L'expression « sous apparence de bien » est la traduction française la plus courante des mots latins « sub specie boni » ' qu'on rencontre à deux reprises dans l'annotation 10 des Exercices spirituels de saint Ignace. Ces mots désignent une réalité bien connue de la tradition spirituelle, qu'on appelle plus librement « tentation sous couleur de bien ». Dans cette annotation, Ignace renvoie aux Règles de discernement de deuxième semaine pour qu'on les donne au moment opportun à celui qui « serait tenté sous couleur de bien ». Il y trouvera une aide pour mieux connaître les pièges de l'ennemi. Pour être plus au clair avec le sens de ces mots, nous interrogerons ces règles qui visent « un plus grand discernement des esprits », avant de les illustrer à l'aide de deux exemples afin d'en tirer quelque profit.


Le texte


Lisons l'annotation 10 : « Quand celui qui donne les Exercices se rend compte que celui qui les reçoit est attaqué et tenté sous apparence de bien, il convient alors de lui parler des règles déjà mentionnées de la deuxième semaine. » De ce dernier ensemble, retenons en particulier la règle 332, la plus apte peut-être à indiquer ce que représente la tentation sous couleur de bien : il y est question d'« ange mauvais qui se déguise en ange de lumière » pour tromper l'âme fidèle :

« Le propre de l'ange mauvais, qui se transforme en ange de lumière, est d'entrer dans les vues de l'âme fidèle et de sortir avec les siennes, c'est-à-dire en présentant des pensées bonnes et saintes, en accord avec cette âme juste, et ensuite d'essayer peu à peu de faire aboutir les siennes, en entraînant l'âme dans ses tromperies et ses intentions perverses. »

L'âme fidèle et juste désigne ici une personne qui, purifiée par Dieu de son péché, désire progresser à la suite de son Fils en choisissant une vie ou un état où elle pourra mieux le servir, ce qui est le but de cette deuxième semaine. Elle n'est plus dans les « eaux tourmentées de première semaine », en butte aux pièges plus grossiers caractéristiques de ce temps, « la tentation faisant voir par exemple des obstacles pour aller de l'avant dans le service de Dieu notre Seigneur, comme le sont les épreuves, la honte et la crainte venant du respect humain » (9).
A ceux qui accompagnent ces personnes ainsi plus « grossièrement tentées », il est d'ailleurs déconseillé de faire allusion aux Règles de deuxième semaine : elles ont trait à des choses « trop subtiles », dont l'évocation ferait plus de mal que de bien. A ceux qui « se purifient intensément de leurs péchés » (315), les Règles de première semaine seront par contre très profitables. Au contraire, l'existence d'une tentation sous couleur de bien est l'indice que le retraitant entre ou est déjà entré dans une étape nouvelle de sa croissance spirituelle. Il convient donc de lui parler des Règles de deuxième semaine. Le fidèle entre alors dans une « voie » ou une « vie » qu'avec la toute tradition chrétienne Ignace appelle « illuminative », parce qu'elle est éclairée par la lumière du Christ.
C'est précisément cette « vraie lumière » que le mauvais ange cherche à singer en se déguisant en « ange de lumière » :

«... car généralement l'ennemi de la nature humaine tente davantage sous couleur de bien lorsque quelqu'un s'exerce dans la vie illuminative, qui correspond aux exercices de la deuxième semaine, et moins dans la vie purgative, qui correspond aux exercices de première semaine » (10).

Essayons d'élargir notre enquête à l'aide de deux exemples tirés de la pratique de l'accompagnement, en espérant qu'ils nous seront de quelque utilité pour répondre plus concrètement à la question.


La tentation du plus parfait


Le premier exemple relève du domaine de la vie affective, plus précisément des relations parentales. Ces relations (qu'elles soient de type paternel, maternel, conjugal ou filial) représentent un enjeu important dans la maturation psychologique de la personnalité : elles constituent un « noeud » que n'est pas venu abolir, mais plutôt révéler et dénouer, le Christ Sauveur.
Voici quelqu'un qui fait une retraite d'« élection ». Il est exagérément attaché à ses parents, en particulier à sa mère. Il contemple en deuxième semaine l'envoi en mission : « Comment les apôtres furent envoyés prêcher » (281). Il voit, entend et regarde le Christ envoyant ses disciples et est frappé par ses paroles : « Qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi » (Mt 10,37). Au cœur d'une crise, d'une « agitation des esprits », il se demande comment devenir entièrement conforme à la parole du Christ qu'il interprète dans le sens d'une rupture matérielle avec sa famille, en particulier avec sa mère. Il se remémore l'attitude de Jésus envers ses parents à l'âge de douze ans, ses paroles apparemment dures vis-à-vis de sa mère, et intransigeantes par rapport aux devoirs traditionnels envers la parenté (Le 9,62). Pour supprimer toute attache, et être entièrement libre de suivre le Christ, lui vient la pensée de rompre désormais complètement avec ses parents, de ne plus communiquer avec eux, ni par écrit ni par téléphone, ni de quelque autre manière.
En même temps, il se sent divisé. A plusieurs reprises, il a le sentiment qu'il aura du mal à tenir sa résolution ; une attitude de tension intermittente s'installe en lui ; de fortes alternances de consolations et de désolations le secouent quand cette question se représente à lui : elles obscurcissent sa prière, mais ne l'empêchent pourtant pas de « faire élection » pour « un état de vie » dans un ministère ordonné impliquant le célibat. Cette élection est faite dans un climat général de joie et de paix qui sont le signe de l'authenticité de sa décision, sans exclure toutefois une certaine tension récurrente en ce qui concerne son intention de rompre avec sa famille, résolution ne faisant pas immédiatement partie de son élection, mais prise cependant comme un « décret d'application » annexe, second, de sa décision principale.
Il entre alors en troisième semaine, dont l'un des effets communément reconnus est de confirmer l'élection faite. Dans la contemplation de la Passion, il est touché par la parole de Jésus confiant le disciple bien-aimé à sa mère, et sa mère au disciple qui « dès lors la prit chez lui » (Jn 19,25-27). Il entend alors avec grande paix que l'affection de Jésus pour sa mère, ni infantile ni distante, parce que bien ordonnée, respecte la vérité des liens affectifs naturels. Loin d'être la négation stoïque de toute affection, elle implique au contraire une humanité et une délicatesse de Jésus envers sa mère, qui vont jusqu'à se soucier de son bien-être matériel, au-delà même de sa mort temporelle. Et il invite le disciple à faire de même, ne le laissant pas orphelin au coeur de son deuil : « Voici ta mère. »
Le retraitant accédait ainsi à une plus grande connaissance intérieure de ce Seigneur dont il avait bien entendu l'appel à le suivre. Mais il n'avait pas encore pris conscience de toutes les dimensions de l'humanité de son Seigneur « assis en humble place, beau et gracieux », qui ne demande pas nécessairement et indistinctement à tous ses disciples la renonciation effective à toute attache affective, dans la mesure où « l'affection est bien ordonnée ». Par contre-coup, il découvrait le piège d'une perfection imaginaire, apparente, dans lequel, « sous couleur de bien », avait voulu l'attirer Lucifer, « l'ange mauvais » porteur d'une fausse lumière — pensées qui lui enlevaient la paix et le troublaient. C'est la contemplation du Christ en sa Passion qui lui ouvrit les yeux sur un point symbolique qui touchait à un noeud de son histoire affective personnelle et qu'on pourrait appeler la « juste distance ». C'est l'écoute de l'enseignement du Christ, dont le joug n'est pas pesant, qui lui permettait d'être délivré du poids d'un fardeau qu'il s'était sans doute mis lui-même sur les épaules en décidant de rompre toute relation avec ses parents. Cette « révélation » fut confirmée par l'accompagnateur qui convint avec lui de la juste mesure à trouver dans le domaine de ses relations familiales.
Cette décision n'est pas sans rappeler l'attitude « de préférence et d'indifférence » préconisée dans le Principe et Fondement : « Tout nous a été donné pour nous aider à atteindre la fin pour laquelle nous sommes créés » (23). Tout est bon, à commencer par les affections les plus naturelles et sensibles. La vraie question est de les « ordonner » (c’est-à-dire de nous servir de ce qui, en elles, nous aide à atteindre notre fin) et de nous dégager de ce qui, en nous, nous en éloigne ou nous en empêche.
Une telle attitude se retrouve dans les Règles pour la distribution des aumônes : comment traiter les personnes pour lesquelles j'ai une affection naturelle ? Est-ce vers elles ou vers d'autres qui me sont étrangères que va s'orienter mon choix ? Aucune réponse n'est donnée a priori par saint Ignace. Simplement, pour bien décider, dit-il, il nous faut vérifier « que cet amour qui me pousse et me fait donner l'aumône descende d'en haut, de l'amour de Dieu notre Seigneur, de sorte que je sente d'abord en moi que l'amour plus ou moins grand que j'ai pour ces personnes est pour Dieu, et que Dieu transparaisse dans le motif pour lesquels je les aime davantage » (338).
Il n'est pas interdit de penser que la pression d'un surmoi religieux, utilisé à ses fins mauvaises par « l'ange déguisé en ange de lumière », ait pu jouer un certain rôle dans le cas qui vient d'être exposé. De plus, une certaine tradition hagiographique de type « maximaliste » et « doloriste » a souvent offert à la piété des chrétiens des modèles de détachement affectif héroïques mais désincarnés qui ont pu les influencer. Un faux idéal de perfection religieuse est venu perturber chez eux un authentique désir de sainteté évangélique, et il est possible que ce soit le cas de ce retraitant.


Le piège de la culpabilité


Le second exemple a encore à voir avec l'hypothèse d'un surmoi susceptible de donner prise à une tentation sous couleur de bien. Je l'évoquerai plus brièvement.
Il s'agit d'un prêtre venu pour une retraite annuelle de huit jours. Il commence la retraite dans une certaine atmosphère de culpabilité, provenant sans doute de tentations de type sexuel avec lesquelles il a récemment « flirté » avec quelque complaisance. Peut-être cette culpabilité jouera-t-elle un rôle dans l'émergence de la tentation sous couleur de bien qui l'éprouvera au cours de la retraite. L'objet de sa préoccupation, assez lancinant, est le suivant : doit-il ou non adopter sur son costume le signe distinctif de la croix ? Un peu comme dans l'exemple précédent, l'incertitude ne porte pas sur la validité du « choix d'un état de vie », mais plutôt, de façon symptomatique, sur la manière d'exercer le ministère, avec sans doute aussi en arrière-plan la question de la chasteté, c'est-à-dire, au sens large, la juste manière pour lui de vivre la relation à l'« autre sexe » dans le ministère.
La question est délicate à plus d'un titre et pas si anodine qu'il y paraît de prime abord : elle touche à l'identité du « ministre » dans l'Eglise et aussi à l'idée qu'il se fait de son rapport à la société : était-il préférable pour ce prêtre, en fonction de son insertion pastorale spécifique, d'afficher son identité sociale sous la forme symbolique du costume ecclésiastique, comme c'est la norme habituelle, ou, au contraire, de vivre « un parmi d'autres » au milieu d'un peuple à évangéliser sans le secours ou, du moins, la marque d'un signe distinctif extérieur ? Durant la retraite, les pour et les contre se présentaient à lui, se balançant ou se contrebalançant au gré des consolations et désolations de la prière : s'afficher venait peut-être de la nostalgie d'une Eglise en position de force dans la société ; ne pas s'afficher pouvait être un signe de lâcheté et de respect humain. Trancher au cœur d'une telle alternative ne pouvait relever que d'un discernement personnel.
Ce qui a permis à ce prêtre de sortir de la confusion et de l'indécision, sans préjudice de positions différentes prises par d'autres, fut une parole trouvée au cours de la prière, au chapitre XV des Actes des Apôtres. Durant le Concile de Jérusalem, la question essentielle, symbolique s'il en est, portait sur la circoncision : fallait-il l'imposer ou non aux païens devenus chrétiens ? Pierre prend la parole : « Pourquoi donc, maintenant, tentez-vous Dieu en voulant imposer aux disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n'avons eu la force de porter ? » Et Jacques, pourtant plus « conservateur », va dans le même sens : « C'est pourquoi je juge, moi, qu'il ne faut pas tracasser ceux des païens qui se convertissent à Dieu. Qu'on leur demande seulement de s'abstenir de ce qui a été souillé par les idoles, de l'impudicité, de la chair et du sang. »
Cette parole, donnée dans la prière, a permis à ce prêtre de « résoudre son énigme » : Dieu ne lui imposait pas d'autre fardeau que celui de son ministère et de ses exigences, en particulier celle de la chasteté, conçue non plus comme le signe distinctif extérieur d'une « différence », mais comme une attitude intérieure oblative « à cause de moi et de l'Evangile » (Me 10,28). Il ne lui était pas demandé d'« afficher sa distinction » par rapport aux autres, ce qui aurait pu être de sa part une attitude d'« autodéfense », mais plutôt d'offrir le « sacrifice spirituel » demandé à tout homme, et dont il avait à témoigner particulièrement comme disciple et témoin du Christ.


Trois caractéristiques


• Si la tentation se présente sous l'apparence du bien, c'est que le retraitant, en deuxième semaine, est essentiellement attiré par le bien, et non par le mal, comme il pouvait l'être en première semaine, au moment de sa conversion. Attiré par le bien, et même par le « Souverain Bien » : le Christ seul qu'il désire suivre et imiter. Le mauvais ange ne peut donc séduire le retraitant qu'en lui présentant des choses en elles-mêmes bonnes, et même très bonnes, en accord avec ses bons désirs. Mais son intention est perverse : il veut détourner le retraitant du bien effectif qui le rendrait heureux. Sous prétexte de « mieux », l'ennemi de la nature humaine l'éloigné de la paix et de la joie, fruits naturels d'une décision venant de Dieu. Il y a une inadéquation entre le « mieux » qu'il représente et le « bien concret » du retraitant. La première caractéristique de la tentation « sub specie boni » a donc trait à une question d'ordre affectif : le bonheur.

• On retrouve semblable inadéquation dans la deuxième caractéristique sous laquelle « s'avance masqué » le tentateur sous couleur de bien : le caractère légèrement « décalé » des projets qu'il suggère à l'imaginaire, quelque chose d'exagéré, d'irréaliste et, pour tout dire, d'excessif. Or « l'excès nuit en tout ». « Ne sois pas juste avec excès », dit le sage Qohelet (7,10). L'excès conduit finalement à l'inhumanité. C'est pourquoi la tentation sous couleur de bien est plus celle du pharisien que celle du publicain. A partir d'un excès de justice, le pharisien va jusqu'à annuler la Parole de Dieu sur des points pourtant fondamentaux, comme le commandement d'« honorer ses parents » (Me 7). L'excès est parent du merveilleux et de l'extraordinaire : le réel paraît tellement ordinaire et prosaïque qu'on le fuit — au point d'en perdre le bon sens le plus élémentaire et même l'instinct de conservation. En ce sens, les effets de la tentation peuvent s'avérer dangereux et même mortels.
Certes, pourrait-on concéder, mais n'est-ce pas tant par défaut que par excès qu'opère la tentation sous couleur de bien ? Par exemple, sous prétexte d'humilité ou de discrétion, j'hésite à rappeler à quelqu'un une vérité qui lui serait bénéfique. Sous couleur d'humilité, n'est-ce pas un défaut de courage qui serait à la racine de cette tentation ? Rien n'est moins sûr. Ainsi Ignace démonte-t-il le « mécanisme inconscient » qui faisait croire à soeur Thérèse Rejadell que c'était par manque de courage qu'après des débuts prometteurs elle était tentée de mettre un terme à son désir de mieux servir Dieu : « Vous dites : "Je suis une pauvre religieuse. Il me semble que je suis désireuse de servir Dieu." Vous n'osez pas dire : "Je suis désireuse de servir Dieu notre Seigneur" » 1. Pourquoi cette timidité ? Sans doute parce que Thérèse s'imagine être elle-même la source de ces bons désirs, au lieu d'en attribuer l'origine à Dieu, et de croire ainsi qu'il lui fera la grâce de les réaliser, puisqu'ils viennent de Lui. Son problème est plus un défaut d'humilité qu'un défaut de courage ou de générosité. Reconnaissons que ce n'est pas tant par manque de générosité que par « vaine gloire » et excès de vanité que nous péchons lorsque nous tombons dans le piège d'une tentation sous couleur de bien. C'est l'illusion venant d'un orgueil qui s'ignore qui nous détourne de l'humble réalité, alors que l'accueillir nous permettrait de grandir dans l'amour et la vérité.
Il en avait bien conscience, ce médecin russe qui, se confiant au staretz à qui il venait demander conseil, avouait avec humour :

« Dans mes rêves, je suis souvent allé jusqu'à soigner passionnément l'humanité, et peut-être me serais-je vraiment laissé crucifier pour les hommes si pour une raison quelconque, cela était devenu nécessaire. Pourtant, je suis incapable de partager, ne serait-ce qu'un jour, une chambre avec un être humain, je le sais par
expérience » 2.

• Troisième caractéristique : la manière dont le retraitant tenté sous couleur de bien sera finalement libéré ne peut venir que d'une grâce divine, seule capable de déjouer le piège et d'en délivrer de façon originale et inédite pour chacun et en chaque cas singulier. Le terme de la tentation ne peut être le résultat d'un calcul imaginaire qui s'appuierait sur du connu ou sur du passé pour programmer le dénouement. Personne ne peut sortir grâce à ses propres lumières et par ses propres forces de l'impasse où il se trouve, puisque, par définition, celui qui est tenté sous couleur de bien ne sait pas quel est le bien pour lui : il est juge et partie. Seul le secours de la grâce divine demandée et reçue peut l'éclairer, le libérer ou le préserver du piège trompeur. Nous sommes ici dans le domaine d'un discernement de type « prophétique » et singulier, celui qui discerne les esprits maintenant. De même, on ne peut s'appuyer sur les conseils de quelqu'un d'autre, fut-il un bon accompagnateur, pour s'assurer à l'avance de la validité d'un discernement : seul le témoignage de l'Esprit Saint avec ses fruits de paix et de joie peut confirmer quelqu'un dans le bien-fondé de sa décision. C'est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit d'un discernement de grand enjeu comme celui du choix d'un état de vie. Et c'est ce que dit avec grande clarté le témoignage donné par un familier d'Ignace :

« Si le retraitant était mené à cet instant par les conseils ou la prudence d'un simple mortel, le démon aurait toujours la porte ouverte pour le tenter en lui disant et en lui suggérant que s'il n'avait pas suivi le conseil d'untel, etc., jamais il n'aurait fait telle chose, et qu'enfin ce n'était que conseil d'homme, et que presque toujours l'homme se trompe ; et ainsi la tentation lui reste sur les bras » 3.


Epreuve et tentation


Quel enseignement et quel profit spirituel tirer de l'expérience de la tentation sous couleur de bien lorsque l'épreuve a pris fin ? On peut en tirer, bien sûr, une leçon de sagesse universelle, la sagesse des nations, qui affirme que « le mieux est l'ennemi du bien ». Mais cette maxime est trop générale pour être de quelque secours lorsqu'on est affronté à une tentation effective. Il est plus utile d'écouter ce que nous dit Ignace dans les Règles de deuxième semaine. Lorsque la tentation a pris fin et que « l'ennemi de la nature humaine aura été reconnu à sa queue de serpent et à la fin mauvaise qu'il inspire », « il est profitable à celui qui a été tenté de regarder ensuite le déroulement des pensées bonnes présentées par l'ennemi de la nature humaine, puis comment peu à peu, il a essayé de le faire descendre de la suavité et de la joie spirituelle où il était jusqu'à l'entraîner dans son intention dépravée. Ainsi, par cette expérience connue et notée, on se gardera à l'avenir de ses tromperies habituelles ». Ainsi, on peut tirer profit de la relecture d'une expérience, qu'elle ait été « consolante ou désolante ».
Comment nous prémunir d'éventuelles futures tentations ? Quitte à généraliser un peu, il me semble que nous sommes invités par Jésus lui-même dans l'Evangile, et par l'écoute de la Parole de Dieu dans la Bible, à deux attitudes fondamentales :
    • La première, c'est la vigilance et la prière : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation ; car l'esprit est ardent, mais la chair est faible », dit Jésus à ses disciples endormis au Jardin des Oliviers. Sauvés par le baptême, nous restons vulnérables, toujours exposés aux dangers de la tentation en général, et de la tentation sous apparence de bien en particulier. Fils d'Adam et Eve, nous sommes capables de céder aux mirages du fruit de l'arbre de la « connaissance du bien et du mal » et d'être trompés par les couleurs miroitantes de ce qui est « séduisant à voir et désirable pour acquérir l'entendement » (Gn 2). C'est pourquoi Jésus nous apprend à prier notre Père en lui demandant : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation, mais délivre nous du mauvais » (Mt 6,13).
     • La seconde, c'est la foi, une foi que nous devons demander à Dieu d'« augmenter en nous » (Le 17,5). Une foi en Dieu à toute épreuve, comme celle de notre père Abraham (cf. Rm 4,18). Car lui aussi a été soumis à l'épreuve, celle de la foi, et elle portait précisément sur l'amour, l'amour pour ce fils que Dieu lui avait donné.

* * *

A notre modeste mesure, fils d'Abraham, nous sommes invités à « croire », certains que Dieu nous éprouve parfois, sans pourtant nous tenter : « Que nul s'il est tenté ne dise : "C'est Dieu qui me tente" (...) Mais chacun est tenté par sa propre convoitise qui l'attire et le leurre » (Je 1,13-14). A nous de le louer pour son infinie vérité et bonté, lui qui ne permet pas que nous soyions tentés au-dessus de nos forces (1 Co 10,13).



1. Ecrits, Desclée de Brouwer, 1991, p 644
2. Dostoievsky, Les Frères Karamazov
3 Directoire de Vitona, dans Texte autographe des Exercices, Desclée de Brouwer, 1985, p 245