Mon père, très âgé et grabataire, allait être réopéré, m'annonçait-on. La dernière opération ayant déjà entraîné de multiples et graves séquelles : infection microbienne, altération de la mobilité, perte de repères, il me semblait qu'il fallait annuler cette nouvelle intervention pour préserver son état de santé chancelant, d'autant que le gain escompté pour son confort de vie était bien minime.
Lorsque j'avais appris la décision du chirurgien de procéder à l'opération après qu'il avait, disait-il, « recueilli » le consentement de mon père qui était déjà très amoindri dans ses capacités intellectuelles, j'avais fortement éprouvé l'injustice d'une décision usurpée et une poussée de colère m'avait soulevé : « C'est inacceptable ! » J'avais d'abord validé auprès d'amis du milieu médical mon intuition que s'abstenir de l'opération ne portait pas à conséquence pour la santé de mon père. Puis j'avais argumenté auprès des acteurs impliqués dans le processus de décision : les infirmiers de la maison de retraite et le médecin traitant. J'avais alors perçu que toute la chaîne de soin – infirmière, médecin, chirurgien – était sous la dépendance stricte du dernier maillon. J'étais aussi renvoyé sans cesse au fait que le consentement de mon père avait été donné. Au cours d'un bel échange avec celui-ci, j'avais obtenu de lui qu'il s'en remette à ma décision. J'avais alors entrepris de négocier avec le chirurgien. Mais aucune de mes tentatives de contact téléphonique n'avait abouti. Cela provoquait en moi un profond découragement devant cette montagne impossible à déplacer, et devant ce qui apparaissait inéluctable et rendait vaine toute réaction. Le jour de l'opération approchait.
Comme dernier recours, je m'étais finalement résolu à adresser une lettre pour signifier mon point de vue que je n'arrivais pas à faire entendre, dont des amis m'avaient assuré qu'il était clair, fondé et respectueux. Il ne me restait plus qu'à l'adresser à chaque maillon de la chaîne, le directeur de l'hôpital inclus. Présentation de mon point de vue mais aussi menace potentielle : si l'opération avait des effets négatifs, il y aurait une trace de ma mise en garde.
Or, à cette étape ultime, je me retrouvais sans force, comme incapable de faire ce dernier pas afin de m'opposer à cette injustice. Je n'aime pas entrer en conflit et, par conséquent, dans cette situation conflictuelle, je me retrouvais pétrifié, incapable d'agir, affaibli. De fait, j'avais peur. Les jours passaient, l'opération ne cessait de se rapprocher et je n'arrivais toujours pas à envoyer ce courrier. Voilà que je me retrouvais dans l'incapacité d'achever ce que je m'étais pourtant décidé de faire.
Alors, pour sortir de cet abattement et de mon incapacité à agir, je me suis remémoré un incident qui s'était produit le lendemain de l'opération. Mon père avait beaucoup remué durant la nuit et déplacé son cathéter, ce qui faisait courir le risque d'une contamination bactérienne. Le lendemain matin, lors de sa visite, le chirurgien l'avait chapitré. Et, dans l'après-midi, me racontant l'incident, mon père m'avait dit : « De toute ma vie, je ne me suis jamais fait engueuler comme je l'ai été par un homme ce matin. » Une colère belliqueuse m'avait alors saisi devant une telle brutalité. Lors de sa visite du soir, j'avais demandé au chirurgien de lui parler dans le couloir. Et, tout de go, je l'avais attaqué en lui disant que ce n'était pas ainsi qu'il convenait de s'adresser à un homme amoindri et incapable de comprendre des consignes de sécurité. Ce n'était ni respectueux ni utile. J'avais parlé avec une profonde véhémence, juste maîtrisée qui plus est, devant un membre du personnel, ce qui m'avait conforté et avait paradoxalement limité la capacité de réaction de mon interlocuteur. Ma voix était forte, la position debout m'aidait. Je sentais en moi un flux d'énergie. Je parlais sans attendre de réactions de sa part. Je n'étais pas en dialogue avec lui. Je voulais juste qu'il entende ce que j'avais à lui dire, ce que mon père lui aurait dit en d'autres circonstances. Dans cet éclat de colère, j'avais le sentiment de réparer une injustice. J'étais alors retourné dans la chambre de mon père, plantant le chirurgien dans le couloir !
Le souvenir de cet incident, des sensations éprouvées en moi plusieurs mois auparavant, de la puissance que m'avait conférée ma colère juste, me donnèrent tout d'un coup la force d'aller à la poste et d'envoyer le courrier. Quelques jours après, l'infirmière en chef du service m'annonçait, sans autre forme de procès, que l'opération n'aurait pas lieu. Le courrier et sa menace potentielle avaient joué leur rôle. Me restent aujourd'hui en mémoire ce jour de colère et l'émotion enfouie mais encore présente en moi qui m'avait permis de retrouver ma capacité à agir et à me battre pour faire valoir ce qui m'était dû : une écoute et le respect de ma capacité à prendre la bonne décision pour mon père.