Une amie de Jean-Marie Tézé s’est surprise un jour à lui demander au détour d’une conversation :
- Et la mort dans tout cela ?
Après un silence ému m’a-t-elle dit, il lui a répondu :
- J’ai peur d’être submergé par trop de beauté…
et il ajouta :
- On est si mal préparé pour cela !
 
Pourtant la quête qui fut la sienne fut jalonnée par la rencontre, tour à tour émerveillée et douloureuse, de ce qu’il appelait « l’excès du sensible ».
Rencontre émerveillée, qu’on pouvait surprendre sur son visage, lorsque résonnait en lui une forme ou une couleur, un instant musical ou un texte poétique. L’émotion le saisissait alors et pouvait mettre son corps tout entier en mouvement. La « sensation pure » éprouvée, était pour lui naissance du rythme, ample respiration, élargissement intérieur. Il aimait dire que la beauté est océanique. Impossible à circonscrire, elle nous révèle notre capacité d’accueillir en nous, plus grand que nous.
 
Rencontre émerveillée, mais rencontre douloureuse aussi, à raison même de cet ébranlement de tout l’être, quand survient le sans-limite. La beauté fait mal car elle nous « illimite », disait-il. Elle nous agrandit, elle nous étire. Elle nous arrache à nous-même, laissant vives les traces de la déchirure d’un départ. Ce mouvement de sortie de soi, ouvre sur « l’abîme intérieur », pour reprendre le nom qu’il donna à l’un de ses masques.
 
La vie et l’œuvre de Jean-Marie Tézé ont été travaillées par le jeu de ces forces d’ouverture sans limite et d’engloutissement. Or ces forces ne sont pas étrangères au regard qu’il porta sur le Christ. On peut les déchiffrer sur les deux Christ qu’il nous laisse : il sculpta le premier alors qu’il était encore jeune étudiant jésuite et termina le second récemment.
 
Cette dernière sculpture du Christ est de taille imposante. Son visage est un masque, dont l’intériorité rayonne la paix. Le corps du Christ, profondément creusé, est vide, réduit à rien. Pourtant il déploie une énergie telle, que les bras et les jambes, étirés au maximum, ouvrent un espace illimité. Un Christ en extension dans le don de lui-même. À contempler ce Christ on se souvient des mots de Saint Paul : Le Christ de condition divine s’est vidé de lui-même ; devenant semblable aux hommes…il s’est abaissé jusqu’à mourir sur une croix… mais Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le nom qui est au-dessus de tout nom. 
 
Ces derniers temps aussi, on a demandé à Jean-Marie Tézé de faire une copie d’un autre Christ. Une œuvre de jeunesse. De taille plus modeste, cette sculpture est elle aussi traversée par un rythme puissant. Il s’agissait pour le sculpteur de faire se lever un Christ en croix, de faire sentir, disait-il, le mouvement de l’Ascension à travers une crucifixion. Ce Christ aux bras étendus comme un crucifié, se dresse devant nous, sous l’impulsion d’un pas de danse.
 
Deux Christ, l’un au commencement et l’autre au terme de sa vie de jésuite artiste. Ici comme là c’est le même sentiment rythmique, le même rythme fondateur : l’impulsion de la vie, comme réponse à la chute vertigineuse dans l’abîme. Mais le dernier Christ inscrit, dans la matière sensible, le paradoxe des paradoxes : il y a un dépouillement de soi qui ouvre sur l’immensité. Il y a un vide, où souffle le vent généreux de l’Esprit.
 
Sur la montagne de la Transfiguration, Pierre, Jacques et Jean ont vu l’éclat fulgurant de Jésus. Le rayonnement de sa gloire, en son humanité. Ils en furent émerveillés : « Il est heureux que nous soyons ici » disaient-ils ! Mais en même temps ils en furent submergés et éprouvèrent une grande frayeur. Ils ne pouvaient, ni supporter ni comprendre l’excès de cette présence proche et inaccessible à la fois. Et pourtant c’était la voie incontournable sur laquelle le Christ les engageait: il leur faisait voir le resplendissement de sa gloire en sa chair devenue lumière, pour les préparer à traverser avec lui sa Passion où leur regard serait mis à l’épreuve d’une chair défigurée.
 
Saint Jean qui suivit Jésus du Thabor au Golgotha, pouvait écrire à la fin de sa vie, de façon alors parfaitement apaisée : « Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons contemplé de nos yeux, ce que nous avons vu et que nos mains ont touché, c'est le Verbe, la Parole de la vie.
Ce que nous avons contemplé, ce que nous avons entendu, nous vous l'annonçons à vous aussi, pour que, vous aussi, vous soyez en communion avec nous. Et nous, nous sommes en communion avec le Père et avec son Fils, Jésus Christ. Et c'est nous qui écrivons cela, afin que nous ayons la plénitude de la joie. »
 
Cette paix que Jean nous laisse entrevoir dans la rencontre familière du Verbe fait chair, Jean-Marie Tézé était-il aussi mal préparé qu’il le disait pour la recevoir ? Lundi soir, dans son dernier souffle, il a ouvert ses grands yeux. Un ami qui était près de lui m’écrivait :
"Je ne sais pas ce qu'il voyait, mais il m'a paru merveilleux que ce maître du regard, cet homme qui savait voir et qui nous a appris à voir l'invisible dans le visible, soit mort les yeux ouverts."
 
En lisant ce témoignage, je me souvenais de cette histoire qu’on lit chez les Pères du désert, nos maîtres en matière spirituelle. La voici :
Zacharie était malade et près de mourir. Abba Moïse lui dit : « Quelque chose ne t’est-il pas apparu ? » Il répondit : « Oui ». Abba Moïse lui dit : « Que vois-tu ? » Zacharie lui dit : « Convient-il vraiment que je parle ? - « Non », dit abba Moïse.
Et Zacharie mourut.
 
C’est sur cette énigme du voir que Zacharie est parti, comme est parti Jean-Marie. Ils nous donnent l’un et l’autre de goûter aujourd’hui, ce silence pacifié, où s’accomplit le face à face avec Celui qui est déjà venu et ne cesse de vouloir prendre chair en notre humanité. Son avenir est entre nos mains, comme en la main d’un sculpteur.
 
 
Philippe CHARRU, sj
 
Obsèques de Jean-Marie TÉZÉ
Église Saint Ignace - Paris
le jeudi 12 juillet 2012
 
Textes choisis
1ère lecture :I Jn 1, 1-7
Ps 33, "Je bénirai le Seigneur en tout temps"
Évangile: Mc 9, 2-8 (La transfiguration)