Un sujet d'étonnement pour les lecteurs au long cours de la Bible, c'est qu'au fur et à mesure de leurs voyages dans les textes ce qu'ils croyaient évident cesse de l'être. Il est vrai que bien des disdplines apportent du nouveau à notre lecture. Parmi elles, la psychanalyse, en ouvrant de nouvelles voies d'écoute et d'interprétation pour nos symptômes et nos rêves, peut aussi, avec ses outils presque neufs — un siècle à peine —, apporter sa contribution au déchiffrage des mythes et récits originaires.
Ce qui arrive au psychanalyste lisant la Bible est assez prévisible. Dans son cabinet, il est là pour écouter le désir enfoui, la mémoire refoulée en ceux qui viennent lui parler. Il entend les questions que seuls les enfants et les poètes osent poser ouvertement, mais que l'inconscient continue d'adresser tout au long de la vie à qui veut l'entendre. Ainsi se trouve-t-il convoqué à explorer ces voies du désir humain, à essayer de répondre aussi pour lui-même à ces interrogations premières, auxquelles sa pratique de la relation et de la parole ne lui permettent guère d'échapper très longtemps. En ce qui concerne la création, une question de ce genre m'est proposée aujourd'hui, simple et en cela redoutable : on dit que Dieu est Père. Qu'est-ce que cela veut dire ? N'est-il pas aussi Mère ? Si Dieu est Père et non Mère, où est alors la mère de l'humanité ?
 

Créer, un verbe intraduisible


Il me faut, malgré la modestie de cet artide, repartir du commencement : « Au commencement, Elohim créa les ciels et la terre. » Ces mots que nous connaissons par coeur me posent aujourd'hui question. Que signifie le verbe hébreu « bara » que nous Uaduisons id par « créer » ? Nul, je crois, ne peut le dire, et pour une raison simple : « bara » est exdusivement réservé à Dieu dans la Bible. Il rejoint en cela le mystère du nom imprononçable. Contrairement à notre verbe « créer », aucun humain n'est jamais sujet de ce verbe « bara ». Aucune comparaison, donc, aucune transposition dans le champ de notre expérience n'est possible. Je ne vois plus aucune traduction, aucune prise immédiate pour en comprendre la signification. Il ne me reste qu'à laisser pour le moment ce verbe tel quel, sans le comprendre (« Au commencement, Elohim bara les ciels et la terre ») et demander, à la suite du rédt biblique, ce que je ne peux demander à une définition. (Je vais mettre en italique le mot créer, qui traduit bara, pour me rappeler que je ne sais pas ce qu'il veut dire.)
Le premier déploiement du verbe arrive dès le premier chapitre : pour le dieu de ce rédt, créer, c'est dire (« Elohim dit : "Que la lumière soit" ») et c'est faire (« Elohim fait le plafond (...), les deux grands lustres (...) Elohim crée les poissons et les oiseaux (...), fait le vivant sur la terre »). Mais lorsqu'Elohim en arrive à l'humain, créer, ce n'est plus dire et ce n'est plus seulement faire. En effet, pour créer les humains, le dieu fait et ne fait pas. Il commence par annoncer ce qu'il va faire en ces termes : « Elohim dit : "Nous ferons adam en notre image selon notre ressemblance. Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des dels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre." »
La suite du texte est étonnante si, comme l'ont fait les Pères grecs, on y prend garde. Alors qu'Elohim venait de dire : « Nous ferons adam en notre image, selon notre ressemblance », le dieu ne fait pas ce qu'il a pourtant lui-même annoncé : « Elohim crée l'adam en son image. En son image il le crée. Mâle et femelle il les crée. » Le programme n'est pas rempli : Elohim ne crée qu'en l'image et pas selon laressemblance.
Ainsi donc, créer l'humain n'est pas l'équivalent de le faire. Créer, c'est faire, mais c'est aussi ne pas faire. Rien ne va de soi dans cette création : le dieu unique parle tout à coup — fait rarissime — au pluriel, en mystérieuse relation (« Nous ferons »), pense ses créatures au pluriel (« Ils assujettiront ») et crée deux êtres vivants. Possibilité d'un autre « nous ». Mais seulement possibilité, car ils ne sont encore que « mâle et femelle », et non homme et femme. Dès qu'il a fait l'humain en son image, c'est-à-dire mâle et femelle, le dieu s'arrête. Il ne fait donc pas tout ce qu'il avait dit. Ou plutôt, si je lis mieux, il ne fait pas à lui seul ce qui avait été dit par ce « nous » mystérieux du « Nous ferons l'humain ». Elohim fait sa part à lui, littéralement en l'image de nous et laisse à faire — à qui ? — comme la ressemblance de nous.
Ce texte est d'une densité vraiment incroyable et nous pouvons nous plaindre d'une telle concentration de sens ! Ou bien le ledeur peut trouver que je vais trop loin dans le détail. Voudra-t-il patienter ? Sans aller plus loin pour le moment dans le récit de création, je cherche où apparaît explicitement la paternité divine, à quelle occasion, dans quels termes.
 

Dieu au masculin


Dès le début de l'Exode, ce qu'est le créateur divin pour l'humain s'édaire. C'est là, me semble-t-il, qu'il choisit explicitement un mode de relation, il dit à quelle place il se tient par rapport au premier peuple auquel il s'adresse. Parlant à la première personne et au masculin, ce dieu dit à Moïse : « Dis à Pharaon : "Ainsi a dit YHWH : Mon fils, mon aîné, c'est Israël. Je te le dis, à toi : renvoie mon fils" » (4,22- 23). Il appelle son fils à sortir d'une Egypte-matrice où le petit dan des fils d'Israël était venu se nider jadis et où il s'est considérablement développé. Toutes les images d'un accouchement apparaissent alors : les dix plaies qui contractent le corps de l'Egypte, l'expulsion du peuple hébreu, la mer rouge à traverser entte les eaux... A main forte et à bras étendu, le dieu protège son peuple dans le dangereux passage de la mer ouverte ; il l'accompagne et le guide jusqu'à la Loi. Le dieu de l'Exode ne se contente pas de se dire père, il pratique à plein la paternité.
Dieu Créateur, Dieu Père... Entre un créateur qui ne fait qu'à moitié et un père, le rapprochement est possible et même, pour ainsi dire, évident, puisque le père n'est lui aussi que pour moitié dans la création de ses enfants. Le père, lui aussi, fait et ne fait pas tout. Il fait avec une autte et laisse ce qu'ils font ensemble se développer en cette autre. Ce titte de père peut en soi nous étonner pour un dieu que l'on croit suffisant, puisqu'un père (comme une mère d'ailleurs) c'est toujours celui qui a besoin d'un autre pour l'êtte. Je vais y revenir.
Certes, la Bible ne manque pas de passages où le dieu parle de sa sollidtude à l'égard de son peuple, de sa fidélité sans faille, comparant son amour avec celui des femmes pour l'être qu'elles mettent au monde : « Celles-là [les femmes] mêmes oublieraient-elles [leur enfant], moi je ne t'oublierai pas » (Is 49,15). Pourtant, malgré les nombreuses traces des qualités maternelles de ce dieu — tendresse et entrailles —, dans toute la longueur des livres bibliques, le dieu demeure au genre masculin et la référence paternelle se maintient.
Dans nos cultures où le statut des femmes a considérablement évolué, on a cherché en quoi Dieu pouvait être aussi « mère », pour que la valeur féminine ne soit pas inférieure à la valeur masculine et soit également représentée dans la divinité. On a alors mieux remarqué que la dignité égale de la femme se trouvait plus radicalement assurée d'être posée avant toute paternité ou maternité dès le premier mot de la création des humains, puisque ce n'est pas l'homme qui est créé en image de Dieu, comme on le dit trop souvent, mais la relation différenciée, image et seule image de Dieu. Le récit donne donc à l'égalité des sexes la plus grande garantie possible : divine. Egaux entre eux, les humains régneront ensemble sur la terre, dit Elohim. Cependant, tandis que l'égalité des humains des deux sexes est fortement reconnue, la Bible, tout aussi fortement me semble-t-il, résiste à identifier comme mère le dieu créateur.
Est-ce parce que l'Ecriture serait « sexiste », écrite par des hommes au mépris des femmes ? Peut-être... On peut pourtant explorer une autre hypothèse : le dieu au masculin et la paternité divine ne relèveraient pas du mépris pour les femmes, mais, au contraire, d'une « humilité divine ». Humilité par rapport aux humains des deux sexes, que nous ne sommes pas toujours prêts à attribuer à un dieu, sans doute plus souvent imaginé comme un créateur omnipotent et autocrate que comme un dieu qui ne veut pas être cela.
Le mot « père » lui-même peut avoir subi des déformations et ne plus signifier véritablement la paternité, mais évoquer irrésistiblement un pouvoir sans partage. Le (vrai) père — celui qui a besoin d'une autre pour le devenir — ne correspond pas, il est vrai, à l'image d'un dieu créant tout, seul, à partir de rien. Dire que Dieu est Père, c'est le voir comme celui qui n'est certes pas pour rien dans notre advenue au monde, mais qui n'y est pas pour tout... Y a-t-il un passage possible d'interprétation dans cette direction ?
 

La part de l'autre


Je reviens à quelques évidences premières qui sont utiles pour avancer dans le déchiffrage symbolique de la figure du Père Qu'est-ce qu'un père ? D'abord un géniteur, celui dont la semence est sortie et allée dans le corps de l'autre géniteur. Le père est celui qui a commencé à semer, mais dans le corps duquel l'enfant n'a pas été conçu, dans le corps duquel l'enfant n'a pas demeuré. Enfin, le père est celui qui a parlé pour reconnaître comme venant aussi de lui l'enfant né de la femme.
Quiconque récite le « Notre père » s'adresse à un père qui n'est pas ici mais « dans les deux ». Géniteur mystérieux, extérieur à notre monde. A portée de voix cependant. Les humains auraient donc été semés par un père divin qui les reconnaît comme fils. Semés où ? Dans la terre ? Certes, bien des mythologies parlent de la terre-mère. Mais c'est une terre, justement, c'est-à-dire un réceptacle passif d'une semence divine qui contiendrait à elle seule la vie. La terre-mère n'est pas une partenaire à égalité avec le dieu semeur, elle ne fait qu'offrir le lieu nourrissant, favorable à la croissance d'un homoncule déjà complet dans la semence divine — ou masculine, puisqu'on a longtemps ignoré l'existence d'une « semence » féminine.
Or, ce n'est ni ce dieu, ni cette conception de la vie qui apparaissent dans la Genèse. Il ne s'agit pas d'un dieu tout-faisant mais du dieu « créateur », c'est-à-dire, comme nous venons de le voir, de celui qui fait à demi, qui laisse à l'autre (?) sa part dans l'oeuvre à faire. Quelqu'un d'autre doit agir à son tour, puisque la premier acte, celui du dieu, n'a fait que commencer l'humain.
D'ailleurs, n'est-ce pas le sens des premiers mots de la Genèse ? « En un commencement... », dit littéralement l'hébreu. En ce premier récit de création, le dieu ne fait que commencer la vie, ne fait que mettre en route la vie humaine. Un autre acteur va donc intervenir ensuite pour continuer, parfaire, accomplir. Si je m'en tiens à la stricte lettre du texte, l'acte du dieu qui crée le « terrien mâle et femelle », cet acte divin ne suffit pas à faire apparaître « homme » et « femme ». Sans doute ne veut-il pas suffire.
Je reviens maintenant à la question « image et ressemblance ». « Image » : « tsélem », mot masculin en hébreu. « Ressemblance » : « demout », mot féminin. Elohim crée en « tsélem » (masculin) et pas selon « demout » (féminin). Ce nouveau détail semble coïncider avec ce que nous venions de supposer : un dieu qui ne fait que sa part dans la création de l'homme et qui laisse à faire la part de l'autre. Ce qu'il a fait est masculin, ce qu'il ne fait pas est féminin. Coïncidence ? Peut-être... Si ce n'était pas fortuit, cela amènerait encore de l'eau à notre moulin : le dieu de la Genèse n'a fait que la moitié de la vie, n'a fait que ce qui revient au père. Nous voilà à présent confrontés à la deuxième partie de la question, et elle n'est vraiment pas facile : où y a-t-il dans ce rédt, en face de ce dieu qui crée, c'est-à-dire, si nous avons bien lu, qui agit seulement comme père divin, où y a-t-il la mère, celle qui apportera l'autre composante de la vie humaine et qui la fera naîtte ? Il n'est certes pas fadle de répondre à une telle question, que ce soit en six ou en six cents pages. Mais si le ledeur a encore de la patience, on peut essayer d'avancer, en tâtonnant...
 

Où est la mère ?


Le verbe créer disparaît lorsque le second récit, celui de l'Eden, s'ouvre. Comment chercher la mère dans un mythe qui n'en comporte apparemment aucune ? Une des façons de faire, c'est de chercher qui remplit des fonctions maternelles. Par exemple, cet humain, ces humains mâle et femelle qu'Elohim a commencés, où vont-ils se nider pour naître en tant qu'« homme » et « femme » ? Ces deux mots, tout de même si importants et qui n'étaient curieusement pas apparus au premier rédt, vont arriver maintenant au second. Comment ?
Il ne s'agit plus cette fois de la décision unilatérale d'Elohim de créer. Le dieu dont le nom est maintenant YHWH Elohim, semble s'être retiré de ce niveau d'initiative. Et c'est l'humain, cette fois, au chapitre 2 de la Genèse, qui met en route le processus. YHWH Elohim a bien présenté à l'adam tout animal pour qu'il les nomme. Mais la variété des animaux ne change rien, et le dieu lui-même semble n'y rien pouvoir. Tant qu'en l'humain n'est pas venu du nouveau, l'adam — humain, terrien (de « adamah », terre) — reste adam. Et ce nouveau qui va achever l'oeuvre commencée, ce n'est plus le désir de Dieu, c'est celui de l'humain. Comme l'adam ne trouve pas dans ce que lui présente le dieu cette « aide en vis-à-vis » grâce à laquelle il ne serait plus seul, il manque, et de ce manque naît le désir pour un autre d'où l'autre va venir. Ce désir d'autre (ressenti symboliquement au côté), YHWH Elohim le façonne en femme. Le dieu ne fait ensuite que présenter la femme tirée de lui à l'adam. Alors, dans la rencontre surgissent les mots « homme » et « femme ». La parole humaine commence.
J'arrête ici la ledure pour chercher si, et où, il y aurait « de la mère » dans ce second récit. Je ne vois qu'un seul lieu de nidation pour l'humain, et ce lieu est d'abord assez surprenant : c'est l'adam lui-même, l'humain désirant l'autre. C'est là que se fait une sorte de conception, étrangement située dans un corps mâle et non femelle, et puis une sortie : la femme sera tirée de l'adam. Mystérieux renversement des lois de la vie. Nous sommes donc avertis : il n'est pas ici question de nature ; ce que le mythe raconte est d'un tout autre ordre.
Nous ne pouvons pas dire simplement que la mère, ici, c'est l'adam, car il ne lui suffit pas d'être adam pour qu'arrive l'autre. C'est seulement lorsqu'il attend un auue qui ne soit pas un animal, c'est seulement à partir d'un désir en lui, enfoui en son corps et au plus profond de son sommeil — c'est seulement ainsi qu'il trouve la femme, celle que le dieu ne crée pas. Pour le dire autrement, il faut d'abord que l'adam ait pu refuser tout autre que le dieu lui présentait, avec lequel il n'était pas en image de Dieu. Puis qu'il désire du plus intérieur de lui-même une autre qui lui est à la fois semblable et différente. Le dieu, certes, intervient alors, mais il ne fait là pour le couple humain qu'une sorte de travail d'accoucheur, assez comparable à ce qu'il fait au livre de l'Exode pour le peuple : faire sortir l'autre de l'un. Puis le former pour le rendre présentable.
De cet inépuisable récit, puis-je maintenant tirer une auue interprétation provisoire, comme toutes celles d'un chercheur, et partielle ?
 

Au plus loin de la toute-puissance


D'une telle lecture, il ressort, me semble-t-il, une philosophie de la Uansmission de la vie divine. Selon le récit biblique, non seulement le dieu ne prend pas toutes les places en ce qui concerne la formation des vivants à son image, mais même il se contente d'un curieux verbe. Je croyais que ce verbe bara était réservé au dieu Elohim parce qu'il était seul assez puissant pour créer. Sans doute. Mais je découvre qu'il est aussi le seul assez respedueux de la place de l'autre pour bara, pour créer des êtres de parole, c'est-à-dire aussi ne pas les faire. Ne pas faire ce qui ne lui revient pas, s'il veut que les humains soient selon sa ressemblance.
Un père céleste qui ne soit que père et pas mère n'est pas aisé à trouver derrière l'image du créateur tout-puissant avec tout ce qu'un tel qualificatif peut évoquer dans les esprits. Je ne doute pas que la théologie ait dépassé l'image de Dieu totalitaire qui règne seul et que l'homme doit servir à jamais. Lorsque le terme de toute-puissance est gardé, elle a été repensée. On parle alors d'une toute-puissance d'amour, par exemple. Reste qu'un dieu tout-puissant évoque d'abord un dieu à la fois père et mère, une force qui n'a à tenir compte de rien ni de personne — et non un dieu qui laisse la place à l'autre. Cette première image peut vivre longtemps dans un homme, dans une culture, dans une religion. Dieu-Père-Mère, ou Dieu-Père-sans-Mère (ou encore Mère phallique, comme dirait la psychanalyse) : figures terribles dont le monothéisme, s'il fait son travail, doit permettre aux humains de s'entre-libérer.
Le créateur de la Genèse est pourtant, si nous avons bien lu, au plus loin de la toute-puissance. De ce point de vue, les critiques que les maîtres du soupçon — Freud, Marx, Nietzsche — ont fait à la notion même de Dieu concerne un autre dieu que celui que nous lisons dans l'Ecriture. Si le dieu unique est celui auquel une humanité infantile aliène sa liberté pour une sécurité illusoire achetée par une bonne conduite, alors, en effet, l'homme qui se lève et qui pense ne peut que le nier, le détruire et enseigner aux autres à s'en débarrasser. Le mauvais dieu, le mauvais Père divin peuvent cependant servir, comme les animaux à l'adam, à ressentir un refus : ces figures peuvent bien être celles que l'homme redoute, mais ne peuvent représenter le dieu avec lequel l'homme désire entrer en relation. Nos grands savants et philosophes ont bien parlé du « Dieu pervers », comme l'a appelé Maurice Bellet, mais sans pressentir, semble-t-il, que leur soupçon était voisin du soupçon que le texte biblique lui-même oppose aux faux dieux, ceux qui occupent toutes les places...
 

La ressemblance divine


En face du père céleste, une mère serait donc là : entre les humains, dès que surgit en eux le désir, non de l'autre comme objet, mais de la relation à l'autre. Le dieu Père, lui-même relationnel (« Nous ferons »), aurait ainsi comme vis-à-vis maternel une autre relation, la relation humaine. Un certain équilibre des figures du récit est ainsi atteint selon une logique symbolique qu'on peut ne pas choisir, mais qui a sa cohérence propre.
Poursuivons l'exploration de cette hypothèse : si la mère de l'humain dont Elohim est le père, c'est la relation entre les humains, estce n'importe quelle relation ? Nous pouvons aisément supposer que non : il s'agit cette fois de faire advenir la ressemblance divine que le dieu n'a pas faite. Notre propre expérience nous fait assez pressentir combien certains modes de relation ne font pas advenir en nous de ressemblance divine... Quelle relation enfantera l'adam de l'un et l'autte sexe, quelle relation permettra que mâle et femelle deviennent homme et femme ?
« Celle-d, cette fois, os de mes os et chair de ma chair, à celle-ci il sera crié femme, car d'homme elle a été tirée. » Cette parole par laquelle l'adam commence à reconnaître sa propre substance en une autre a été précédée par une parole que le dieu a posée précisément entre la formation de l'adam et de la femme. Un interdit, le seul de ce récit des origines, a préparé la rencontre. Il prend tout son sens d'être situé dans la relation justement, puisque cet interdit, c'est celui de la « dédifférenciation », l'interdit de manger pour connaître. Parole qui instaure la non-dévoration mutuelle, la séparation entre eux, l'altérité de chacun.
Cette hypothèse de la relation-mère peut certes rejoindre ce qui est dit depuis si longtemps par les chrétiens : l'Eglise comme Mère. Je crois qu'on peut trouver dans le texte de la Genèse une fort intéressante mise en garde à ce propos. Cette mère d'« homme et femme » n'est pas une institution qui leur serait extérieure, pas un temple dans lequel il leur faudrait rentrer et demeurer, un lieu de rassemblement qu'il leur faudrait rejoindre. C'est leur relation même, relation instituée dont un tiers divin a donné la loi. Cette loi n'a elle aussi rien d'un commandement qui enserrerait l'être, d'un règlement qui prescrirait ce qu'il faut faire ; elle est purement négative : ne pas manger l'autre, si l'on peut ainsi la résumer.
La relation-mère n'est pas une « institution » au mauvais sens où on l'entend souvent, un lieu fermé à l'intérieur duquel on se nide, mais où l'on doit demeurer nidé, sans croître ni naître. Ce n'est pas l'institution qui est la « mère de ressemblance », mais la relation instituée, non close, gardée seulement par l'interdit d'être l'autre. Dans cette optique, l'institution, qui ne serait pas en elle-même la mère, serait là pour la permettre, pour rendre possibles — en transmettant récits et loi sans emprise sur les personnes — des relations telles qu'elles soient porteuses de la ressemblance divine pour chacun.
Je pense en terminant à ce que les deux testaments nous racontent lorsque doivent venir au monde un patriarche, un prophète, le messie... Il est très remarquable que cette vie ressemblante à Dieu ne viendra pas sans que le couple qui l'engendre n'ait avancé à travers une épreuve — la stérilité, par exemple — vers une nouvelle relation. Abraham et Sarah sont les premiers à faire advenir entre eux un autre rapport, tellement autre qu'ils changent de nom, et que ce qui fait alliance de chair entre eux est circoncis, marqué de l'alliance divine. Ainsi se fera, dans cette relation divinisée, la transmission de la vie divine. Comment ne pas mentionner enfin la relation entre Joseph et Marie ? Elle aussi traversera une épreuve que le désir de Joseph, cherché comme celui d'Adam au fond du sommeil, transformera en « accueil de l'accueil » de Marie à cette vie divine. A ce point de vue, la mère de Jésus, c'est bien Marie ; mais la Mère qui accueille le Fils du Père, peut-être est-ce la relation entre cet homme et cette femme.