Préf. et éd. N. Struve.
Av.-pr. S. Schmemann.
Trad. A. Davidenkoff, A. Kichilov et R. Marichal.
Éditions des Syrtes, 2009, 923 p., 39 euros.
« Hier, dans le train venant de Wilmington, Delaware, je me disais : me voici dans la cinquante-deuxième année, j’ai derrière moi plus d’un quart de siècle de sacerdoce et de théologie – mais qu’est-ce que cela signifie ? » Les premières lignes du Journal d’Alexandre Schmemann (1921-1983), ces huit cahiers que ses proches ont découverts après sa mort, donnent le ton. Ce journal a été tenu pendant la dernière décennie de la vie d’un des grands théologiens orthodoxes de la seconde moitié du XXe siècle, renommé internationalement pour ses travaux sur la liturgie, un des piliers de l’Église orthodoxe d’Amérique du Nord.
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, il s’agit d’un véritable journal, sur le modèle de celui de Paul Léautaud qui est comme un alter ego, car cet incroyant est lui aussi hors de toute « langue de Canaan ». Alexandre Schmemann y consigne sa vie dans le monde, à travers ses charges de professeur, de directeur de séminaire, d’homme d’Église, mais aussi de père d’une famille nombreuse et dispersée, de leader d’une diaspora russe complexe et passionnée. Il écrit dans les halls de gare, d’aéroport, à bord des trains et des avions, dans ces temps creux où il peut enfin se retrouver face à lui-même. Il y consigne aussi ses lectures, qui dans leur immense majorité ne sont pas théologiques, mais littéraires, philosophiques, russes et françaises, pour sentir le pouls du monde. Car telle est bien la question que Schmemann a essayé de formuler au long des jours : comment être dans le monde un témoin de l’Indicible ?
Si vous aimez l’Orthodoxie pour sa capacité de nous sortir du monde dans les fastes de la liturgie et des icônes, n’ouvrez pas ce Journal : le P. Schmemann recherche la voie d’une spiritualité laïque, au creuset du monde. Loin de la théologie verbeuse, des fastes creux de la vie ecclésiastique, il expérimente que « seuls sont authentiques en effet et nécessaires non pas les mots sur la réalité (“discussion”), mais ceux qui sont en eux-mêmes réalité : symbole, présence, manifestation, mystère de la réalité. La parole de Dieu. La prière. L’art. »
Schmemann n’aime pas la « religion », la « spiritualité », il renâcle à des charges spirituelles qui lui incombent comme la confession ou la paternité spirituelle, car il y voit comme une escroquerie sentimentale : « Le temps est venu de me l’avouer à moi-même : je ressens comme “mien” ce monde sécularisé et je perçois comme étranger à moi-même et hostile le monde qui se prétend chrétien. Car ce monde sécularisé est le seul réel, celui où le Christ est venu, à qui le Christ a parlé, c’est pour lui et en son sein que l’Église a été fondée. »
Il y a peu de plumes orthodoxes sous lesquelles vous pourrez lire de telles lignes. Il ne s’agit pas pour autant d’un agenouillement béat devant le monde : Schmemann a des pages très dures sur la bêtise politique et intellectuelle, la misère spirituelle des hommes de son temps. Mais il s’agit pour lui de goûter le monde, ses villes, ses cerisiers, les visages amis et inconnus, rejoignant là son intuition théologique majeure sur la liturgie comme sens de Dieu et ouvrant à la totalité du créé.