Et voici que des « anges » bien incarnés nous surprennent, relançant l'espérance. J'allais me coucher, comme souvent durant ces soirs, avec mon fond de tristesse, mon impuissance et nos hontes en bandoulière… Tant de détresses alentour, tant de personnes abandonnées sur la place voisine ! Je décidai de passer à l'étage de notre accueil JRS où deux couples et leurs enfants résident parmi une quarantaine d'autres réfugiés. Histoire de voir… Deux enfants gambadent dans les jouets de la salle commune. Leur maman, toute de noir vêtue, au voile de sobre religieuse et visage de cire, rayonne de beauté et de bonté pour ses deux jeunes fils de trois ans. Son mari arrive, yeux bleus, barbe rousse, visage marqué de fatigue mais tellement expressif, empathique. Depuis deux jours, il a aidé tout le monde au port du Pirée où s'entassent des milliers de réfugiés… On m'a parlé de cet homme.

Il me parle, lui, avec chaleur et vivacité dans un anglais qui nous fait rire, nous rapproche. La différence des langues est une immense barrière à franchir. Il la saute et la bouscule avec impatience, joie. Son mobile nous offre quelques bonnes traductions : « Actor, movies, series. It's my hobby, but, only one movie, I made… » Nous allons plus loin, plus haut… D'autres photos défilent sous son doigt. Il monte sur des pylônes en Syrie et dans tous les pays du Moyen-Orient. « I like a lot my job », « Technical ingenior, I am ». « Je peux dormir sur une barre, à l'extérieur de mes pylônes, sur une barre étroite comme celle-ci. » « J'aime le risque… J'aime… » « J'ai écrit sept cents poèmes… » « J'aime écrire aussi… » Je le vois sur l'écran, rayonnant, haut perché sur des pylônes de plus de 85 mètres de hauteur, sans casque ni sécurité. Un alpiniste de l'informatique moderne chez MTN au Moyen-Orient ! Un ingénieur de terrain, un homme de feu, un équilibriste ! « J'aime mon pays, je ne serais pas parti si ma femme n'était pas malade. » Il va me chercher des papiers en arabe, tests de sang, certificats et échographies. Je ne comprends rien, bien sûr, mais tout m'est confié et c'est bien là l'important sur notre pylône du soir. De là, nous passons aux passeports et aux papiers qu'il a ou n'a pas. Mon aide ? Mettre tous ces documents sous plastique. Dérisoire… Mais, ils me remercient chaleureusement. Il hésite, puis glisse son doigt plusieurs fois sur l'écran de son portable et pointe sur un petit film qu'il tient à me montrer comme en cadeau et confidence : le récit d'une victoire, une surprise, une fête ! Le passeur turc qui pilotait leur bateau gonflable où ils étaient 41 adultes et 11 enfants a tout d'un coup disparu. Il a plongé dans la mer dix minutes après avoir quitté la côte turque en direction de l'île grecque de Lesbos. Le bateau sans pilote a commencé à tourner dangereusement en rond, moteur à fond. Le film saisi par un coéquipier le montre, lui, prenant en main la barre du moteur et fonçant droit devant dans la nuit. Il crie, il chante, fait rire tous les embarqués aux gilets orange qui reprennent après lui quelques vifs refrains provocants. « Autant d'adresses à la mer », me dit-il, débordant de joie. « Pour la maîtriser, la vaincre » et, deux heures et demie plus tard, conduire fièrement tout le monde à bon port.

Son geste mime la vague calme d'une rive enfin atteinte. Je regarde sa femme, le frère de sa femme, ici présents. Ils sont fiers, rient aux éclats, sourient d'admiration tendre pour Ahmed qu'ils m'offrent ainsi comme en immense remerciement.

Qui suis-je devant ce géant ? Je n'ai rien vécu, je n'ai rien fait, n'ai rien donné… Maintenant la mienne comme pour s'excuser de sa fierté, Ahmed pleure maintenant. En réalité, il fait semblant, ce grand vivant, il joue la comédie qu'il aime tant jouer et la magie réussit encore. Sa femme souriante fait remarquer la chose à ses deux enfants. Ils arrêtent de jouer, courent chacun vers leur papa et le couvrent de baisers… « Pleure, papa, pleure ! » et c'est un feu d'artifice de baisers !

L'ange syrien me confie : « Je ne dors pas, j'ai trop à vivre. »