Ma chère Marthe, comme bon nombre de femmes, tu mènes de front ta vie professionnelle, ta vie de mère et ta vie de femme.… Tu déploies une énergie incroyable : Quel est ton secret ? la source de cette énergie ? Comment te ménages-tu des plages de repos pour ne pas vivre constamment fatiguée ? Arriverais-tu à te reposer davantage ?
Tu as pu, grâce à des études longues dans l’enseignement supérieur, accéder à une profession que tu aimes et devenir directrice des ressources humaines dans une entreprise de travaux publics. Cela te rend heureuse : tu as une bonne connaissance des missions qu’il faut accomplir sur les chantiers, tu rencontres des gens très divers qui cherchent du travail, ou qu’il faut confirmer dans leur carrière. Tu vis les entretiens avec une sorte de jubilation !
Tu me dis que tu sais voir d’un premier coup d’œil, dans la manière qu’a l’autre de s’habiller, de se tenir assis sur une chaise, comment tu vas mener l’entretien. Tu cherches le regard de la personne stressée pour l’aider à dépasser sa peur, tu l’interroges pour mettre en valeur ses compétences, et tu ne poses la question difficile que lorsque le courant est bien établi. Tu me dis aussi savoir trouver les mots pour dire ce que tu viens de vivre dans la rencontre et indiquer avec quel collaborateur le demandeur d’emploi pourrait bien travailler. Tu peux donner avec précision l’étape prochaine à mettre en œuvre. J’ai l’impression que les entretiens ne sont pas fatigants pour toi, quand tu parviens à avoir un échange constructif. Tu me parais plus fatiguée quand la personne ne sait pas bien ce qu’elle veut, quand son parcours n’est pas très clair, quand cela te paraît difficile en entreprise, par la suite, et lourd à gérer pour les autres. Touches-tu tes limites à ces moments-là ? Tu peux ne pas être, toi-même, toujours performante dans une rencontre ! Même si tu aimes rencontrer les demandeurs d’emploi et prendre du temps pour les entretiens annuels...
Ensuite, tu files sur un chantier à 100 kilomètres voir des étudiants en stage pour construire un pont sur l’autoroute… Et, dans la voiture, grâce à l’oreillette de ton portable, tu poursuis ton travail en écoutant les messages enregistrés. Tu parviens à répondre à trois ou quatre d’entre eux, à joindre le chef de chantier pour lui confirmer l’heure à laquelle tu penses arriver. Tu ne résistes pas au désir d’appeler Mathilde, ta fille, pour voir comment elle a vécu la réunion du bureau des élèves de son lycée. Tu affirmes ne pas dépasser les limites de vitesse, malgré de légers retards que tu as systématiquement en allant sur les chantiers. Tu me parles d’un conflit avec le conducteur de travaux qui a fait exploser le budget par des embauches trop nombreuses, pour tenir les délais. Heureusement que les étudiants tiennent bien leurs responsabilités et soulagent le conducteur ! N’est-ce pas difficile de passer par des registres si différents pour confirmer les uns, avoir des paroles justes pour régler les conflits sans blesser les autres, refaire confiance à chacun pour que progresse le chantier ?
Avant ton retour chez toi, pour retrouver tes enfants, tu finis dans ta voiture d’organiser la journée de demain pour les accompagnements du mercredi. Il y a le sport, la visite chez le docteur, le passage à la bibliothèque... Le plus important, c’est de ne pas enchaîner les événements sans retrouver une disponibilité intérieure. Tu me dis que tu as besoin, avant de sortir de ta voiture, de deux ou trois minutes seulement pour reprendre ton souffle, pour quitter ton rôle de DRH afin d’entrer dans ta peau de mère de famille. Tu aspires à vivre un moment de détente avec chacun de tes trois enfants.
Par habitude, sur le chemin du retour, un refrain apaisant de Taizé te redit que « c’est avec Lui que tu veux demeurer chez toi ». Car, ensuite, tu as deux heures denses à vivre avec tes enfants. S’ils te sentent encore la tête dans le travail, ils savent en deux temps, trois mouvements te mettre en difficulté et faire exploser ta colère. J’espère que les repas sont à peu près calmes : ton Francis de mari peut arriver moins fatigué que toi et, son humour allant bon train, il est apte à écouter chacun raconter sa journée. Bien sûr, il y a la vaisselle, le rangement de la cuisine… Mais savoir déléguer permet de se reposer. À 21 heures 30, c’est trop tard pour appeler Dorothée, ton amie. En fait, c’est souvent elle qui appelle pour te parler des conséquences secondaires de sa chimio. Es-tu seulement dans la capacité d’accueillir ses inquiétudes ? D’offrir ta compassion qui permet d’être présente, sans aller trop près ? Il est 22 heures 20 quand vous raccrochez. Francis a aussi besoin de ces fins de soirée pour partager les moments éprouvants ou stimulants de sa journée – ce que j’appelle « consolation » ou « désolation ». C’est avec vos mots à vous que vous communiquez. Vous savez trouver votre façon de vous poser ensemble qui remet en place la fin pour laquelle vous êtes créés, et votre façon de prendre les moyens pour atteindre cette fin. C’est vrai, ce n’est pas simple d’y arriver certains jours ! Pour toi, ces moments de qualité te permettent de te réunifier, de retrouver l’origine de ton énergie, et d’accueillir mieux tes fatigues, tes fragilités. Pouvoir aussi déposer ce que vous avez vécu dans les mains de Dieu permet de trouver le repos plus facilement, me semble-t-il ! Demain sera un nouveau jour !
Quant à l’éducation des enfants, je me doute que c’est un travail quotidien qui engage constamment le long terme. Pierrick, ton aîné de 17 ans, a commencé une prépa avec enthousiasme. Il a envie de tout bien faire : les études, la responsabilité d’animation de la classe, le sport et les rencontres avec de nouveaux amis… Avec un certain soulagement, tu vis bien son internat : c’est un de moins à la maison. Cependant, il éprouve le besoin de téléphoner régulièrement pour se sentir toujours relié, pour être soutenu dans ce qu’il entreprend et vivre plus paisiblement ses premiers résultats catastrophiques par rapport à toute sa scolarité antérieure. Francis et toi, vous pouvez l’aider à traverser ses doutes sur ce qu’il sait bien faire intellectuellement, lui montrer ses capacités relationnelles qui lui ouvrent le cœur à l’univers féminin, jusqu’alors méconnu de lui. Qu’il ne brûle pas trop vite les étapes ! Il doit trouver lui-même les attentions à avoir et respecter les attentes féminines. Mathilde, elle, hésite entre la médecine ou une prépa. Elle semble encore très fragile pour prendre de bonnes décisions. La porter à bout de bras dans ses angoisses n’est certes pas de tout repos pour vous. Son plaisir de jouer du piano est une grande aide pour la détendre. Je crois que la natation est aussi bénéfique, puisqu’elle revient vidée après son entraînement. C’est elle qui vous demande le plus de travail intérieur. Ses angoisses ne doivent pas faire remonter tes fragilités d’hier. J’ai comme l’impression que tu es sans arrêt à monter ta garde, comme dans les règles de discernement des Exercices spirituels, pour que le serpent n’attaque pas ton point faible. Accueillir et faire face avec une grande tendresse. Tous ses grands dragons sont bien vaincus par la victoire du Ressuscité.
Avec la petite Jeanne, cela paraît plus simple : le travail ne l’encombre pas, apparemment elle comprend tout, elle sait se prendre en main et faire beaucoup de choses avec ses amies. Comme elle a pris dix centimètres en dix mois, elle a besoin d’habiter ce grand corps qui doit lui paraître bien étrange. Ses transformations ne l’inquiètent pas. Les regards d’admiration, d’amitié, de grande tendresse de ses proches la valorisent, et c’est heureux. L’important, c’est d’être à l’écoute, disponible, de lui montrer ce qu’il y a d’heureux dans la vie, mais aussi de l’aider à dépasser les difficultés qui surgissent à un moment ou à un autre. Pourquoi anticiper constamment pour qu’elle trouve la bonne filière ? Ce sont tes peurs. Propose-lui de regarder avec toi, et avec des amis à elle, un DVD. Cela évite les pressions, les malentendus. C’est aussi un bon repos pour toi.
Il faut semer, accepter de voir ce qui pousse, découvrir qu’il y a de l’ivraie qui grandit au milieu du bon grain. Tout cela ensemble, sans te culpabiliser. Tout peut être un travail à plein temps, mais il faut mettre des limites, tout comme le gaz doit être comprimé pour ne pas occuper tout l’espace. Il te revient souvent la parabole du grain qui pousse tout seul : « Qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit ou le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment » (Mc 4,27). C’est dans l’« il-ne-sait-comment » que se joue le poids éducatif. Si tu le portes seule, tu vas vite « saturer », dormir mal, et la fatigue s’installera. À chercher sans répit ce que tu dois faire, ou ne dois pas faire, ce sont tes forces qui s’épuiseront, l’agressivité pourra en découler. La comparaison avec les autres n’est pas une bonne méthode. Tes accès de jalousie pour celles qui te paraissent aller à l’essentiel gangrènent peu à peu la relation avec Francis qui ne comprend pas le pourquoi ni le comment de tes brusques changements d’humeur. À ces moments-là, le Serpent est alors vainqueur et élargit la brèche de ton point faible : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C’est Marie qui a choisi la meilleure part » (Lc 10,41-42).
Jésus est un peu rude, mais il propose un vrai retournement pour sortir de ta fatigue de superwoman. Si tu crois que « d’elle-même la terre produit l’herbe, puis l’épi, et enfin du blé dans l’épi »  (Mc 4,28), tu retrouveras ta dynamique de foi et pourras faire confiance à la terre et à la puissance de ce qui a été semé.
Anne, ton amie, est une aide indispensable pour te maintenir debout dans ta mission familiale. Vous savez prendre un temps hebdomadaire pour tout remettre à plat ; comme une nouvelle naissance, et tout se reconstruit plus solidement. Les vacances en famille permettent aussi de boire à une source commune, de déposer dans les mains de Dieu ce qui paraît trop lourd à porter. Apprendre à déchiffrer avec un regard nouveau combien Dieu donne, comment il se laisse reconnaître à la fraction du pain, dans la douceur d’un regard partagé, dans le silence des nuits étoilées où l’on se sent si petit. C’est bon de se poser ainsi !
J’ai dans le cœur un des récits de résurrection de l’évangile de Jean au chapitre : Pierre est allé avec ses six compagnons, la nuit, faire son travail de pêcheur. Ils ne prennent rien. Jésus, au petit matin, les invite à jeter, à nouveau, leurs filets : il y eut tant de poissons qu’ils ne pouvaient pas les ramener. Le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : « C’est le Seigneur ! » « Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre. » « Venez déjeuner ! » Ah ! Ces repas de vacances sur une plage ! C’est un vrai repos dans la lumière des matins calmes ! Mais le plus important vient après, il est dans le triple dialogue : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » « Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. » « Pais mes brebis » Initiative du Seigneur, réponse d’adhésion et envoi en mission. Toute la démarche baptismale et pascale est là. Simon-Pierre n’a pas le temps de dire : « Je suis incapable, je suis nul, parce que je t’ai renié. » Il est complètement décentré de lui-même sous le regard de Jésus. Pierre sait qu’aux yeux de Jésus, il vaut mille fois plus que ses fatigues et que ses reniements. Jésus ne fait pas les comptes : « Ta véritable valeur pour moi, c’est celle du troupeau que je te confie. »
Pour toi, Marthe, le « Pais mes brebis » devient cette parole de Jésus : « Sois cette femme professionnelle, épouse et mère que j’aime. » Sans doute que le vrai repos est de ne pas mettre toute ta force en toi-même mais de compter sur l’accompagnement de Jésus. Ta profession va t’entraîner sur d’autres chemins, nouveaux, peut-être très difficiles. Tes enfants te feront découvrir des sentiers inconnus. Francis t’ouvrira d’autres horizons, un autre regard, par amour et par confiance en toi, si tu sais t’appuyer sur sa force. Cesse de tout vouloir gérer, de tout vouloir réussir, de tout vouloir maîtriser. Marche humblement avec le Christ, cherche comment le servir. Cède à tes désirs de repos qui vide la tête.
Excuse-moi de t’écrire ainsi avec autant de références évangéliques. Quand tes mots me font pressentir tes fatigues, je peux craindre ton effondrement et ta tristesse de montrer tes fragilités à ton entourage. Je fais cet acte de foi de t’imaginer dans la lumière du Ressuscité, dans cette confiance qu’il peut te mener vers « les eaux du repos pour apaiser ton âme ». Je te souhaite de prendre ce repos.
Bien fraternellement, ton ami.