« Il y a des mots qui font vivre », dit le poète 1. Le mot amitié est de ceux-là. Difficile pourtant d'en parler sans tomber dans la banalité, être taxé d'idéalisme ou suspecté d'ignorer ses possibles dérives. L'amitié, comme la musique, est affaire de justesse, d'accord ; elle ne supporte pas les fausses notes ; un jeu outrancier en détruit l'harmonie. Elle n'est pas un commerce agréable et mondain entre gens de bonne compagnie, elle ne se confond pas avec l'expérience de la camaraderie, qui unit les compagnons de travail ou de jeu, ni avec la passion amoureuse. Il y a mille nuances dans l'amitié, selon les saisons de la vie, mais toujours un « je ne sais quoi » la caractérise, une saveur unique au coeur et que le coeur reconnaît. « Qu'un ami véritable est une douce chose ! » Certes, La Fontaine a raison, mais la douceur de l'amitié est bien plus que le charme d'une vie. Ce n'est pas une douceur molle et complaisante pour âmes sensibles, mais une des réalités humaines les plus fortes, une de celles dont l'absence ou la présence, toujours vivement ressentie, fait ou défait la solidité d'une vie d'homme.
« Je n'ai pas d'amis, tous m'ont abandonné ! » Ce cri exprime une des plus grandes détresses qui soit ; elle peut mener au profond de l'abîme, accélérer la déstructuration de l'être face aux drames et échecs de la vie professionnelle ou familiale. Seul, parfois, l'ami véritable peut se faire le prochain de son ami, toucher les plaies vives sans blesser davantage. Il ne se paie pas de mots, ne se répand pas en vaines démonstrations, mais il est là à l'heure de l'épreuve et du doute. Non point ami que vent emporte 2, mais roc solide sur lequel édifier, force pour traverser l'existence, pour bâtir et planter . « Un de ces rocs solides, c'est la confiance placée dans un être. Quand cette confiance prend la figure de l'amitié, alors grandit la sécurité et devient possible l'oeuvre commune. Bâtir ensemble, non pour soi-même, mais pour les autres, en est la conséquence irréversible » 3.

Le choix de l'autre


Toute amitié naît d'une élection : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. » Des sujets se reconnaissent et se font mutuellement foi. C'est toujours un honneur, et un bonheur, que d'être l'objet d'un choix et d'y répondre, mais cette élection réciproque ne saurait eue enfermement dans une relation privilégiée et exclusive, sous peine de se détruire. Une amitié exclusive perd de sa vitalité et de son goût. Elle devient vite inquiète, habitée par la peur de perdre l'autre, la méfiance, la jalousie, tous les caractères de la passion. Si l'amitié est « le trésor de la vie », sa saveur n'est pas de l'ordre de la jouissance dont parle Augustin au début du livre des Confessions . « J'aimais à aimer. » Non désir éperdu de « se faire » des amis ou de les conserver comme un bien, mais joie pure d'un accueil de l'autre, non en ce qu'il va « m'apporter », mais en ce qu'il est.
Cette amitié-là, parce qu'elle ne tend pas à la possession, est rendue capable d'accompagner d'autres relations. A sa juste place, elle peut enrichir les relations de couple, leur donnant un appui et une précieuse ouverture, et de même dans la vie religieuse ou sacerdotale, si elle est bien située « dans le Seigneur » et ne prime pas sur la vérité et radicalité de l'appel au don total, à une vie livrée à tous. Quant à l'amitié spirituelle entre frères ou soeurs de vocation dans une même communauté, nous savons combien elle a pu être décisive à certaines heures de combat ou de crise, combien elle est une force pour la mission.

La conversation


La joie première de l'amitié est celle d'une « conversation » : on se tourne l'un vers l'autre, dans un vis-à-vis où la parole est essentielle, comme est essentielle la réciprocité. Il n'est pas nécessaire qu'elle soit confidence, mais elle est toujours confiance donnée et reçue. Nous acceptons de nous livrer en vérité, dans un dialogue qui nous ouvre à une altérité savoureuse, goûtée comme un don précieux. L'amitié, ainsi, ne peut vivre que d'une égalité reconnue et d'une différence aimée, sentie comme une complémentarité et une richesse. Cette différence fonde la relation vraie, non fusionnelle. L'autre n'est pas le miroir où je cherche ma propre ressemblance. Même si une-certaine conformité de points de vue et des affinités de goûts nous réunissent, nos amis ne sont pas des « clones » de nous-mêmes, mais ils agissent à la manière d'un catalyseur, nous révélant une part de ce que nous sommes, nous ouvrant par leur présence des champs inconnus d'expérience et de réflexion. Ils nous stimulent, nous provoquent, nous amènent à des dépassements. Je n'attends pas d'eux qu'ils me renvoient une certaine image de moi-même ni une approbation béate de tous mes faits et gestes, dans un accord d'admiration mutuelle, comme le redoutait Péguy. D'eux, j'attends « le don de la confiance et de l'exigence » (Bonnefoy) — indissociablement. La « conversation », si elle est franche et ouverte, est toujours en quelque façon une « conversion », une possible remise en cause qui transforme notre regard, qui ne nous laisse pas indemnes. Nos amis, bénis soient-ils, nous font bouger, évoluer. Avec eux, nous cheminons. Avec eux peut se vivre un partage, se construire un projet commun.
Dans son dernier ouvrage, Yves Bonnefoy évoque ces amis silencieux que sont les peintres et les poètes du temps jadis qu'il fréquente avec prédilection :
« Ce que j'ai le sentiment d'avoir reçu d'eux, c'est bien de la nature de ce qu'un ami peut donner : je veux dire que (...) ceux-là ne vivent pas derrière des portes closes, dans l'ivresse et les illusions d'une subjectivité qui s'exaspère, mais réfléchissent à la chose humaine comme elle existe ». 4

J'ai besoin d'amis de plein vent, de pleine terre, à qui rien d'humain ne soit étranger. J'ai besoin qu'ils apportent un air du large jusque dans l'univers étroit où je me tiens, et de me sentir avec eux en communion d'humanité. Nous devons à nos amis les découvertes sans prix 5. Les richesses ainsi partagées deviennent un patrimoine commun, elles font naître un élan nouveau de vie, des potentialités d'action ignorées, un surcroît du désir de communiquer. Des amis on reçoit, aux amis on voudrait donner, et jusqu'à cette joie essentielle et indicible qui nous habite et nous fait vivre, pour qu'aucun n'en soit privé.

Des visages innombrables


Imprévisible, l'amitié a autant de visages que nous avons d'amis. Amitié plurielle — comme la vie. Elle peut naître entre le renard et le petit Prince, qui n'ont a priori rien en commun... Relation unique avec chacun, elle dépasse les barrières de l'âge ou du sexe, des cultures ou des religions. Il faut alors, pour se rejoindre, s'apprivoiser les uns aux aunes, apprivoiser ce qui en l'autre m'est étranger, sans nier ni gommer cette « étrangeté » ni me renier moi-même. La connaissance se fera progressive, et au prix d'un souci permanent de vérité et d'accueil, comme elle le fut de manière si profonde entre les moines de Tibbhirine et leurs voisins musulmans.
La capacité à entrer en relation d'amitié avec beaucoup est un don, mais ce don en nous peut grandir. Aider les jeunes à prendre conscience des richesses de leur coeur et de leur affectivité sans en avoir peur, leur apprendre à les ordonner sans les réduire, à les développer sans en être encombré, est une tâche majeure de toute éducation. Si nous ne laissons pas se racornir en nous cette capacité immense de don et de relation, elle s'accroît et se déploie avec les années, elle devient plus juste en ses modes d'expression, libérée de toute possessivité et, de ce fait, libérante. L'expérience des saints montre qu'une vie spirituelle authentique élargit le coeur et ses puissances d'aimer Alors l'amitié n'est plus le rêve adolescent du « seul à seul » entre tous élu, elle peut devenir comme un climat de vie, au gré des rencontres, au gré de la grâce. Le cercle des amis s'ouvre, il gagne en étendue, en profondeur et en délicatesse. Heureux sommes-nous si nous pouvons faire surgir de notre mémoire les visages innombrables et divers qui ont laissé en nous, à un moment ou à un autre, comme des sédiments de vie : les amis de l'enfance, avec qui nous avons partagé mille complicités joyeuses, retrouvés parfois bien des années plus tard — les mêmes et cependant autres, parce que la vie nous a changés —, les « voisins et connaissances » devenus peu à peu, peu ou prou, des amis, les fidèles compagnons d'études et de travail, mais aussi, reçues comme un cadeau inespéré, les amitiés de vacances ou de hasard, qui peuvent durer la vie entière, ou qui ont simplement traversé notre vie, un jour, un moment, pour un temps. Il peut être bon, parfois, de les nommer dans notre coeur, tous et chacun, et de laisser monter en nous la gratitude 6.

Un lieu de discernement


Comme toute expérience humaine, la relation amicale est un lieu de discernement. De quelle amitié s'agit-il ? Que cherchons-nous en elle ? Quelles ombres la menacent ou la minent du dedans ? L'amitié a ses contrefaçons, ses échecs ; elle a ses contraires, que nous connaissons tous : le souci premier de soi, l'indifférence polie de tant de rencontres, l'aversion spontanée, l'animosité qui fait tout prendre en mauvaise part ; elle a ses ennemis internes : l'idéalisation adolescente, qui ne tient pas à l'épreuve du réel, les « forces émotionnelles obscures ou ambiguës » (Martini) qui la détournent en passion, la susceptibilité ombrageuse, les interprétations, le soupçon. La bienheureuse Marie de l'Incarnation confiait que pendant huit années d'épreuve elle avait perdu confiance en qui que ce fût.
Des heurts, des incompréhensions peuvent surgir. Il faut alors parler, se parler, ne pas rester sur un malentendu. Mais il faut aussi savoir se taire, attendre, respecter les silences, la distance prise, même si elle fait souffrir. Se garder de l'aigreur du coeur, croire que des liens défaits peuvent se renouer — mais aussi accepter que l'ami s'éloigne pour un temps ou pour longtemps. La liberté de chacun est engagée dans l'amitié. Cela implique une loyauté dans les rapports et une discrétion face à la confidence ou au silence de l'ami, qui est la marque d'un respect. Pas d'amitié vraie sans ce respect qui tient la bonne distance.
Il peut y avoir, comme le sentait bien Péguy, des amitiés orageuses, traversées de réconciliations et de pardons mutuels, mais il ne saurait y avoir d'amitiés troubles, aliénantes ou intéressées. L'amitié vraie, comme les choses les plus hautes de la vie, ne poursuit aucun but utilitaire : c'est là sa beauté. Elle ne saurait servir de tremplin à une carrière (les dîners d'affaires en ville...) ni à une cause. A l'heure du procès de Jésus, il est dit de Pilate et d'Hérode qu'ils « devinrent amis, d'ennemis qu'ils étaient auparavant ». Amitié piégée, qui instrumentalise l'autre, l'enferme dans le filet d'une coalition d'intérêts. L'amitié doit être un lien à la fois fort et léger, qui n'entrave pas, ne retient dans aucune dépendance, affective ou politique. Figure en cela de la manière dont Dieu nous aime.

L'amitié du Tout-Autre


Va-t-on dire que l'amitié se mérite, se conquiert ? Certes pas, il y a en elle une gratuité imméritée et qui émerveille. Elle se garde pourtant, dans une attention vigilante. D'elle on peut dire ce que saint Paul disait de la charité. Elle prend patience, elle rend service, elle ne cherche pas son intérêt, elle se réjouit de ce qui est bien. Elle fait confiance en tout, crédit à travers tout, c'est dans l'épreuve qu'on la reconnaît. Elle ne juge pas, mais n'a pas peur d'une parole de vérité. Elle ne s'impose pas, mais garde mesure et tact en tout. Elle sait taire ce qui ne doit pas être clamé sur les toits et dire ce qui doit être dit, elle est discrète et jamais importune. Elle ne prend ombrage de rien, ne jalouse pas, ne se compare pas, ne soupçonne pas. Elle se laisse surprendre et étonner, n'a rien de clos ni de figé une fois pour toutes ; elle sait garder mémoire des bienfaits et laisser la porte ouverte aux pardons.
Une telle amitié, nous le savons bien, est rare et précieuse. Quand elle existe, au moins sous certains de ces traits, elle nous parle de Dieu. Car Dieu fait de nous ses amis. Il nous enseigne par là ce qu'est, en vérité, l'amitié, et comment il s'y engage dans la fidélité d'une alliance, jusqu'à dire à Judas : « Mon ami » à l'heure même de la trahison. « Je ne vous appelle plus serviteurs (...) mais amis » (Jn 15,15). Parole prodigieuse si on y songe, proposition qui nous dépasse et nous confond. Le Seigneur emprunte la figure humaine de l'amitié pour nous dire le désir de son coeur ; l'amitié du Tout-Autre nous est offerte, un don gratuit et surabondant, sans commune mesure avec ce que nous sommes. Le désir, toujours inassouvi, d'intimité et de communion sans fusion ni absorption, qui est au fond de toutes nos amitiés, en voici l'accomplissement promis. Et la gratitude absolue nous saisit. Passer de serviteur à ami (sans cesser, à l'image du Fils, d'être serviteur), c'est être introduit dans le secret de Dieu, passer de l'ignorance à la connaissance intérieure, au partage du coeur profond. Déjà Dieu parlait ainsi à Adam dans le jardin, à la brise du soir, « comme un ami parle à son ami » — expression même que reprendra saint Ignace pour le colloque de la prière. Et plus loin dans la Genèse, s'interrogeant sur le sort de Sodome et Gomorrhe, Dieu se dit en lui-même : « Est-ce que je vais cacher à Abraham ce que je veux faire ? » (18,17). Abraham, mon ami. Et voici que l'ami serviteur va entrer dans le souci du Maître, être associé à la mission de l'Ami.

La maison de Béthanie


Un monde d'amis est-il possible ? Un monde de paix sans frontières à la manière de Charles de Foucauld ou de Frère Roger, ces frères universels ? un monde où avancer à visage découvert et à main tendue, où le bien de l'un serait le bien de tous, chacun apportant à l'autre la richesse de ce qu'il est sans possessivité ni acrimonie ? un monde de coeurs ouverts et d'amitié offerte — d'entrée de jeu — sans méfiances ni calculs ? un monde où tout homme nous serait d'emblée ami, et non ennemi ou rival et concurrent ? Utopie sans doute, car les obstacles sont dans le coeur de l'homme, mais utopie féconde car elle nous fait mesurer les pas à franchir et la hauteur de l'horizon ! Ce monde-là, vers lequel nous tendons, aurait le goût et la saveur du Royaume de Dieu 7.
La maison de Béthanie, telle que nous la décrit saint Jean (12,1-9), une maison toute remplie de la bonne odeur du Christ, nous en donne un avant-goût. On y respire, à la veille de la Passion, un climat tout particulier de grâce. L'amitié et la présence de Jésus ont fait disparaître en Marthe toute ombre de ressentiment à l'égard de Marie (cf. Le 10,40). Ensemble elles vont désormais, chacune à sa manière et avec sa grâce propre, à la fois servir et contempler le Maître, et accueillir en Lui les frères. La table est ouverte, puisqu'il nous est dit de Lazare qu'il est l'un des convives, et la maison l'est aussi, puisque les gens y entrent, allant et venant pour voir lésus. Table ouverte, maison ouverte, amitié ouverte : Béthanie est vraiment la maison des « amis dans le Seigneur », prémices de l'Eglise et du Royaume à venir.
Il y fait bon vivre autour de Jésus.

* * *

Je ne voudrais pas terminer sans évoquer la tonalité eucharistique de l'amitié. Ne s'exprime-t-elle pas à travers les signes de la table et de la parole : la parole qui se donne et se reçoit dans la réciprocité de l'échange, la table dressée pour la joie des convives et pour la fête ? Le récit que donne Karen Blixen du dîner de Babette en est une parabole. L'espace d'un instant, celui d'un festin à enchanter les anges, les convives assemblés autour de la table, dans une soudaine légèreté de coeur, voient tomber enue eux les inimitiés et ressentiments anciens, et les paroles longtemps retenues se libèrent. EnUés en communion, ils se sentent devenus ou redevenus des amis :
« En se rappelant plus tard la soirée du 15 décembre (.. ), ils comprirent qu'[une] grâce infinie (..) leur avait été dispensée. Ils ne s'en étonnèrent même pas, car ils voyaient dans ce miracle la réalisation de leurs propres espérances. Leurs vaines illusions s'étaient dissipées devant leurs yeux comme de la fumée, et ils avaient aperçu la véritable face du monde. Ils vivaient une heure de l'éternité ». 8

Cette heure de l'éternité où « même les étoiles se sont rapprochées », il nous est parfois donné d'en goûter quelque chose, mais la chaleur de l'amitié n'est pas faite pour qu'on s'y attarde entre soi. Quand s'achève la double joie d'avoir partagé entre amis la parole et le pain autour d'une table faite pour la rencontre, et que les amis se séparent, il revient à l'hôte ami de se tenir sur le seuil et de saluer chacun « en lui donnant la route », comme on dit si joliment en Afrique. L'ami véritable est celui qui ne retient pas mais « donne la route ». lie, missa est...



1. Paul Eluard, Au rendez-vous allemand, Minuit, 1944
2. « Ce sont amis que vent emporte / Et il ventait devant ma porte / Les emporta » (Rutebeuf)
3 Frère Roger, Violence des pacifiques, Taizé, 1968, pp 177-181
4. Assentiments et partages, William Blake and Co, 2005, pp. 22-23
5. « Qui m'a prêté ce beau livre suédois que je ne connaissais pas ? Qui m'en a parlé avec enthousiasme ? C'est toi, mon ami, tu le sais bien » (Georges Duhamel, La possession du monde, Mercure de France, 1950, p 209)
6. « Tous ceux que |'ai pris dans le choeur de mon âme / ceux qui sont des figures ou des dons d'amitié / Ceux qui me viennent par le sang ou la tendresse / ceux du hasard et les créatures d'une même grâce » (Patrice de la Tour du Pin)
7. « Lorsque nous nous aimons à sa façon à lui / notre vie connaît une éternité de joie / et c'est cela qu'on appelle le 'Royaume de Dieu" / dis-tu » (d'après Ku Sang, poète coréen, in Olivier de Berranger, L'évangile de Séoul à Saint-Denis, L'Atelier, 1999, p 88)
8. Le dîner de Babette, Gallimard, 1961, pp 68-69