Les découvertes scientifiques les plus récentes en matière de représentation de l'univers conduisent-elles à retrouver ce que la théologie mettait traditionnellement sous le mot de « création » ? Il est vrai que l'histoire de la physique, depuis ses origines grecques, traduit la volonté de découvrir un ordre, une harmonie cachée derrière l'apparence des événements du monde. La régularité des phénomènes célestes a toujours constitué une référence dans cette quête. Beaucoup de modèles sous-jacents aux théories scientifiques sont dérivés de la physique du cosmos. Cela explique la fascination qu'exercent durablement auprès d'un vaste public l'astrophysique et la cosmologie. L'homme cherche ses racines dans les étoiles. Le succès des nombreux ouvrages d'Hubert Reeves est là pour attester que, surtout en temps de crise, la contemplation du ciel retient l'attention. Sans devenir nécessairement adepte d'astrologie, l'homme scrute volontiers le ciel pour y découvrir le secret de son origine et de son devenir.
La cosmologie moderne ajoute à cela une dimension temporelle L'univers a une histoire Remontant vers le passé, les représentations scientifiques s'approchent de plus en plus d'un mystérieux « commencement », « singularité » presque impossible à décrire, mais à propos de laquelle on parlera volontiers de « création » L'attirance est d'autant plus forte que cette remontée vers le passé s'accompagne d'une progression vers l'unité Plus l'univers est proche de ce point « singulier », plus les modèles qui le décrivent sont « simples », « symétriques » Au terme, avant la matière et ses formes multiples, avant même la lumière, règne le milieu le plus homogène qui soit le vide Remonter le temps, ce serait, au rebours de la lente et inexorable dégradation des choses, retrouver la « pureté lumineuse des commencements » 1. La frontière entre ces disciplines scientifiques et la religion est ténue Reeves et bien d'autres vulgarisateurs mêlent volontiers des considérations « métaphysiques » à leurs exposés techniques A leurs yeux, lorsqu'elle aborde les questions les plus fondamentales, la science laisserait la place à une « présence mystérieuse », une « transcendance », irréductible à l'appréhension seulement rationnelle 2
L'apparente convergence actuelle entre science de l'univers et religion contraste aussi bien avec le positivisme scientiste qui régnait, et règne encore, dans certains milieux qu'avec une théologie qui avait délaissé le monde naturel au profit de la communauté humaine Elle interroge aussi la foi chrétienne dans la mesure où elle semble conduire vers une sorte de « religion cosmique », où la nature sert de référence Depuis l'instauration de la science moderne avec Galilée et Newton, le contraste est frappant Au Dieu « Seigneur de l'univers » succède un divin « âme du monde » L'« Etre suprême », omniscient et tout-puissant, cède la place à un « esprit », une « énergie » partout diffuse Toutes les cosmologies ne sont pas religieuses, mais quand elles incluent des éléments théologiques, elles le font selon ce paradigme Même ceux qui revendiquent leur athéisme manifestent une image de Dieu en correspondance avec l'esprit du temps Cet article voudrait dégager les grands traits de ce passage à partir de la manière dont des scientifiques « voient le monde » La confession de la foi chrétienne ne peut ignorer ces représentations, aussi éloignées qu'elles peuvent paraître des expressions traditionnelles
La cosmologie moderne ajoute à cela une dimension temporelle L'univers a une histoire Remontant vers le passé, les représentations scientifiques s'approchent de plus en plus d'un mystérieux « commencement », « singularité » presque impossible à décrire, mais à propos de laquelle on parlera volontiers de « création » L'attirance est d'autant plus forte que cette remontée vers le passé s'accompagne d'une progression vers l'unité Plus l'univers est proche de ce point « singulier », plus les modèles qui le décrivent sont « simples », « symétriques » Au terme, avant la matière et ses formes multiples, avant même la lumière, règne le milieu le plus homogène qui soit le vide Remonter le temps, ce serait, au rebours de la lente et inexorable dégradation des choses, retrouver la « pureté lumineuse des commencements » 1. La frontière entre ces disciplines scientifiques et la religion est ténue Reeves et bien d'autres vulgarisateurs mêlent volontiers des considérations « métaphysiques » à leurs exposés techniques A leurs yeux, lorsqu'elle aborde les questions les plus fondamentales, la science laisserait la place à une « présence mystérieuse », une « transcendance », irréductible à l'appréhension seulement rationnelle 2
L'apparente convergence actuelle entre science de l'univers et religion contraste aussi bien avec le positivisme scientiste qui régnait, et règne encore, dans certains milieux qu'avec une théologie qui avait délaissé le monde naturel au profit de la communauté humaine Elle interroge aussi la foi chrétienne dans la mesure où elle semble conduire vers une sorte de « religion cosmique », où la nature sert de référence Depuis l'instauration de la science moderne avec Galilée et Newton, le contraste est frappant Au Dieu « Seigneur de l'univers » succède un divin « âme du monde » L'« Etre suprême », omniscient et tout-puissant, cède la place à un « esprit », une « énergie » partout diffuse Toutes les cosmologies ne sont pas religieuses, mais quand elles incluent des éléments théologiques, elles le font selon ce paradigme Même ceux qui revendiquent leur athéisme manifestent une image de Dieu en correspondance avec l'esprit du temps Cet article voudrait dégager les grands traits de ce passage à partir de la manière dont des scientifiques « voient le monde » La confession de la foi chrétienne ne peut ignorer ces représentations, aussi éloignées qu'elles peuvent paraître des expressions traditionnelles
Le Seigneur de l'univers
Le premier stade correspond à la science classique. Newton est le témoin le plus significatif d'une époque fascinée par la régularité des mouvements des astres. Le monde est appréhendé comme un système vaste et complexe, mais compréhensible dans ses grandes lignes. La métaphore est surtout mécanique, et son image fétiche est l'horloge. Elle figure en bonne place non seulement chez Voltaire, mais aussi dans la Natural theology de William Paley (1802), et on la retrouvera jusque dans le Catéchisme des diocèses de France (1949). Aujourd'hui, on adopterait plus volontiers une métaphore informatique, sans rien changer au fond de l'affaire. L'idée centrale est que l'univers obéit à une loi, que la science met progressivement en évidence.
De plus, les règles de la nature « donnent l'impression d'être le fruit d'un dessein intelligent » 3. On admire l'ordre merveilleux du monde, qui semble être bâti au profit de l'homme par une Providence universelle. L'« admirable arrangement du soleil, des planètes et des comètes » est « l'ouvrage d'un être tout-puissant et intelligent », selon l'expression d'Isaac Newton 4. Cet être n'est pas l'« âme du monde », mais le « Seigneur de toutes choses », dominant et régissant l'univers. Il est l'architecte du monde, selon un plan qui bannit tout hasard. Il n'est pas fortuit que la science et la théologie de Newton sont fondamentalement unitaires. La monarchie divine est vigoureusement affirmée. Toute idée de Trinité est récusée comme incompatible avec le primat absolu de la simplicité.
Le plus sûr accès à Dieu se trouve dans la nature, et non dans l'histoire. La connaissance des lois générales de la nature est ainsi identiquement « connaissance de son auteur », comme le propose d'Alembert dans l'article « Cosmologie » de l'Encyclopédie. L'harmonie cachée derrière les apparences du monde, mais plus manifeste dans les phénomènes célestes, est un reflet de la sagesse créatrice. L'histoire est trop complexe, trop violente. Les sociétés humaines, comme les religions historiques, comprennent trop de divisions, de conflits internes, pour montrer le chemin du salut. La nature est la même pour tous. Elle est régulière et bien ordonnée.
Le rapport de l'homme au monde reflète la même tendance. La vision scientifique du monde ne peut pas être détachée des préoccupations de l'homme qui l'élabore. Image du « Seigneur de l'univers », il aspire à cette domination universelle. Sa connaissance est qualitativement semblable à la connaissance divine. L'omniscience et la toute-puissance du Seigneur dépassent de loin les capacités de l'homme, mais la différence n'est en fin de compte que de degré. On peut songer analogiquement à la figure du « démon » de Laplace, « une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent [et qui serait] assez vaste pour soumettre ses données à l'analyse ». C'est là l'idéal du savant ; il correspond à la représentation spontanée que bien des esprits se font de la « divinité ».
Par contraste, la position démiurgique de l'homme sur l'univers l'isole de la nature. A la vision antique d'un monde de correspondances, où l'homme est profondément relié à l'univers, se substitue celle d'un « univers infini » (Alexandre Koyré), où il n'y a plus de place pour l'homme. C'est Jacques Monod qui a exprimé cette thèse avec le plus de radicalité, en invitant l'homme à « découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale (...), en marge de l'univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes » 5. Que bien des aspects de la thèse de Monod aient été contestés n'enlèvent pas le fait qu'elle exprime bien une tendance lourde de la vision scientifique moderne du monde.
Vers l'âme du monde
L'univers a-t-il encore besoin d'un « Seigneur » ? Si l'on garde l'image du système parfaitement organisé, a-t-il besoin non seulement d'un auteur, mais d'un être qui le maintienne en fonctionnement ? La position de Newton, et de la théologie naturelle qui lui est associée, a été très tôt contestée. L'idée s'est faite jour progressivement d'un univers « auto-organisé ». La cosmologie contemporaine irait plutôt dans ce sens. L'existence d'une « singularité initiale » ne renvoie pas nécessairement à une cause extérieure à l'événement. Ceux qui restent attachés à un principe divin refusent de lui attribuer une action causale. Les modèles dont nous disposons pour décrire le commencement peuvent se passer de la notion de « cause première » 6. Si disparaît la notion de causalité, la différence entre Dieu et le monde s'amenuise.
Selon Davies, Dieu est un « esprit qui englobe toutes choses (...) Dieu est le concept holistique le plus élevé qu'il faut placer probablement à plusieurs degrés au-dessus de l'esprit humain » 7. Il s'agit donc d'un divin au « neutre », principe impersonnel, sans visage. Einstein, symbole du savant moderne, représente bien cette attitude. Ses travaux proprement scientifiques, portés par un désir de compréhension universelle, ne peuvent être isolés de son « image du monde ». La poursuite de l'unité est le principal moteur de sa recherche. Toutefois, la grande cohérence de l'ensemble n'exclut pas un sentiment d'émerveillement, d'émotion, de jubilation devant la beauté du monde. A ses yeux, la science s'oppose au matérialisme ambiant, installé dans des certitudes à courte vue. La « religion cosmique » est l'attitude du savant qui « consiste à s'étonner, à s'extasier devant l'harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire » 8. Cette religion se distingue des confessions historiques par son universalité et son caractère résolument anti-anthropomorphique. Dieu est au-delà de toute représentation que l'homme s'en fait, principe radicalement transcendant qui ne saurait avoir de traits personnels.
Faut-il d'ailleurs maintenir un tel principe ? La complexité et l'organisation ne peuvent-elles pas jaillir spontanément ? « La main d'un Dieu organisateur ne semble plus être nécessaire » 9. Pour Steven Weinberg, le divin n'est que l'autre nom de l'harmonie du monde, que met en évidence la marche en avant de la science vers une plus grande unification, la « théorie du tout ». Celle-ci ne révèle aucun être au-delà du monde, mais plutôt la « glaciale impersonnalité des lois de la nature » 10. Dans certains cas, le mot « Dieu » peut subsister dans le propos, probablement à titre de « majuscule anthropologique ». « Connaître la pensée de Dieu » n'est que « le triomphe ultime de la raison humaine »11.
La logique de ce parcours indique une érosion progressive de la figure divine. Dieu perd son caractère de nécessité dans la compréhension du monde. Cela est concomitant d'une coupure décisive entre le monde « ordinaire » de l'homme et le monde de la science. Les très belles pages d'Einstein sur la religion cosmique sont en cohérence avec son appréhension de la science comme « volonté d'évasion du quotidien dans sa rigueur cruelle et sa monotonie désespérante (...), besoin d'échapper aux chaînes des désirs propres éternellement instables » 12. La science inviterait-elle à s'évader dans un monde idéal ?
L'horizon de la connaissance
Des recherches actuelles tentent de surmonter le malaise instauré par la coupure entre l'homme et le cosmos, et le sentiment de non-sens qui en résulte. Elles veulent retrouver une « parfaite symbiose avec un univers qui ne nous est plus indifférent » 13. Répondant directement à Monod, Ilya Prigogine veut promouvoir une « nouvelle alliance ». Il cherche à réhabiliter un dialogue avec la nature, qui ne soit plus le « survol désenchanté d'un monde lunaire, mais l'exploration, toujours locale et élective, d'une nature complexe et multiple » 14.
Contre l'idée habituellement reçue, la science n'est pas nécessairement une entreprise de « désenchantement » du monde. C'est effectivement le cas de la science classique qui réduit la nature à n'être qu'un automate soumis à des lois, entièrement accessibles à la connaissance de l'homme. La sensibilité actuelle se déplace de la recherche des permanences vers l'étude des évolutions et des crises, d'un modèle mécanique vers un modèle organique. La nature n'est plus considérée sous l'angle de la stabilité, mais du devenir, se rapprochant ainsi de ce que nous en éprouvons.
La science contemporaine, selon Prigogine, rétablit ainsi la communication dialogale entre l'homme et le cosmos. Ce que l'homme éprouve dans son existence, principalement l'expérience de la temporalité, n'est pas une illusion subjective, mais correspond effectivement aux processus naturels, dont les stabilités ne sont que des cas particuliers. Le but de la science n'est pas de « triompher du monde vécu », selon l'expression d'Einstein, mais de s'efforcer de mieux le comprendre. Ce n'est pas un retour aux conceptions mythiques ou animistes de l'âge pré-scientifique. L'homme n'est pas invité à se fondre dans une totalité cosmique avec laquelle il serait en parfaite continuité 15. La démarche reste dans un cadre scientifique. Une telle recherche veut tenter de surmonter la coupure entre science et histoire. Le temps physique n'est pas qu'un simple para- mètre, essentiellement différent du temps vécu des histoires humaines. La nature elle-même a une histoire, marquée de seuils, de crises, de ruptures. On observe dans les phénomènes du monde matériel les mêmes « bifurcations » que dans le déroulement des aventures humaines. Le déterminisme qui caractérisait la science classique ne décrit qu'une classe particulière de phénomènes. L'ensemble est, tout autant que l'histoire, globalement indéterminé. Et cette indétermination ne peut pas être résolue.
La vision du monde proposée par Prigogine et d'autres auteurs s'inscrivant dans une ligne semblable accorde une grande importance au hasard. Le refus d'un déterminisme absolu conduit à valoriser les processus aléatoires, dont l'issue est par essence indéterminée. C'est l'objet d'importants débats scientifiques, qu'il n'est pas question d'analyser ici. Tout au plus peut-on s'interroger sur la liaison ainsi établie entre cosmos et histoire humaine. Il y a un évident désir de montrer que la science n'est pas condamnée à la répétition indéfinie des mêmes formalismes. Elle peut rendre compte de l'apparition de nouveauté. Le mot de création ne lui est pas étranger. Seulement, cette création apparaît comme jaillissement spontané à partir d'une situation chaotique. Certains modèles cosmologiques tentent d'expliquer l'origine du monde à partir de là 16. L'ordre à partir du chaos est devenu un slogan à la mode. L'image froide de l'automate classique est dépassée, mais au prix d'une valorisation du hasard qui soulève d'autres problèmes.
Ce serait faire un mauvais procès à cette école que de l'accuser de vouloir tout expliquer par le hasard. Sa recherche est plus riche, plus complexe et donc plus pertinente. Elle conduit à s'interroger sur ce que signifie le processus de connaissance du monde par l'homme, interrogation que la science classique ignorait largement. Il était évident pour elle que l'observation d'un système physique était sans conséquence mesurable sur l'état de ce système. On n'avait pas suffisamment réfléchi sur le fait que la science moderne est expérimentale, et par conséquent suppose une mise en relation avec un objet, dont le résultat ne peut pas être prévu à l'avance. L'imprévisibilité est donc d'abord à ce niveau : quelle que soit la perfection formelle de sa théorie, le physicien ne sait pas à l'avance ce que « répondra » la nature.
Cet élément, gênant dans la perspective de la recherche d'un ordre stable, fait l'objet de plusieurs études actuelles. Il ne s'agit pas seulement d'un parasite qu'il faudrait s'efforcer d'éliminer ou d'oublier, mais d'un paramètre à prendre en compte dans l'étude du système. Cela conduit à retrouver la notion d'« horizon », connue de la philosophie mais absente de la science classique 17. Elle signifie le fait, somme toute banal pour beaucoup, mais récusée par l'entreprise scientifique moderne, qu'il existe une limite intrinsèque à la connaissance. Il ne s'agit pas de limite due à l'imprécision des instruments de mesure ou à des difficultés de technique de calcul, mais de quelque chose de plus fondamental. L'horizon est une notion féconde, car elle présente à la fois une face subjective, relative à l'observateur, et une face objective. Un horizon est mesurable. Il limite la vision de l'espace, mais aussi la permet. De plus, à la différence d'une limite seulement objective, comme un mur, un horizon est dépassable. Les phénomènes qui sont situés au-delà peuvent laisser des « traces » sur l'horizon.
La vision scientifique du monde ne peut donc jamais être une saisie immédiate du tout. Elle est un perpétuel va-et-vient entre notre horizon « apparent », accessible à la mesure, et un horizon « profond », ouvert par la puissance imaginative de nos théories. La science ne peut se limiter aux faits constatés, comme le voulait le positivisme. L'extension du monde des faits par recours à l'imagination y a toute sa place. L'exemple actuel le plus significatif est fourni par la multiplication des théories se rapportant au commencement du monde. L'inventivité des physiciens s'y donne libre cours. Mais l'imagination n'est scientifiquement pertinente que si les théories qu'elle féconde peuvent être raccordées, même indirectement, à une expérimentation.
Dans toutes les théories cosmologiques, une certaine philosophie de la nature est à l'oeuvre, avec laquelle la théologie pourra entrer en dialogue. Les résonances religieuses ne sont pas toujours manifestes. Il ne s'agit pas de chercher à les faire apparaître par des rapprochements artificiels. Mais plus que d'autres disciplines scientifiques, la cosmologie se prête à des extensions « métaphysiques ». Les images de Dieu qui s'en dégagent peuvent sembler plus ou moins familières au lecteur chrétien. Le passage du « Seigneur de l'univers » à l'« âme du monde » ne reflète pas d'abord une évolution objective, imposée par le progrès des connaissances. Elle dit une mutation dans le rapport de l'homme au monde, la manière dont il décide de se situer.
Le « Dieu des physiciens » était inspiré par l'« Etre suprême » des représentations classiques. Eue à la fois omniscient et tout-puissant, concepteur intelligent et fabricateur du monde. Il est synonyme d'ordre et d'harmonie, à l'image du mouvement des corps célestes. Sauf chez ceux qui confessent la foi chrétienne, son caractère personnel est récusé au profit d'une présence spirituelle au sein même du monde. La question se pose alors de savoir s'il est nécessaire de tenir l'existence d'une divinité au-delà du monde que décrit la science. S'il apparaît qu'une théorie ultime est envisageable, synthèse unitaire des diverses descriptions actuelles, aucune « singularité », aucun au-delà ne subsistera.
C'est la raison pour laquelle il est pertinent de réfléchir aux démarches de la connaissance. On se libère ainsi de la fascination qu'exercent les grands schémas, les descriptions grandioses du commencement et de la fin du monde. Si la cosmologie est attirante, c'est parce qu'à travers elle on pense pouvoir se saisir de l'origine et obtenir enfin la clé de l'histoire. Le savant classique tend à occuper la « place de Dieu ». Mais les limites de la connaissance, illustrées par la notion d'horizon, montrent que l'homme ne peut s'affranchir de cette ligne qui le rattache au monde. Les interrogations sur l'origine peuvent nous détourner de Y ici et maintenant, en nous transportant dans un ailleurs, au lieu de prendre la mesure de ce qui est là 18. La science est une entreprise humaine, faite de dépassements toujours relatifs à une position déterminée.
* * *
Les réflexions qui animent le monde scientifique ne peuvent laisser le théologien indifférent. Les ambiguïtés d'une « religion cosmique » ne suffisent pas à écarter la nécessité de redonner au cosmos, au monde matériel, sa place en théologie. Il ne peut s'agir d'un doublet religieux d'une théorie du monde. La théologie s'efforce d'articuler une parole neuve, la bonne nouvelle du salut, adressée à toute la création. Mais elle ne peut le faire dans l'ignorance du contexte dans lequel elle retentit. Les images scientifiques de l'univers peuvent aider le propos, si on sait leur conserver leur caractère métaphorique.
1 Michel Cassé Du vide et de la création Odile Jacob 1993 p 172
2 « Parmi les savants qui ne sont pas religieux ( ) beaucoup disent éprouver le senument vague qu il existe "quelque chose" demère la surface de la réalité de 1 expénence quotidienne — un sens à 1 existence », Paul Davies Lespntde Dieu Hachette 1998, p 15
3. P Davies, op M, p 220
4. Cf Pnnctpia mathemattca philosophiae naturalis III
5. Le hasard et la nécessité, Seuil, 1971, p 188
6. Tnnh Xuan Thuan, La mélodie secrète, Gallimard, 1991, p 300
7. Cité d'après Alexandre Ganoczy, Dieu, l'homme et la nature, Cerf, 1995, pp 95-96
8. Comment je vois le monde, Flammarion, 1979, p 20
9. TX Thuan, op cit, p 304
10. Le rêve d'une théorie ultime, Odile Jacob, 1997, p. 218
11. Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Flammarion, 1989, p 210
12. Op eu, p 122
13. TX Thuan, Un astrophystcien, Flammarion, 1995, p 96
14. La nouvelle alliance, Gallimard, 1986, p 36
15. Cette dimension fusionnelle est présente dans tout un courant « spintualiste », un peu marginal dans le monde scienufique, comme chez Fnt)of Capra ou Jean E Charon
16. Cf M Cassé, op M, qui propose une certaine apologie du « vide »
17. Cf Gilles Cohen-Tannoud)i, Les constantes universelles, Hachette, 1998
18. « En prenant cette position de survol, l'homme devient spectateur et ne prend plus part au monde qu'il interroge », Adolphe Gesché, Dieu pour penser IV, Cerf, 1994, p 50