Vieillir, une grâce ? Elles ressemblent plutôt à une épreuve 1, « ces années dont nous disons que nous ne les aimons pas » (Qo 12,1) et dont nous ne savons comment nous aurons à les vivre. La vieillesse n'est pas une idylle, et il y aurait inconscience ou illusion à faire l'éloge de l'âge, temps des diminutions coûteuses et de tous les appauvrissements, s'il ne nous était donné d'en haut une autre lumière pour éclairer ce temps, une autre force pour l'aborder. Lumière pascale, force de vie et de résurrection.
Je ne parlerai pas ici du grand âge et de ses souffrances, devant quoi l'on ne peut que se taire. Je parle du lieu qui est le mien aujourd'hui : ce temps intermédiaire de passage, où l'on a quitté les responsabilités directes de l'action pour passer le relais à d'autres, entrer dans l'âge dit de la « retraite ». En vérité, il n'y a pas de retraite pour Dieu, ni pour la vie avec lui, ni pour le service des frères, et chaque âge de la vie spirituelle est un temps pour la grâce et pour la mission. De chaque heure de notre vie nous pouvons dire : « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut » (Is 49,8). Accueillir comme il vient et comme une heure de Dieu ce moment, ce kaïros où nous sommes attendus, où nos frères aussi nous attendent...

Avancer en âge


« Prendre de l'âge », dit-on — comme on prend une richesse de plus en sa besace ! Nous ne « prenons » rien, c'est plutôt nous qui sommes « pris » dans une expérience de passivité, de pauvreté, qui nous dépossède peu à peu des choses et de nous-mêmes : les forces physiques, la puissance d'entreprendre, la vitalité de l'esprit nous abandonnent elles nous « trahissent », comme dit le langage commun. C'est à une déprise que nous sommes menés ! « Les choses me quittent peu à peu, et moi je les quitte à mon tour. On ne peut entrer que nu dans les conseils de l'Amour » 2.
Et s'il s'agissait d'« avancer en âge », pour reprendre une autre expression familière ? Avancer non plus au grand large des projets ambitieux, des initiatives hardies et des pêches miraculeuses, mais dans la véritable profondeur de la vie et de l'être En cette heure, nous sommes à la fois invités au mouvement (sortir de nous sous peine de périr) et renvoyés à nous-mêmes. Car il s'agit bien d'être et non plus d'avoir ou de faire. Les mains vides, le cœur toujours plein d'attentes, il nous faut retrouver une dynamique nouvelle, un autre élan dans la foi. Ce n'est certes pas une moindre aventure que ne l'était la marche de Pierre sur les eaux. Mieux encore qu'hier, avec une conscience plus grande de notre fragilité, nous savons aujourd'hui, Seigneur, que nous ne pouvons avancer sans Toi, nous risquer sans Toi sur ces eaux-là, en ce parcours inconnu devant nous. « "Viens", dit Jésus » (Mt 14,29). C'est à un exode que nous sommes provoqués, pour vivre avec Moïse dans l'espérance de la manne, au jour le jour. Notre seule assurance est qu'elle ne nous fera pas défaut et que Dieu lui-même, dans la nuée et la colonne de feu, marchera avec nous. « Et il en fut ainsi à toutes leurs étapes » (Ex 40,36-38).

Pas meilleur que mes pères


Au terme d'une mission déjà longue et apparemment réussie face aux prophètes de Baal, Elie, fuyant la colère de Jézabel, se couche sous un genévrier et a ce cri : « C'en est assez maintenant, Seigneur ! Prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères » (1er 19,4). Je ne suis pas meilleur que mes pères ! Il faut avoir un peu vécu pour dire cela, être passé par bien des expériences. On peut le dire dans la révolte et la désespérance, et en être écrasé ; on peut s'en cacher à soi-même la lumière, comme le firent longtemps les accusateurs de la femme adultère, qui se retirent un à un, « en commençant par les plus âgés » (/n 8,1-11). Mais, dans les eaux du Jourdain, le Christ est entré une fois pour toutes, prenant rang parmi les pécheurs, nous rejoignant là. C'est là qu'il accomplit toute justice.
Si Dieu nous donne d'accueillir cette vérité de notre être, pas seulement dans la lucidité d'une connaissance de soi qui va à la mort, mais dans le Christ qui l'a assumée, alors elle ne nous fait plus peur, alors s'ouvre aussi pour nous un nouveau regard de miséricorde et de compassion : oui, je ne suis pas meilleur que mes pères ni que mes frères et compagnons d'humanité à mes côtés. Comment m'en étonner ? Je suis de la même race, pris dans le même pardon, la même miséricorde du Père. Passé par l'expérience de ma propre faiblesse tant de fois éprouvée, de relèvements en relèvements, de pardons en pardons, comment ne pas me sentir avec mes frères « du même péché et de la même grâce » ? Comment puis-je encore les juger, les condamner, me mettre à part ? La longue suite de mes faiblesses renouvelées et des pardons reçus creuse en moi une vérité et une espérance : la communion des saints est d'abord une communion de pécheurs pardonnés. Ce devrait être la grâce de l'âge de le savoir et de s'en réjouir.
Alors nous pouvons faire corps, nous devenons « Corps », le Corps de l'Eglise, sainte et pécheresse, constituée de pécheurs. Mais c'est seulement au fil des années de marche au désert que Moïse en vient à s'éprouver ainsi comme faisant corps avec son peuple, « un peuple à la nuque raide », appelé pourtant à être le peuple saint, le peuple qui appartient au Seigneur (Ex 34).
Si je connais désormais ce que je suis, ce que je vaux — et nul ne peut m'en conter sur moi-même —, ce n'est pourtant pas une expérience amère, une sagesse résignée ni une délectation morose : j'ai appris à y attacher moins d'importance qu'à ce qui me fonde. C'est l'amour de Dieu qui me constitue. Plutôt que de faire et refaire le compte et le décompte de mes péchés (si réels et répétitifs qu'ils puissent être dans la conscience que j'en ai, ils ne pèsent rien face au poids de cet amour-là), il me faut laisser Dieu m'en alléger lui-même. Dans cette opération de délestage, ma vie paradoxalement gagne en poids et consistance ce qu'elle perd en ruminations intérieures. C'est la grâce du sacrement du pardon, si je le vis dans une lumière théologale, que de me remettre dans cette vérité : l'amour tant de fois reçu est premier, il est le poids qui m'entraîne L'examen particulier proposé par saint Ignace à ses compagnons n'est pas tant de se livrer à un examen de conscience pointilleux que de se laisser créer et recréer chaque jour dans la fidélité éternelle de Dieu. De laisser remonter en nous la parole de bénédiction. De prendre appui et élan sur le passé pour assurer ses pas et se laisser entraîner plus loin.

Un temps pour la gratitude


Du « Ne t'en va pas, tu es si beau » de Goethe, voulant éterniser l'instant heureux, au « J'aurais pu..., j'aurais dû... » de nos vains remords, multiples sont les manières de ressasser le passé, et c'est la tentation de l'âge. Mais vouloir le ressaisir, cultiver nostalgies ou regrets, c'est se laisser enfermer dans la prison de nos rêves et de nos ressentiments. L'action de grâce nous en délivre et guérit. Le passé y est tout entier « gardé », mais au sens où il est dit de Marie qu'elle gardait toute chose en son cœur. Notre mémoire humaine connaît des défaillances, ces fameux « trous de mémoire » dont nous souffrons tous peu ou prou, si gênants dans la vie quotidienne pour nous et pour les autres, mais la mémoire spirituelle est d'un autre ordre, d'une autre sorte. Elle est essentiellement gratitude. Cette mémoire-là, il ne faut pas la perdre ! Elle est à l'abri des vicissitudes de l'âge et grandit même avec les années. Dans le flou des détails qui s'estompent et l'apparent éclatement des jours, ce qui est essentiel apparaît.

« Au fond de la mémoire il y a un trou
que la plupart s'efforcent de ravauder
pour rester dignes, fidèles à eux-mêmes.
Ceux qui laissent un jour le trou s'élargir
trouvent sous les haillons de leur propre vie
la fidélité ancienne de Dieu » 3.

Si je regarde en arrière, c'est pour y voir pas à pas la trace de cette fidélité ancienne et toujours neuve de Dieu. Que je le sache ou non, un amour est présent en ma vie depuis l'origine. De toujours à toujours. Je suis établi dans la durée parce que je suis établi en lui, au-delà de ce que je peux en saisir et en savoir. « Ton Amour est ma demeure. » Si au-delà de toutes les instabilités du cœur, de la fugacité des événements du monde, il y a dans mon existence éphémère une cohérence elle est là : dans cet amour qui me fonde et me maintient dans l'être « Tu m'as créé jusqu'en mes profondeurs (...), tout mon être le sait » {Ps 138) ; « Les montagnes peuvent s'en aller et les collines s'ébranler, mais mon amour pour toi ne s'en ira pas et mon alliance de paix avec toi ne sera pas ébranlée » (7s 54,10).
La durée — pierre d'achoppement ou pierre de touche — éprouve l'amour, car l'amour ne se déploie que dans la longueur des jours. « La fidélité en mouvement », dont parle Jacques de Bourbon-Busset, en vérifie l'authenticité. Loin de s'épuiser dans sa marche, l'amour s'invente et se renouvelle à chaque pas. Ainsi de l'amour et de la fidélité de Dieu à notre égard, une alliance jamais reprise et qui est « une création perpétuelle ». Mon engagement dans la vie religieuse ou dans le mariage s'enracine en cette fidélité de Dieu, où je peux promettre fidélité. Je reçois là ma vie dans son indéfectible unité, et elle a un sens. Je reçois mon être en son identité la plus profonde. Circonstances, choix intérieurs, tout prend sa place dans ce parcours qui va du « petit enfant que je fus », comme le voyait bien Bernanos, à l'adulte que je suis devenu. Ma vie n'est pas en miettes, elle est une histoire d'alliance, une histoire sainte, à jamais :

« En relisant ma vie, j'ai vérifié dans de petites choses comme dans des événements plus significatifs que j'ai été conduit, d'une façon délicate mais exigeante, comme si décider était chaque fois une réponse à un appel Alors (…) j'espère bien que la mort sera aussi de cette sorte, un appel d'ailleurs, auquel il faudra bien consentir, car mon espérance ne veut-elle pas que si je perds tout, je gagne la Vie ? » 4.


Un secret pour chacun


« Je lui donnerai une manne cachée, un caillou blanc sur lequel est écrit un nom nouveau que nul ne connaît hormis celui qui le reçoit » (Ap 2,17). Chacun de nous a un nom pour Dieu, une vocation sainte, « une parole à dire qui n'est qu'à lui, quoiqu'elle s'insère dans un chœur immense » 5, l'immense symphonie de toute l'humanité. « Quand on regarde après coup la vie d'un ami de Dieu, le dessin en apparaît à la fois si secret si net et si pur que seule la main divine l'a pu tracer » 6. Ce que Madeleine Daniélou écrivait là peut être dit de chacun de nous. Laisser s'éclairer en moi « la ligne de l'élan créateur (...) et la conduite de Dieu » sur ma propre vie. Elles se rejoignent.
Il y a une merveilleuse continuité de l'appel de Dieu, de la voie spirituelle à laquelle il m'attire, ce visage particulier du Christ qu'il forme en moi peu à peu à travers mon histoire, les événements de ma vie. C'est mon humanité propre, dans sa singularité, qui doit lui devenir « une humanité de surcroît ». Les ratés eux-mêmes, les reprises et ravaudages, entrent dans la trame de mon existence, lui donnant sa texture propre. Oui, unique et sans repentance est l'appel ; unique aussi la réponse. Il peut y avoir des méandres et des détours, des turbulences et des passages obscurs, mais Dieu ne se dément pas. Le proverbe ne nous dit-il pas qu'il « écrit droit avec des lignes courbes » ? Peut-être aura-t-il fallu traverser la nuée, combattre avec l'Ange pour passer le gué, comme Jacob à la fois victorieux et vaincu : « Je ne te lâcherai pas que tu ne m'aies béni ! » (Gn 32,27). Dieu ne demande qu'à bénir, et il nous ouvre le chemin de la bénédiction. Prenant davantage conscience de cette mystérieuse prévenance et constance de Dieu à l'œuvre dans nos vies, comment le chant de la bénédiction ne serait-il pas plus fort en nous que le tumulte de nos peurs et inquiétudes ? Si nous y sommes portés dans la consolation de l'Esprit, la bénédiction peut devenir un « climat » de l'âme au sens où l'entendait Péguy. C'est une grâce à demander, et nous pouvons nous y offrir.

« Nous n'avons plus d'espace pour la peur
Pas le moindre vertige à la pensée
Que nous avons peut-être l'âge de nos arbres
Tout éclairés de l'intérieur
Et nous lisons
Dans leurs minces feuillages papier bible
Le sens caché de nos années » 7.

Relisant sa vie, mesurant le chemin parcouru, le prophète fait mémoire de ce que Dieu a été et a fait pour lui : « J'étais encore dans le sein maternel quand le Seigneur m'a appelé ; j'étais encore dans les entrailles de ma mère quand il a prononcé mon nom. (...) Il m'a protégé à l'ombre de sa main. » Pourtant, il y a des heures — quand l'âge vient précisément, et les épreuves — où la lassitude le saisit, où il ne voit plus les pas du Dieu qui le porte : « Et moi, je disais : "Je me suis fatigué pour rien, c'est pour le néant, c'est en pure perte que j'ai usé mes forces." » Il faut que la lumière sur sa vocation d'homme et de serviteur de Dieu lui soit rendue, pour qu'il puisse dire et se redire : « Oui, j'ai du prix aux yeux du Seigneur, c'est mon Dieu qui est ma force » (/s 49,1-4). « Gravés sur la paume de ses mains » (49,16), tous et chacun, et dès avant la fondation du monde, nous sommes bénis, et nous pouvons bénir !
 
 

La vie comme un don


Eblouissement de cette vérité : tout dans nos vies est don, tout est reçu. Et bien au-delà de nous, la bénédiction de Dieu s'étend sur le monde et sur la création tout entière. Quand tout devient don, les choses s'illuminent d'une autre lumière, elles nous deviennent à la fois proches et transparentes. « Il n'y a qu'une âme purifiée qui comprendra l'odeur de la rose », écrivait Claudel pour dire ce oui intérieur qui nous accorde au monde comme en son premier matin. La grâce de l'âge qui est aussi celle du temps retrouvé, d'une disponibilité intérieure plus grande, nous permet de goûter la fraîcheur du réel, sa saveur et sa profondeur, dans une proximité plus immédiate et plus limpide. Je peux entendre et voir, tant qu'il m'est donné de pouvoir le faire, et de tous mes yeux, de toutes mes oreilles, le chant du monde, le laisser venir à moi, me laisser réordonner à la création, et par là au Créateur.
L'odeur des tilleuls plus forte dans le soir, des rires d'enfant dans la me, le chant d'un merle tout proche : point n'est besoin de partir aux antipodes à grands frais pour goûter ces simples joies à notre portée. Non pas les capter ni retenir pour soi, mais les accueillir dans le silence l'instant pur et la parole de bénédiction. Dans Citadelle, Saint- Exupéry a une page merveilleuse pour évoquer un échange de lettres entre deux vieux jardiniers amis, comme on se partage, sur le ton de la confidence, une plénitude qui se suffit à elle-même : « Ce matin, moi aussi, j'ai taillé mes rosiers... » Un court billet venu de province m'apporte en écho quelque chose de cette jubilation de la vie reçue comme un don : « Merveille entre les merveilles : pour la première fois de l'histoire du monde j'ai produit dans mon jardinet trois petits radis ronds et bons. Que les choses simples sont belles ! » Etonnement d'être et que le monde soit !

« Et Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel
Regardait ce que c'est qu'un monde qui dit oui. »


Toujours envoyés


Sommes-nous là en train de doucement planer, à l'abri de la dure condition des hommes, comme si nous étions déjà au paradis ? Le temps du lâcher-prise face aux responsabilités voudrait-il signifier un repli, une démission facile — ou un désintérêt de tous les engagements qui étaient auparavant les nôtres ? Nous tiendrait-il à l'écart de nos frères, indifférents à ce qui se joue dans le monde ? « Le monde est en feu », disait Thérèse d'Avila à la fin de sa vie. Je ne voudrais pas terminer sans dire un mot de la mission. Car l'appel à être apôtre dans la vie consacrée ou la simple vocation baptismale, fait partie intégrante de notre identité chrétienne et de notre vocation apostolique. Dieu ne cesse pas de nous dire et redire jusqu'au bout l'appel premier que nous avons entendu : « Comme le Père m'a envoyé, moi aussi, je vous envoie » (/n 20,21). Mais comment être envoyé quand il nous semble que nous n'avons plus de terrain de mission et que nos forces vives s'amenuisent ?
Certes, nous avons laissé là les tâches entreprises (elles ne nous appartiennent pas), passé à d'autres le témoin. Expérience de dépossession, de désappropriation de soi, qui rend léger pour poursuivre la route ailleurs, autrement, sûrs que le travail de Dieu se poursuit. Mais les lieux de nos chantiers, celles et ceux que nous y avons connus, croisés, ou accompagnés un temps, sont dans notre mémoire vive. Pour l'essentiel, elle ne s'use ni ne rouille, comme le dit l'Evangile du trésor de notre cœur (cf. Mt 6,19-21). Et notre cœur s'agrandit. Nous voici « vacants » et disponibles pour d'autres formes de service : l'accueil, l'écoute, une autre présence, un autre accompagnement. Une action qui n'a rien à voir avec la fougue (et les illusions sans doute...) de nos débuts triomphants, mais une sagesse — peut-être — à partager et le témoignage d'un bonheur. Cela s'incarne de façon très modeste dans la fragilité, la précarité des moyens et le consentement à n'être que ce que nous sommes. Nous n'avons plus ni rôle ni représentation, ni pouvoir ni fonction, seulement notre identité vraie sans façade ni échappatoire possible. Handicaps ?
Rendus plus vulnérables, peut-être sommes-nous, en fait, porteurs bon gré mal gré de ces valeurs tierces qu'évoquait il y a dix ans un colloque au Centre Pompidou : « Faiblesse frugalité, disponibilité, lenteur — valeurs tierces, valeurs pour demain ? » Elles sont utiles, sans doute, comme antidotes à un monde de production et de rentabilité. Par elles, peut-être devenons-nous plus spontanément proches et accessibles à ceux qui viennent à nous : nos aspérités de caractère peuvent s'exacerber avec le temps (veiller à ne pas devenir invivables !), mais elles peuvent aussi fondre en douceur, dans l'accueil de nos communes blessures ou fragilités et une relation sans possession. En elles surtout, nous apprenons, nous mesurons mieux où se situe véritablement la mission : du côté de l'être et non du faire, de l'être-avec-le-Christ, dans le Christ, dans l'humilité de son Incarnation et le désir de son coeur que tous soient sauvés. Il faut raviver notre désir.


Elargis l'espace de ta tente


En ces temps, nous faisons parfois l'expérience, à la mesure de nos forces, que d'autres dons en nous peuvent se déployer, au gré de rencontres, de propositions inattendues, d'appels d'Eglise Car il ne s'agit pas tant d'être « occupés », de se chercher des « occupations », que de laisser venir à nous le projet de Dieu pour aujourd'hui, fût-ce dans la simple présence aux frères. Nous pouvons sentir à certaines heures que Dieu continue de nous employer, quoique d'une autre manière, et qu'une créativité nouvelle nous vient sans que nous sachions très bien comment. Invitation à l'écoute active de l'Esprit, à la disponibilité et à la louange, à l'offrande de soi. Il arrive qu'un signe après l'autre, jour après jour, nous soient donnés et nous fassent éprouver là encore, là surtout, que l'abandon appelle le don et que le don est totalement gratuit. « O miracle de nos mains vides ! », s'émerveillait Bernanos.
Si nous ne laissons pas se rétrécir notre horizon et se refermer nos puissances de vivre et d'aimer (c'est une grâce en même temps qu'une vigilance à tenir activement en éveil), le coeur ne se racornit pas, mais peut s'ouvrir encore à la mesure du coeur de Dieu. En étendue, en profondeur. Voici que j'ai remis à Dieu ma tâche en ce lieu d'incarnation et de mission où j'ai œuvré, et voilà qu'il me rend tous les lieux et toutes les missions où oeuvrent mes frères. « Dans le cœur de l'Eglise ma Mère je serai l'Amour », s'écriait Thérèse de Lisieux dans l'élan de son extrême jeunesse L'âge venant ce n'est plus le temps, malgré les apparences (et parfois, hélas, la réalité vécue), de replier nos voiles sur nous-mêmes mais de laisser s'élargir l'espace de notre tente (cf. Is 54,2) pour porter à notre manière le labeur de nos frères, les interrogations des hommes et le « souci » que Dieu a « de toutes les Eglises ».
C'est à un recentrement que nous sommes appelés : nous recentrer non sur nous-mêmes mais sur un Autre qui veut dilater notre regard et si nous le laissons faire amplifier notre champ de vision. « Sans territoire de mission » qui nous borne, être un peu comme le cœur priant de nos communautés, dans le champ immense des besoins du monde... Dans le cœur de Dieu, le plus profond est aussi le plus large ! Nous pouvons alors véritablement « vieillir, sans devenir vieux» 8.

* * *

« La paix d'un cœur instruit de Dieu et qui se sent en lui vieillir est chaude et profonde comme de l'or » 9. Paix d'un cœur désarmé, sans armes ni armure pour se protéger, parce qu'il sait son identité véritable et n'a pas besoin de la défendre : elle est gardée en Dieu, jusqu'à son dernier jour, « quand se rompt enfin le parfum longuement mûri dans son profond cœur » 10. Nous connaissons parmi nous, aujourd'hui comme hier, de ces hommes et de ces femmes au cœur pacifié, réconcilié, qui n'ont pas l'âge de leur état civil et de leurs rides, et dont la jeunesse d'âme nous étonne et émerveille. En « Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel » (Péguy), ceux-là sont « contemporains de tout ce qui est », selon la belle expression de Pierre Emmanuel, « contemporains de Dieu » et de son éternelle jeunesse. De l'autre bout de la chaîne des générations, ils font signe aux sentinelles du matin. Ils sont les sentinelles du soir.



1. Cf mon article « La grâce du consentement », Chnstus, n° 189, janvier 2001, p. 27-36
2. Paul Claudel, La messe là-bas, Gallimard, 1919, p. 20.
3. lean-Pierre Lemaire, L'exode et la nuée, Gallimard, 1982, p 86.
4. Paul Collet, L'amour du Christ nous presse, Karthala, 2002, p. 279 P Collet prêtre de la Mission de France, retrace ici son itinéraire personnel, très lié à l'histoire de la Mission
5. Madeleine Daniélou, L'éducation selon l'esprit, Pion, 1939, p 11.
6. M Daniélou, Action et inspiration, Beauchesne, 1937, p. 107.
7. Gilles Baudry, La seconde lumière, Rougerie, 1990, p. 67.
8. Titre d'un ouvrage de Jean-Pierre Dubois-Dumée, Desdée de Brouwer, 1 991.
9. P. Claudel, Feuilles de saints, Gallimard, 1925, p. 63.
10. P Claudel, Partage de midi, Mercure de France, 1948, p. 24.