Après Bye bye Africa primé à Venise en 1999, puis Abouna présenté à Cannes en 2002, Daratt – Saison sèche, qui obtint en 2006 le Prix spécial du Jury à Venise, est le troisième long-métrage du réalisateur tchadien Mahamat-Saleh Haroun.
Saison aride, affrontements tendus, plans rapprochés, cadrage frontal, montage cut, Daratt – Saison sèche, à l’image du titre, et jusque dans son style, est sec. Ou plutôt, sobre. Sans pathos ni dénonciation manichéenne, Haroun choisit la fiction plutôt que le documentaire pour proposer une « utopie » 1, entre western et fable. Comment continuer à vivre après tant de violence et de morts, lorsque justice n’a pas été rendue, ou reste inexistante ? Peut-on décider et imposer la paix ? Peut-on se faire justice soi-même ? Telles sont les questions auxquelles nous renvoie ce film, qui tient aussi du récit d’initiation.
À l’origine de Daratt, explique le réalisateur dans un entretien, il y a « cette réalité quotidienne que j’ai l’habitude de côtoyer. Une vie en fait hantée en permanence par cette guerre civile qui dure maintenant depuis plus de quarante ans et qui a vu beaucoup de victimes, silencieuses, à qui personne ne pense, parce qu’aucune justice n’a été rendue et que les bourreaux paradent en toute impunité. J’ai voulu tendre une sorte de miroir à toute la communauté tchadienne pour réfléchir sur cette violence qui traverse la société depuis si longtemps » 2.
Avant même d’imaginer, ou sans même suggérer une réconciliation peut-être impossible, le film fait voir la nécessité de renoncer d’abord à la vengeance. « Daratt parle du pardon et du cycle infernal dans lequel vivent les pays broyés par la guerre civile » 3, et c’est là que réside le propos à la fois modeste et courageux du film : comment sortir de ce cycle infernal ? C’est le lieu d’un véritable combat intérieur, car le pardon n’est pas premier, et face au désir de vengeance qui nous habite, il faut « se faire violence pour sortir de la violence » 4.

Entre western et fable

Le film s’ouvre sur le premier plan d’un homme âgé. Lunettes aux verres sombres et canne blanche à la main, l’aveugle appelle : « Atim, Atim ! » Quelques plans se succèdent qui mènent le spectateur à travers les ruelles d’un village et jusqu’aux marches d’un escalier, où des hommes assis patientent à l’écoute de Radio Nationale. Ils attendent les résultats de la commission d’enquête Justice et Vérité sur les crimes commis pendant la guerre civile (1979-1987). Un jeune homme a rejoint le vieillard et s’est assis à ses côtés, dans la cour de la maison. Avec eux, nous entendons les conclusions de la commission qui « lance un appel solennel pour sortir du cycle de la guerre qui mine notre pays depuis quarante ans » et a en conséquence décidé une « amnistie générale sur l’ensemble du territoire ». Le jeune homme éteint brusquement la radio. Hors champ, à l’extérieur, des tirs répriment et dispersent aussitôt les réactions de colère. Dans la maison, le jeune homme se voit remettre solennellement par son grand-père l’arme qui appartenait à son propre père, père dont il doit venger la mort. Quelques plans montrent les rapides préparatifs de son départ et le générique commence tandis qu’il quitte le village.
Ces premières scènes d’exposition présentent en un prologue efficace le contexte de l’intrigue. Un peu plus tard, dans la voiture qui l’emmène à N’Djaména, le personnage résume en quelques mots, en voix off, l’essentiel de ce que nous avons à savoir de son histoire : « L’assassin de mon père n’a jamais été inquiété. Il vit en toute liberté. Mon père, je ne l’ai jamais connu. Il a été tué avant ma naissance. C’est pourquoi on m’appelle Atim, l’orphelin. » On l’aura remarqué, Daratt commence à la manière d’un western, genre dont Haroun reconnaît et assume l’influence. Habituellement, le western raconte les péripéties qui permettent au héros de retrouver le coupable et s’achève lorsqu’il a réussi à se venger en le tuant.

Un récit d’apprentissage

Mais l’aventure d’Atim va emprunter davantage au récit d’apprentissage ou d’initiation. Dans la voiture qui le conduit à la capitale, une scène le confronte brutalement au pouvoir arrogant et arbitraire de militaires omniprésents, à l’escalade de la violence toujours prête à surgir et à dégénérer, motif récurrent dans le film. À peine arrivé à N’Djaména, Atim en fera à nouveau les frais. Cherchant un endroit pour uriner, il regarde autour de lui avant de se décider. Dans le plan suivant, deux soldats assis le guettent, puis, avec un sourire entendu, ils se saisissent de leurs matraques, se précipitent sur lui et le frappent tandis que le cadre nous découvre l’avis d’interdiction d’uriner sur un mur adjacent. Ils cessent grâce à l’intervention d’un jeune homme, Moussa, auquel Atim – qu’il appelle « petit » et « villageois » – hésite d’abord à accorder sa confiance. Le spectateur découvrira bientôt les combines auxquelles Moussa a vite fait de l’associer.
Dans le même temps, Atim a retrouvé l’assassin de son père. Comment l’a-t-il cherché, et retrouvé ? Le film n’en dit rien mais s’intéresse en revanche à sa manière d’approcher Nassara, devenu boulanger, et à la relation complexe qui naît entre eux. Atim se présente à la boulangerie. Leur premier face à face, âpre, presque animal, est filmé en un lent mouvement silencieux. Après avoir méprisé l’aumône de Nassara, Atim accepte d’être engagé comme apprenti. Le récit prend alors son temps et le montre au travail dans la boulangerie, s’exerçant au patient apprentissage du métier, depuis l’humiliation d’avoir oublié la levure, jusqu’à la réussite de sa première fournée. Sa fierté et sa jubilation laissent alors deviner tout ce que ce parcours lui a conféré : confiance obtenue, autonomie et maîtrise d’un savoir-faire.

Une vengeance sans cesse différée

Pourtant, Atim n’oublie jamais sa mission. « Je ne suis pas venu ici pour ça », réplique-t-il à Moussa lorsqu’il veut cesser leurs petits trafics. En voix off, il se remémore : « Tu connais l’histoire du type qui en a marre de son ombre et qui veut s’en débarrasser ? C’est un homme qu’on voit courir partout comme un fou. Chaque fois qu’il s’arrête, il se retrouve et voit son ombre derrière lui. Un jour, son ombre s’énerve et lui dit : “Écoute, inutile de te fatiguer, tu ne te débarrasseras de moi que le jour où tu auras accompli ta mission.” »



Au Tchad, comme dans d’autres cultures, venger ses parents est « un acte noble » 5, et Atim est soumis à cette injonction. En lui, se livre un véritable combat intérieur dont témoignent ses tentatives répétées sans qu’il parvienne jamais à passer à l’acte. Ainsi dans la scène où, depuis le réduit où il se change, Atim vise Nassara à travers une fenêtre, ferme les yeux et s’apprête à tirer tandis que sa main tremble ; entre-temps, ce dernier a disparu. Dans une autre scène, de nuit, pour la dernière fois, Atim s’entraîne en répétant : « Je suis le fils d’Ali… Tu te souviens de lui ? » La scène ne manque pas d’humour, car alors qu’il fait enfin mine de tirer, on entend le bruit d’une détonation que l’on croit d’abord être celui de son arme. Mais presque aussitôt, on reconnaît le vrombissement d’un moteur d’avion, qu’Atim, le premier surpris, suit du regard.

Fêlures intimes

Avec le personnage d’Atim presque enfermé dans son mutisme et dont le visage farouche traduit les déchirures intérieures, Haroun montre aussi une génération en manque de repères, à qui l’on a peu parlé des événements, peu transmis. Dans l’une des toutes premières scènes, après avoir appris l’amnistie générale, Atim demande : « Grand-père, comment tout cela s’est-il passé ? » Mais son grand-père garde le silence. Parce qu’on a tenté de l’égorger pendant son sommeil durant la guerre civile, Nassara ne peut plus « parler » qu’en appuyant sur sa gorge une sorte de petit microphone qui restitue une « voix » métallique et comme dévitalisée. Après avoir avoué à Atim avoir fait « beaucoup de mal dans [sa] vie », lui aussi secoue la tête sans répondre lorsqu’Atim l’interroge. Il sort du cadre, tandis qu’Atim reste seul à l’image. Ce silence est également, pour Haroun, source de violence.
Quant au beau personnage de Nassara, Haroun le montre en proie à la culpabilité. Comment espère-t-il apaiser sa conscience d’ancien criminel ? À présent, il se rend à la mosquée, observe le ramadan, pratique l’aumône, mais, comme Atim le lui fait remarquer sèchement : « On ne se rachète pas en allant à la mosquée. » Plusieurs scènes illustrent la violence contenue, bien qu’impulsive, du personnage. À la boulangerie, un appel de Moussa sur le portable d’Atim provoque la fureur de Nassara qui lui arrache des mains le téléphone et le jette à terre sans autre explication. Lorsqu’il revient ensuite auprès d’Atim, il explique : « Il m’arrive de ne pas pouvoir me contrôler. Je peux même être dangereux. » En butte à un concurrent – le boulanger de la new bakery qui vient vendre de la baguette de Paris et des croissants en camionnette –, Nassara perd la face devant la clientèle lors d’une première altercation. Malgré l’ellipse du film, on devine l’escalade lorsqu’il est convoqué au poste de police. Et au moment où Atim lui lit le motif de la plainte déposée contre lui : « Vous avez agressé le chauffeur. Et vous lui avez cassé… », Nassara l’interrompt brutalement en lui arrachant le papier des mains pour le déchirer.
Pourtant, il devient aussi un homme diminué comme le montrent dans la deuxième partie du film les scènes où il se blesse et où il souffre du dos. Alors qu’Atim le masse ou l’aide à mettre sa ceinture de maintien, on pense au personnage de Toursène dans Les cavaliers de Kessel ou à ces mots de l’Écriture : « Un autre te mènera. » Lorsqu’Aïcha, sa femme, perd l’enfant qu’elle portait, bouleversé, il affirme à Atim : « Dieu m’a abandonné. »

Sortir du cercle infernal

Haroun emploie souvent la métaphore du cercle pour parler de la violence. Dès le début du film, dans une longue séquence précédemment évoquée, Atim affronte l’agressivité d’un militaire monté lui aussi dans la voiture. L’intensité en est redoublée par l’impression d’enfermement à l’intérieur de l’espace clos de la voiture. Tandis que le militaire sort son arme et le vise : « Tu as peur, hein ?… Tu baisses les yeux », Atim, impassible, fait face, puis détourne le visage. À présent, son regard quitte l’intérieur de la voiture et nous entraîne avec lui à l’extérieur, la tension retombe, la crise est évitée.
Loin de l’animation citadine bruyante, du dédale étroit des rues, quelques très belles scènes offrent au personnage d’Atim espaces ouverts et silence. Ainsi, après que Nassara lui a proposé de venir habiter chez lui pendant le temps du ramadan, Atim marche seul le long d’un fleuve et réfléchit sans doute à cette proposition inattendue, habité par des sentiments contradictoires. Ces rares moments d’une sorte de rêverie active au bord de l’eau à la manière de Bachelard 6 sont cadrés plus largement. L’horizon qu’il contemple rend Atim à une solitude bienfaisante, à une intériorité. Cette solitude et cette intériorité sont justement le lieu où peut naître sa conscience et advenir sa liberté intérieure. « Faire réfléchir », « prise de conscience », « libre arbitre », sont des expressions qui reviennent constamment dans les propos d’Haroun. Car il s’agit bien d’y voir clair, et les métaphores de la vue, comme celles de la lumière, sont nombreuses. La cécité du grand-père, les ampoules et les néons qu’Atim et Moussa volent pour les revendre ensuite au marché, la panne d’électricité tandis qu’il travaille dans la boulangerie sont à cet égard symboliques. Haroun dit justement de son film qu’il est comme « une petite bougie allumée dans le noir du Tchad » 7.



Seul personnage féminin, Aïcha joue dans cette histoire un rôle essentiel. Au-delà du rapport sentimental esquissé entre Atim et elle, quelque chose de plus profond se joue du côté de l’ouverture à l’anima, pour parler à nouveau comme Bachelard. Leur relation subtile est traitée avec pudeur dans des scènes où l’on respire dans la cour intérieure de la maison, sous le linge coloré agité par la brise, tandis qu’au fil d’un bavardage léger et grave à la fois, ils partagent des fruits, ou imitent à son insu, croient-ils, Nassara. Cette découverte du féminin, du repos, d’une forme de présence à soi-même, humanise en Atim l’enfant trop vite grandi dans l’adversité, l’éveillant peut-être à l’accueil de la vie qui est là. Sa présence prend des accents presque maternants, et c’est elle qui pousse Atim à accepter la proposition de Nassara de faire de lui son fils adoptif, après qu’elle a perdu son bébé.

Ouvrir un avenir

À l’acmé du film, cette péripétie accélère l’action. Si la vengeance s’impose comme devoir de mémoire, un devoir de pardon se découvre pour l’avenir que préfigure l’enfant. Comme le dit Jonathan Sacks, le grand rabbin de Londres : « Pourquoi devrais-je renoncer à cette douleur gravée au plus profond de mon âme ? Je le dois pourtant. Pour l’amour de mes enfants et des enfants de mes enfants qui ne sont pas encore nés. Je ne saurais bâtir leur avenir sur les haines du passé. (…) Et je pardonne parce que j’ai un devoir à l’égard de mes enfants aussi bien qu’envers mes ancêtres » 8.



À la fin du film, Atim réussit à honorer l’exercice d’une vengeance symbolique et à lui échapper. En menant Nassara au désert jusqu’à son grand-père, il refuse l’impunité ; en renonçant à le tuer, il rejette l’engrenage de la violence. « Mon fils était brave comme un lion », avait dit le grand-père d’Atim en lui confiant l’arme au début du film. Dans la dernière scène, il s’inquiète de savoir si sa main a tremblé, et devant la réponse négative d’Atim, il conclut : « Alors tu es un homme. » Oui, Atim est devenu un homme, non parce qu’il tue, mais parce qu’il renonce à tuer. Haroun raconte combien cette fin a interpellé le public tchadien : « Les gens s’attendaient à ce qu’à la fin Atim tue Nassara et parte avec sa femme. » Ils imaginaient une tragédie, qui serait « une illustration de leur vécu, un film de vengeance où on voit un type qui part et qui tue à la fin » 9.
Au fond, en laissant la vie sauve à Nassara qui gît à terre, après avoir tiré à deux reprises en l’air, c’est lui-même, Atim, qui, s’éloignant au bras de son grand-père, est sauvé. La finale, inattendue, nous délivre. Loin de fermer la boucle de la répétition, elle ouvre un avenir. Tandis qu’Atim et son grand-père gravissent le monticule avant de disparaître de l’écran, me reviennent à l’esprit ces mots d’Eberhard Jüngel à propos de Jacob au lendemain du combat au Yabboq : « Celui-là est définitivement arraché à la malédiction qui pèse sur l’action mauvaise – cette malédiction d’après laquelle l’action mauvaise doit toujours continuer à engendrer du mal. (…) Il a un avenir » 10.

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Sobre et infiniment pudique, Daratt se veut résolument « du côté de la paix ». Mais comme le disait Mère Teresa : « On ne souhaite pas la paix, on fait la paix. » Loin des clichés iréniques, ce très beau film montre comment faire la paix est le fruit d’un véritable combat intérieur. Dans un pays exsangue où la production cinématographique n’existe quasiment pas, c’est le tour de force que réussit Daratt : « Ouvrir une petite fenêtre dans l’esprit qui est d’autant plus nécessaire que l’on est dans un processus de prise de conscience » 11. Dans Bye bye Africa, le premier film d’Haroun, l’un des personnages demandait : « Tu aurais dû devenir docteur. Tu aurais pu soigner ta mère. Docteur, c’est important ; mais le cinéma, à quoi ça sert ? » Haroun nous le montre, et de manière universelle.


1. M.-S. Haroun, Entretien avec Luc Joris, Bonus du DVD – Pyramide Vidéo, 2007.
2. M.-S. Haroun, dans Chroniques d’une saison sèche de Franck Verdier, op. cit.
3. M.-S. Haroun, Entretien aux Cahiers du cinéma, n° 213, juin 2006, p. 58.
4. M.-S. Haroun, Entretien avec L. Joris, op. cit.
5. Idem.
6. Cf. La poétique de la rêverie, PUF, 1960.
7. Entretien cité.
8. La dignité de la différence. Pour éviter le choc des civilisations, Bayard, 2004.
9. Entretien cité.
10. « La lutte avec Dieu » (1986), Christus, 222HS, mai 2009, p. 116.
11. M.-S. Haroun, Entretien paru dans L’Humanité, 27 décembre 2006.