L'alliance de la rigueur historique et de l'intelligence spirituelle fait merveille dans ce livre qui nous offre, non pas un froid déroulé chronologique, mais un  chaleureux repérage des périodes-clefs marquant une évolution du discernement spirituel chrétien. C'est une joie de suivre l'auteur, spécialiste des Pères de l'Eglise et particulièrement de Philon d'Alexandrie, tant dans le décryptage  des mots auxquels nous sommes parfois trop habitués, tels que discernement du bien et du  mal, discernement des esprits, tentation, loi naturelle, conscience, libre arbitre. Ces appellations sont saisies au vif de l'histoire   des fondateurs et de leurs disciples en Orient, puis en Occident. La question du discernement ne s'est vraiment posée qu'après le temps des persécutions, quand le christianisme a pris sa place dans la société :  Le but n'est plus seulement de se détourner du mal moral mais de devenir « homme de Dieu »[...] Cet acte ne relève plus seulement de la raison, mais aussi de la foi. Les critères changent aussi inévitablement de nature puisqu'ils vont caractériser non la bonté de l'acte objectif mais la qualité du rapport de l'homme à Dieu.

Dans la première moitié du III ème siècle, Origène, héritier lui-même, quant à la démonologie et à l'angélologie,  des représentations juives et des premiers textes patristiques dont Le Pasteur d'Hermas, pose les fondements essentiels de ce qui deviendra la tradition du discernement spirituel : les baptisés, aidés par les anges,  sont associés au combat du Christ contre Satan. Mais le démon est déjà vaincu, son seul pouvoir est d'élargir à l'extrême l'étendue du péché, profitant de toutes les failles de l'homme, obscurcissant l'intelligence de ce dernier pour qu'il passe, sans s'en apercevoir, d'un vice à un autre. D'où l'importance croissante accordée  à l'analyse des pensées, et l'affirmation constante que Dieu ne permet pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces : en exerçant sa liberté, l'homme grandit spirituellement,  combattant pour éliminer le mal en veillant à ne pas se détruire lui-même par des mortifications excessives.

Les vocations  érémitiques se démultiplient  à la fin du III ème siècle et l'enseignement  des Pères du désert se transmet de manière orale (les Apophtegmes). On ne s'interroge pas sur la nature des démons mais sur la manière de les combattre.Le discernement est reconnu comme une vertu supérieure à toute ascèse, adaptant les conseils au degré de perfection de l'interlocuteur, à ses forces physiques, à ses conditions de vie. Et si les Pères reconnaissent   la  sagesse comme un don attribué aux Anciens, ils ne se privent  pas de critiquer les comportements de certains « vieillards obtus ». Evagre le Pontique transmettra  par écrit cet enseignement, approfondissant subtilement la distinction des « huit mauvaises pensées » et leurs remèdes. Pour exemple : La représentation concernant un frère devient la proie des bêtes sauvages si on la fait paître en nous avec haine;[...] et les représentations des saints charismes, si on les fait brouter en compagnie de la vaine gloire. Barsanuphe et Jean de Gaza vivront le discernement en régime  cénobitique, transposant dans le domaine du temps le désir des ermites égyptiens d'être « sans souci » : il ne s'agira plus de mépriser les affaires de ce monde mais de les accomplir« en Dieu ». Dorothée de Gaza, au VI ème siècle,  ajoutera le grain de sel de son analyse  en recommandant de ne pas confondre la cause du trouble et l'occasion : la cause en est la passion dont je suis toujours l'origine et le maître. Au siècle suivant, chez   Isaac le Syrien les traditions précédentes s'entrecroisent désormais comme « dans une tapisserie », à laquelle il ajoute   son canevas personnel : là où ses prédécesseurs distinguaient les pensées venant des démons, des anges et des hommes, lui estime que ces pensées sont de même nature puisque inspirées par des créatures, à ne pas confondre  avec l'inspiration qui vient de Dieu.

L'Occident latin colore, à sa manière, l'art et la pratique du discernement.

Cassien le traduit en « discretio », sens de la mesure, de la vertu comme juste milieu. Dieu seul connaissant le secret des cœurs, il importe, pour le moine,  d'observer et de manifester ses pensées à l'Ancien. Chez Augustin, le discernement n'est plus tant au service du combat contre des « vices » déterminés qu'une mise à jour profonde de l'état de ténèbres dans lequel se trouve l'homme pécheur : l'enjeu  est de quitter la « région de dissemblance » pour se tourner vers Dieu afin qu'Il le transforme à son image. Et ceci ne vaut pas seulement pour les moines mais pour tous les baptisés.  Neuf siècles plus tard, l'auteur du Nuage d'inconnaissance atteste que le discernement et le combat spirituel ont changé d'objet : il s'agit moins de débusquer les ruses du démon que d'accueillir personnellement la présence de Dieu au-delà des tempêtes et des tentations. Catherine de Sienne réoriente la juste mesure de la « discretio » afin de juger de la qualité de n'importe quel amour selon son degré de conformité à l'amour divin : Dieu « prête » le temps à l'homme, et la manière dont on le vit devient moyen de discernement. C'est ce qu'expérimentera Ignace de Loyola qui, à partir d'une douloureuse recherche pour trouver sa voie, mettra ensuite au service de l'Eglise et de l'humanité  la puissance spirituelle, longuement mûrie, de ses « Exercices » et de ses « Règles » : on échappe au démon en levant les yeux vers Dieu et en faisant ce qui sert davantage la gloire de Dieu indépendamment de ce que l'on peut penser de son propre perfectionnement. L'un de nos contemporains, le pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer,  a vécu l'extrême  du discernement, en-dehors de toutes voies tracées, quand il décida de rejoindre les résistants au nazisme : Au-delà, écrit-il, seul le vrai Dieu sait si l'on agit réellement au nom de la vie.

En progressant dans l'intelligence de l'histoire du discernement, le lecteur,  nourri de surcroît par des morceaux judicieusement choisis dans les textes des maîtres spirituels évoqués, ne peut que se sentir impliqué et encouragé lui-même à la pratique.

 

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