Il est difficile de réfléchir à l'« événement » et à son interprétation spirituelle sans évoquer L'Abandon à la Providence divine. Paru en 1861, à la veille des combats idéologiques qui allaient déchirer la France et marginaliser l'Église, ce petit ouvrage eut un rayonnement considérable. « C'est un des livres dont je vis le plus », confiait Charles de Foucauld 1. Avec l'Histoire d'une âme, mais sur un registre moins imagé, il aida nombre de croyants à traverser l'épreuve de la grande guerre. L'historien Henri Bremond voyait en lui « un des plus beaux soleils » de la tradition spirituelle.
La tradition de l'« abandon »
Son message, pourtant, semblait venir d'une autre époque. D'abord, le texte qu'exhumait le P. Ramière, jésuite, fondateur de l'Apostolat de la prière, avait dormi pendant plus d'un siècle dans les archives de la Visitation ! Il était attribué à un jésuite de la province de Toulouse, le P. de Caussade, dont le ministère s'était exercé pendant quelques années en Lorraine. Caussade était mort en 1751. Il était connu des spécialistes pour avoir contribué, dans une mesure qui demeure obscure, à la publication d'un ouvrage dont la première édition était restée prudemment anonyme : Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les différents états d'oraison suivant la doctrine de M. Bossuet, évêque de Meaux (1741). Ce titre met sur la voie de ce qu'on trouve dans L'Abandon à la Providence divine. Il fait écho aux questions qui, à la fin du XVIIe siècle, avaient opposé Bossuet et Fénelon dans la querelle dite du « quiétisme » (autre nom de l'illuminisme), dont Madame Guyon avait été l'occasion.
Ce qui était en cause dans ce débat, c'était la manière de se représenter la vie spirituelle, notamment dans ses formes les plus accomplies. Qu'est-ce que vivre selon Dieu ? Que signifie être uni à Dieu ? Jusqu'à quel point un être humain peut-il être libéré de lui-même pour ne plus vouloir que ce que Dieu veut ? Peut-il aimer Dieu d'un amour parfaitement désintéressé ? L'homme peut-il être uni à Dieu sans cesser, d'une manière ou d'une autre, d'être lui-même ? L'union à Dieu est-elle l'aboutissement normal d'une vie spirituelle exigeante (Fénelon) ou une faveur miraculeusement accordée par Dieu à quelques âmes prédestinées (Bossuet) ? Est-elle liée, ou non, à des « états extraordinaires » (paranormaux) ?
A ces questions, exacerbées par l'intérêt pour l'analyse psychologique qui s'était fait jour au grand siècle, Madame Guyon avait apporté des réponses qui, croyait-elle sur la foi de Fénelon, s'inscrivaient dans la droite ligne de la tradition. Ce qu'elle