Car, nous le verrons, nos sentiments sont déjà un premier pas vers l’assimilation de nos émotions.
En plus de cette dimension de conscience et d’élaboration, les sentiments diffèrent également d’avec les émotions primaires en étant plus durables et moins intenses. Et pourtant plus influents. Notamment par la force de ce qui est faible et discret, qu’on oublie et dont on sous-estime la puissance (comment une petite culpabilité peut nous pourrir la journée…). Et aussi parce qu’ils ont un impact plus global que les émotions : ils n’existent pas seulement en réponse à une situation donnée (la « situation-starter » de l’émotion forte) mais en rapport avec tout notre lien au monde. En effet, les sentiments n’ont pas forcément d’objet précis comme les émotions ; pour autant, ils ont des sources, même si elles ne nous sont pas toujours claires. Les émotions sont en général une « réponse » à quelque chose qui nous « arrive » ; les sentiments, pas toujours (3) : ils peuvent nous arriver de l’intérieur, être autoproduits.
C’est pourquoi, alors que les émotions radicalisent et simplifient notre perception des événements, les sentiments la compliquent mais, en contrepartie, la rendent plus subtile.
Les émotions sont des « agitateurs sociaux », qui modifient notre relation aux autres et au monde (4) et les sentiments plutôt des « agitateurs internes », qui modifient notre rapport à nous-même et notre vision du monde (ce qui peut aussi nous pousser à changer beaucoup de choses, mais plus lentement). Les émotions nous poussent plutôt vers l’action extérieure, et les sentiments d’abord vers la réflexion intérieure.
Les sentiments sont d’une certaine façon des émotions « restées en dedans », sans la visibilité corporelle et comportementale des émotions fortes : une profonde tristesse nous plonge dans la prostration
et l’immobilité, tandis que le spleen ne nous empêche pas forcément de continuer d’agir, et ce souvent sans que personne parfois ne se rende compte de ce qui nous habite.
D’où le lien si particulier des sentiments avec notre vie intérieure…
 
Nos sentiments nous façonnent

La Rochefoucauld notait que « les humeurs ont un cours qui tourne imperceptiblement notre volonté ; elles roulent ensemble et exercent successivement un empire secret en nous, de sorte qu’elles ont une part considérable à toutes nos actions, sans que nous le puissions connaître ». Si nos sentiments exercent une influence si grande, c’est pour de nombreuses raisons, dont leur fréquence, et leur rémanence.
Leur fréquence : toutes les études montrent que notre vie émotionnelle se déroule souvent à un niveau émotionnel beaucoup plus discret qu’intense ; sous forme de sentiments plus que d’émotions fortes. Selon ces travaux de recueil auprès de personnes en situation de « vraie vie » (les volontaires continuent leurs activités quotidiennes et doivent juste noter leur sentiment de l’instant quand une petite alarme résonne dans leur poche), la trame de nos journées consiste donc en un climat émotionnel assez tempéré, plutôt complexe et mélangé. Nous passons peu de temps, finalement, sous l’emprise de fortes colères, et beaucoup plus sous celle de nos agacements. Plus de temps avec du vague à l’âme qu’avec du vrai désespoir. Plus de temps avec des petits tracas qu’avec de grosses crises d’angoisse… Heureusement, car nous n’y résisterions pas longtemps, vu le coût physiologique élevé des émotions.
Autre caractéristique des sentiments : leur rémanence. Ce terme désigne la persistance partielle d’un phénomène après la disparition de sa cause. Par essence, les sentiments durent au-delà des situations qui les ont justifiés ou déclenchés. Il y a aussi avec eux un fréquent effet de résurgence : leur réapparition, analysée avec mille finesses à des jours ou des années de distance, est un des charmes des romans de Proust : « Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux… » (5). Les sentiments, c’est le sillage de nos faits et gestes, tous les interstices par lesquels notre passé, ou nos attentes, s’invitent à la table du présent. C’est tout ce qui reste en nous après que le train de la vie est passé.
D’où le lien très fort des sentiments avec notre identité. Je donne souvent à mes étudiants cet exemple cinématographique : lorsque nous allons voir un bon film, nous allons ressentir tout un tas d’émotions, voulues par le metteur en scène. Nous allons pleurer face aux scènes de séparation, nous énerver contre les méchants ou l’adversité subie par les gentils, rire aux bons mots des héros, sursauter de frayeur, etc. Le tout exactement en même temps que les autres spectateurs : mêmes émotions et mêmes réactions aux mêmes moments. Puis, une fois le film terminé, chacun va sortir, et être alors habité, non plus par des émotions fortes quoiqu’uniformisantes, mais par ses propres sentiments : nous allons repenser à certaines scènes, avoir des souvenirs de moments similaires vécus dans notre propre existence, songer à ce que nous aurions fait à la place des protagonistes. Ces sentiments nous caractérisent, nous singularisent, et ne sont pas ceux de nos voisins, qui, de leur côté, sont partis sur d’autres cheminements intérieurs.
C’est que, par nos sentiments, nous ne réagissons pas seulement à l’événement qui les a induits, mais à ce que cet événement signifie de l’ensemble de notre vie. Il y a ainsi une remise en perspective, une inscription dans notre identité, dans notre biographie : mes sentiments me rappellent, parfois vigoureusement, ce que cet événement signifie pour moi, avec la vie qui a été la mienne. De fait, nos sentiments ne sont pas, ou pas seulement, de simples réactions à l’environnement : quelquefois, nos sentiments seront en accord avec ce dernier (nous serons joyeux dans les ambiances joyeuses) mais d’autres fois, non (malgré la joie ambiante, la fête, nous nous sentirons mélancoliques). Alors, par cet effet de contraste, nous prendrons mieux conscience de nos sentiments. Et aussi de notre différence, de notre singularité, de ce qui nous sépare des autres, à cet instant, ou peut-être durablement.
Ainsi, les sentiments peuvent nous aider à comprendre que quelque chose ne va pas en nous ou autour de nous, ou, à l’inverse (n’oublions pas nos sentiments agréables), que cela va particulièrement et étonnamment bien : comme les émotions, mais avec plus de douceur, ils signalent une rupture de continuité dans les interactions constantes, tranquilles, prévisibles, que nous avons avec notre environnement (6).

Subtilité des sentiments

Nos sentiments peuvent être agréables (bonne humeur, confiance, sérénité, légèreté…) ou désagréables (agacement, ressentiment, inquiétude, mélancolie, culpabilité…). Mais ce qui est plus typique des sentiments, c’est le mélange, la subtilité, ce sont les ressentis mixtes où les éléments agréables se mêlent à des tonalités douloureuses (7). Dans la nostalgie, cette mixité est clairement déchiffrable : ce « regret mélancolique d’une chose révolue » (8) associe à la fois de la douceur (des souvenirs agréables) et de la douleur (de ce qu’ils soient passés). Se souvenir, sourire, mais souffrir du souvenir… La nostalgie est suffisamment agréable pour qu’on ait envie de s’y adonner, pour qu’on y revienne si souvent malgré tout. En elle, la petite pointe de tristesse joue le rôle du sel dans un plat.
Et puis, il y a tous ces sentiments sur lesquels personne n’a jamais mis de nom ! Je me souviens d’un ami qui me racontait comment, après qu’on lui eut promis une promotion à un poste professionnel prestigieux, bien qu’harassant et délicat, il s’était trouvé à la fois excité, flatté et inquiet. Comment nommer ce mélange ? Ensuite, apprenant qu’il n’avait finalement pas le poste, il m’expliqua qu’il avait ressenti un second « mélange baroque de sentiments » (selon ses mots). Être à la fois déçu et soulagé, ça porte un nom ? Et pourtant, c’est si fréquent ! Il y a encore les sentiments dans lesquels nous met la musique : cet étrange sentiment de bonheur intense et grave, de tragique apaisé, que peut nous donner le son de la viole de gambe, qui le nommera pour nous aider à le partager ? Parfois personne, et c’est très bien ainsi que des sentiments restent innominés dans ce monde où tout est recensé et balisé. Les écrivains de génie savent le faire, et leur lecture est alors une révélation : ce que nous ressentions confusément se trouve clarifié, révélé. Relisons Proust, dans l’épisode célèbre de ses couchers d’enfant inquiet :

« Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serai dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps du répit où maman n’était pas encore venue » (9).

Sentiment de douceur et de douleur mêlées…
Nos sentiments sont donc notre porte d’entrée privilégiée pour l’introspection. C’est un intérêt majeur, mais il n’est pas le seul : aux yeux des soignants, ils représentent un outil d’auto-régulation. Mais rien à voir avec une quelconque forme de « pensée positive » : vouloir accéder à un meilleur équilibre intérieur ne se résume pas à une forme de « consumérisme émotionnel » qui consisterait à ne vouloir garder que les « bons » sentiments, agréables, et à écarter méthodiquement les autres. Pour aller bien sans nous appauvrir, nous avons à accepter profondément ce que nous sommes et ce que nous ressentons, que cela soit agréable ou pas. C’est la tendance actuelle d’un passionnant courant de psychothérapies centrées sur ce que l’on nomme la « régulation émotionnelle » (10).
Tout au long de ses célèbres Lettres à un jeune poète, Rainer-Maria Rilke aborde ainsi magnifiquement le rôle précieux, vital même à ses yeux, que nos sentiments peuvent jouer dans nos existences. Dans la huitième Lettre 11, il parle à son jeune correspondant de la tristesse : « Si notre regard portait au-delà des limites de la connaissance, et même plus loin que le halo de nos pressentiments, peut-être recueillerions-nous avec plus de confiance encore nos tristesses que nos joies. […] De grâce, demandez-vous si ces grandes tristesses n’ont pas traversé le profond de vous-même, si elles n’ont pas changé beaucoup de choses en vous, si quelque point de votre être ne s’y est pas profondément transformé. » Mais Rilke ne prône pas pour autant la passivité face à ses ressentis ; il incite au contraire son interlocuteur à la plus grande attention et au plus grand respect envers ses sentiments : c’est pour lui le meilleur – le seul – moyen de vivre et de résister à ce qu’il appelle « ces maladies qui s’amoncellent dans l’être », faute d’attention et d’intelligence de notre part.
L’absence de vie intérieure, que notre société facilite avec toutes ses forces matérialistes et consuméristes, nous expose ainsi à une stase pathogène de nos sentiments que nous aurions négligés et repoussés dans un coin de notre subconscient…

Sentiments et spiritualité

Travailler ses sentiments et sa vie intérieure comme un bon outil d’équilibre personnel représente bien sûr un but respectable et utile. Mais on peut aller au-delà : nos sentiments sont aussi une voie possible d’enrichissement de notre vie spirituelle. Du moins, une forme de spiritualité laïque, celle de la vie de notre esprit, de son ouverture à la grâce et au mystère.
Je me souviens du choc qui me saisit jadis à la première lecture de la Lettre de Lord Chandos, célèbre nouvelle de l’écrivain autrichien Hugo Von Hofmannsthal, qui raconte l’histoire d’un homme expliquant
à un ami (le philosophe Francis Bacon) pourquoi il s’est retiré du monde, a renoncé à écrire et plus encore :

« Toute l’existence m’apparaissait autrefois, dans une sorte d’ivresse continuelle, comme une grande unité. […] Depuis lors, je mène une existence que vous aurez du mal à concevoir, je le crains, tant elle se déroule hors de l’esprit, sans une pensée. […] Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. […] Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysan, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations […], la source de ce ravissement énigmatique, silencieux, sans limite » (12).

Ils sont si importants, ces instants où nous sortons du mental et du verbal, et où nous nous laissons aller au silence-sentiment, où nous quittons, doucement ou brutalement, les raisonnements et certitudes où nous étions engagés. Ils sont comme des sorties de route, comme on le dit pour les voitures : nous quittons le chemin de ce qui était prévu. Nous étions endormis ou assoupis par le ronron du prévisible ou de l’habituel. En réalité, nous étions absents à nous-mêmes et à la vie. Et nous voilà, par la grâce du sentiment, arrachés à cette rassurante et prévisible monotonie : expériences d’éveil…
Mais nous risquons de ne pas leur prêter attention : elles nécessitent
d’avoir laissé de la place à sa vulnérabilité, de l’espace pour sa réceptivité. Elles ne surviennent pas si l’on a tout verrouillé, tout cadenassé, tout rempli derrière des possessions, des préoccupations, des obligations, des actions. Elles exigent une sensibilité préservée et cultivée, c’est-à-dire une vulnérabilité et un lâcher-prise parfaitement acceptés et consentis. Le poète Christian Bobin parle à leur propos d’« un état de bouleversement calme » (13). Il s’agit d’un moment où les sentiments se révèlent et se mêlent sans difficulté, dans des oppositions harmonieuses : lucidité et perplexité, légèreté et profondeur. Nous sommes alors présents à la fois au monde qui nous entoure et à ce que nous ressentons.
C’est peut-être ce à quoi pensait Maître Eckhart, lorsqu’il écrivait : « Dieu nous rend souvent visite, mais la plupart du temps, nous ne sommes pas chez nous… » (14). Prenons soin de nous en ce sens : plusieurs fois par jour, accordons-nous quelques minutes pour écouter nos sentiments, pour vérifier où nous en sommes, et pour répondre oui à la question : « Il y a quelqu’un là-dedans ? » Afin de ne pas être – ou le moins souvent possible – ce « quelqu’un avec personne dedans » dont parlait l’écrivain Romain Gary. Faute de quoi, nous ne serons touchés par rien, ni visités par personne…
 
Christophe André

Médecin psychiatre, Hôpital Sainte-Anne, Paris (site http://christopheandre.com/).
A publié récemment chez Odile Jacob :
Les états d’âme : un apprentissage de la sérénité (2009),
et à l’Iconoclaste : De l’art du bonheur : apprendre à vivre heureux (2009) et Méditer jour après jour : 25 leçons de pleine conscience (2011).