Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 2006, 558 p., 44 euros.
« Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement... » Le conseil évangélique accompagne en sourdine la lecture de ce livre. Reconnaissant comme une « grâce particulière » sa longue familiarité avec les Pères de l’Église et Thomas d’Aquin, Jean-Charles Nault, bénédictin de Saint-Wandrille, fait de son étude « une occasion de contemplation et de prière ». Si sa rigueur est celle d’une thèse, la cordialité de son écriture permet à tout lecteur de bonne volonté d’en ouvrir les pages avec largesse, éprouvant un appétit grandissant pour le sujet. L’invité au festin de La saveur de Dieu peut alors s’engager avec confiance sur la voie de la béatitude balisée par Thomas d’Aquin. Il apprendra à reconnaître, pour mieux les déjouer, les pièges de l’acédie, cette étrange passion qui ronge, jusqu’à vouloir la détruire, l’amitié entre Dieu et l’homme.
Le sommet du livre, la doctrine personnelle de saint Thomas, oriente la première partie qui cerne le vocabulaire mouvant concernant l’acédie et sa place fluctuante dans la liste des passions mauvaises ou vices ou péchés capitaux. Des Pères du désert aux théologiens médiévaux, de nombreux compagnons de route font traverser au lecteur les différents paysages de l’acédie : manifestation du désir égocentrique s’opposant au désir de Dieu pour Évagre ; une des formes de la tristesse déclinées par Jean Damascène ; désertion et fuite de l’action repérées par Cassien ; dégoût des choses divines chez Benoît... Hugues de Saint-Victor (XIIe siècle) confirme l’extension de l’acédie du milieu monastique au monde séculier et laïc.
En progressant dans l’oeuvre magistrale de saint Thomas, on voit l’acédie prendre place au coeur du dynamisme de la vie chrétienne. Ici et maintenant, la communion avec Dieu s’opère, anticipant la vision béatifique au ciel. Le don divin permet déjà à celui qui le reçoit de goûter la saveur unique de sa joie, bien au-delà des mérites et du désir humains. Contre cette joie, l’acédie dresse ses doubles batteries : elle provoque la « tristesse du bien divin » et dégoûte de l’action, devenant ainsi l’obstacle le plus encombrant sur la voie de la béatitude. Par la suite, on fait connaissance avec les enfants terribles de l’acédie (uniquement des « filles »...). Une première troupe entraîne « à fuir ce qui contriste », une seconde à rechercher « les compensations mauvaises », puisque la joie spirituelle semble se refuser. Le lecteur sera peut-être inquiet de constater que ces « filles » lui ressemblent parfois comme des soeurs : les unes se nomment désespoir, petitesse d’âme, malice ; les autres, papillonnage de l’esprit, verbiage, agitation. Thomas détecte en l’acédie et sa progéniture comme une bombe à retardement menaçant la charité, l’espérance et la foi — vice théologal qu’il appelle « péché contre l’Esprit ».
Jean-Charles Nault enregistre un sérieux dénivelé théologique sur le versant qui conduit des successeurs immédiats de saint Thomas à notre siècle. Les premiers commentateurs font déjà « disparaître le dynamisme qui se dégageait de sa pensée », les casuistes insistent sur les degrés de gravité du péché d’acédie, et bien des manuels de morale n’en perçoivent plus que certains de ses effets comme la paresse ou la négligence dans les bonnes oeuvres. La « morale d’obligation » consomme la rupture entre spiritualité et agir moral. On rencontre au mieux l’acédie dans les textes ascétiques et mystiques, et encore souvent réduite à ses effets ou confondue avec l’épreuve purificatrice de la foi, notamment chez les mystiques espagnols des XVIe et XVIIe siècles (on peut d’ailleurs s’étonner que le couple « consolation-désolation » chez Ignace de Loyola ne soit pas mentionné). Le regain d’intérêt manifesté aujourd’hui pour l’acédie néglige son poids théologique, exception faite de rares auteurs (tel Joseph Ratzinger qui le traduit en « paresse métaphysique »). Jean-Charles Nault nous appelle à reprendre en compte « cette épreuve morale par excellence (...) afin d’aider à éviter l’opposition entre une morale conçue comme un agir sans l’Esprit et une spiritualité conçue comme l’Esprit sans l’agir ». Le jury du prix Henri de Lubac, en couronnant le livre, l’a parfaitement entendu.
« Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement... » Le conseil évangélique accompagne en sourdine la lecture de ce livre. Reconnaissant comme une « grâce particulière » sa longue familiarité avec les Pères de l’Église et Thomas d’Aquin, Jean-Charles Nault, bénédictin de Saint-Wandrille, fait de son étude « une occasion de contemplation et de prière ». Si sa rigueur est celle d’une thèse, la cordialité de son écriture permet à tout lecteur de bonne volonté d’en ouvrir les pages avec largesse, éprouvant un appétit grandissant pour le sujet. L’invité au festin de La saveur de Dieu peut alors s’engager avec confiance sur la voie de la béatitude balisée par Thomas d’Aquin. Il apprendra à reconnaître, pour mieux les déjouer, les pièges de l’acédie, cette étrange passion qui ronge, jusqu’à vouloir la détruire, l’amitié entre Dieu et l’homme.
Le sommet du livre, la doctrine personnelle de saint Thomas, oriente la première partie qui cerne le vocabulaire mouvant concernant l’acédie et sa place fluctuante dans la liste des passions mauvaises ou vices ou péchés capitaux. Des Pères du désert aux théologiens médiévaux, de nombreux compagnons de route font traverser au lecteur les différents paysages de l’acédie : manifestation du désir égocentrique s’opposant au désir de Dieu pour Évagre ; une des formes de la tristesse déclinées par Jean Damascène ; désertion et fuite de l’action repérées par Cassien ; dégoût des choses divines chez Benoît... Hugues de Saint-Victor (XIIe siècle) confirme l’extension de l’acédie du milieu monastique au monde séculier et laïc.
En progressant dans l’oeuvre magistrale de saint Thomas, on voit l’acédie prendre place au coeur du dynamisme de la vie chrétienne. Ici et maintenant, la communion avec Dieu s’opère, anticipant la vision béatifique au ciel. Le don divin permet déjà à celui qui le reçoit de goûter la saveur unique de sa joie, bien au-delà des mérites et du désir humains. Contre cette joie, l’acédie dresse ses doubles batteries : elle provoque la « tristesse du bien divin » et dégoûte de l’action, devenant ainsi l’obstacle le plus encombrant sur la voie de la béatitude. Par la suite, on fait connaissance avec les enfants terribles de l’acédie (uniquement des « filles »...). Une première troupe entraîne « à fuir ce qui contriste », une seconde à rechercher « les compensations mauvaises », puisque la joie spirituelle semble se refuser. Le lecteur sera peut-être inquiet de constater que ces « filles » lui ressemblent parfois comme des soeurs : les unes se nomment désespoir, petitesse d’âme, malice ; les autres, papillonnage de l’esprit, verbiage, agitation. Thomas détecte en l’acédie et sa progéniture comme une bombe à retardement menaçant la charité, l’espérance et la foi — vice théologal qu’il appelle « péché contre l’Esprit ».
Jean-Charles Nault enregistre un sérieux dénivelé théologique sur le versant qui conduit des successeurs immédiats de saint Thomas à notre siècle. Les premiers commentateurs font déjà « disparaître le dynamisme qui se dégageait de sa pensée », les casuistes insistent sur les degrés de gravité du péché d’acédie, et bien des manuels de morale n’en perçoivent plus que certains de ses effets comme la paresse ou la négligence dans les bonnes oeuvres. La « morale d’obligation » consomme la rupture entre spiritualité et agir moral. On rencontre au mieux l’acédie dans les textes ascétiques et mystiques, et encore souvent réduite à ses effets ou confondue avec l’épreuve purificatrice de la foi, notamment chez les mystiques espagnols des XVIe et XVIIe siècles (on peut d’ailleurs s’étonner que le couple « consolation-désolation » chez Ignace de Loyola ne soit pas mentionné). Le regain d’intérêt manifesté aujourd’hui pour l’acédie néglige son poids théologique, exception faite de rares auteurs (tel Joseph Ratzinger qui le traduit en « paresse métaphysique »). Jean-Charles Nault nous appelle à reprendre en compte « cette épreuve morale par excellence (...) afin d’aider à éviter l’opposition entre une morale conçue comme un agir sans l’Esprit et une spiritualité conçue comme l’Esprit sans l’agir ». Le jury du prix Henri de Lubac, en couronnant le livre, l’a parfaitement entendu.