L’autre tient une place centrale dans notre vie. Tantôt complice, tantôt rival, il éveille en nous, depuis le plus jeune âge, l’envie ou la peur. Se combine ainsi toute une gamme d’images qui peignent un paysage intérieur où l’autre habite une place imaginaire et féconde. Mais c’est aussi la parole de l’autre qui vient briser ce paysage, ouvrir une écoute, faire sortir de soi, nourrir un désir qui tire sa force de la traversée des peurs et des jalousies. L’amour naît là.

La Bible désigne Dieu comme auteur de cette parole créatrice qui donne vie. En offrant une compagne à l’homme, Dieu fait du couple humain, modelé dans une même chair, un corps unique où chacun est autre de l’autre. L’unité de ce corps vit de l’altérité des deux, d’autant plus quand viennent les enfants. Cette unité est non seulement charnelle et affective mais sociale. Elle donne naissance à une multitude de manières de se lier et de se distancier. Notre identité personnelle et collective en est marquée, « altérée ». Si elle se reçoit pour une part, l’identité de chacun se construit tout au long de la vie, en rapport avec les autres. Elle est enrichie ou blessée par ces relations fondamentales plus ou moins bien vécues, mais sans lesquelles nous n’aurions aucune consistance ni reconnaissance. En fondant notre vie relationnelle, l’autre nous ouvre à notre propre altérité, à une vie intérieure qui s’élargit en nous à la mesure des relations qui nous construisent.

L’autre en question

Cette place de l’autre, fondatrice de notre identité, est menacée quand le sentiment d’être perdant dans la relation l’emporte sur le désir de la rencontre. L’autre prend la figure du voleur qui vient dérober et diluer ce qui nous identifie le plus proprement?: langue, religion, protection sociale, travail, etc., mais aussi notre espace social avec les conventions et codes qui le spécifient. Il suscite la peur, source de violence. D’autre qu’il était, il devient ennemi. La paix sociale et notre identité collective en ressortent alors fortement ébranlées. La construction sociale semble s’arrêter face à la crainte d’une submersion, alors que les situations appellent à développer les relations et à imaginer l’avenir ensemble.

En Église aussi la place de l’autre met aujourd’hui en question l’identité chrétienne. Sortir de soi, personnellement et en communauté de foi, aller à la rencontre de l’autre, prôner le dialogue avec le monde, les religions, les « autres », cela ne risque-t-il pas d’amoindrir la différence chrétienne et ses exigences évangéliques, au bénéfice d’un humanitarisme trop imprécis?? Cela ne nuit-il pas à la capacité de peser suffisamment sur un monde où règnent l’injustice et la violence?? Inversement, s’en tenir à l’héritage et au soin de la communauté, ne conduit-il pas à figer le processus engagé depuis la rencontre de Pierre et de Corneille (Ac 10 – 11), à sacraliser des manières trop historiques de croire, de célébrer, de prier et porter l’Évangile?? N’est-ce pas alors préjuger de l’autre, manquer la rencontre et un chemin commun de conversion, dans un monde difficile, certes, mais dont l’avenir est confié à tous, « justes et injustes »??

Ces deux questionnements légitimes risquent d’oublier le Christ vivant et l’Esprit qu’il nous a laissé. Dans la chair et l’histoire des hommes, Jésus manifeste l’altérité radicale de Dieu, jusqu’à donner sa vie pour rassembler et sauver toute l’humanité. En lui, le Tout-Autre se rend accessible à tous et propose son alliance?: renaître à sa vie dans l’amour du prochain et rouvrir sans cesse l’avenir fermé par la violence, la peur et le manque de foi. Le chemin du salut chrétien passe par l’accueil et la rencontre de l’autre, toujours au-delà de l’expérience qu’on a de lui. Aujourd’hui, l’autre de qui nous tenons la vie mais dont la fragilité nous menace si nous n’en prenons pas soin, c’est aussi la planète, notre « maison commune », rappelle le pape François (Laudato si’).

Seuls le décentrement et la perte de soi au profit du prochain donnent la joie de rencontrer un Dieu plus grand qui fortifie la liberté et les liens tissés. Depuis les évangiles, se joue là une expérience de l’Esprit saint. Elle est renouvelée par les phénomènes migratoires, et l’avènement de sociétés très mêlées, où les problèmes économiques et écologiques jouent un rôle décisif. Cette expérience de l’Esprit dans la rencontre de l’autre a fait l’objet de nombreux articles dans Christus, depuis les origines de la revue. Il valait la peine d’en réunir quelques-uns dans ce hors-série, pour éclairer dans toute sa dimension spirituelle cette problématique de l’autre.

Au commencement, la voix intérieure

Comme pour Abraham, le point de départ est une voix intérieure qui éveille l’oreille et le cœur, elle appelle comme un ami très présent et attirant. C’est à la fois une irruption et un arrachement à soi. Quitter ses repères les plus habituels, se lier par la seule parole en une alliance dont on ignore le terme et le chemin, est une naissance dans la foi. C’est le commencement d’une relation étonnante qui donne sens et goût à la vie. Par là, nous pouvons dépasser ce qui, jusqu’ici, a constitué ce que nous sommes, sans l’oublier ou le mépriser. Mais d’où vient cette présence de l’autre en nous?? Comment se manifeste-t-elle et comment prend-elle place en nous??

Elle se déploie dans une rencontre qui prend des formes très variées mais est toujours habitée par une parole personnelle?: elle a la soudaineté d’une prise de conscience lumineuse au milieu de la nuit, comme pour Jacob. Ou elle fait irruption quand on ne l’attend plus, comme Moïse au buisson ardent, ou encore elle s’immisce doucement comme la brise qui rend courage à Élie. Relation d’aide, amitié ou amour, écoute attentive et fraternelle, et bien d’autres situations relationnelles deviennent ainsi une « terre sainte », des lieux privilégiés de cette présence mystérieuse.

La présence de l’autre donne goût à la vie. Elle invite à sortir de soi et à trouver les marques d’amour, les actes, les paroles (dans la conversation ou la prière), qui assurent la présence de l’« Autre » qui échappe et s’efface dès qu’on voudrait la circonscrire ou la toucher.

Épreuve de vérité et parole partagée

Dès lors, comment tenir ensemble la vérité de la rencontre et des relations et la fidélité à soi, à l’appel entendu, à la mission confiée?? Comme toute relation humaine, les rencontres sont faites de conflits, d’évaluations, de jugements. La paix passe par la confrontation, un dialogue en vérité qui ne peut se développer que dans un esprit de pardon, d’amour voulu et tenu même dans le désaccord. Dans le conflit se cache le péché propre à la vie relationnelle?: à l’altérité radicale de l’autre qui me comble, me blesse ou me fait peur, je préfère l’image que j’ai de lui et je l’instrumentalise à mes fins. L’accompagnement spirituel est ici une ressource indispensable pour aider à repérer le péché et le chemin à suivre. L’Église, comme communauté de foi et de partage, est le milieu où chacun peut puiser l’aide fraternelle pour trouver son chemin et dépasser les jugements et ressentiments dans une réconciliation personnelle ou communautaire. C’est au pied de la croix et dans la vérité du pardon que se reconstruit une relation d’amour authentique, où nous sommes, ensemble et tour à tour, l’hôte l’un de l’autre.

Mais c’est aussi en Église, dans l’écoute, la méditation et le partage de l’Écriture que se poursuivent la mise en vérité de la relation et son approfondissement. En étant ainsi « travaillée », elle devient parole de Dieu qui nourrit de sa présence le cœur et le désir de ceux qui la prient et la goûtent. Mais, davantage, l’Écriture donne les clés permettant de « lire » les hommes et les situations, pour y trouver la Bonne Nouvelle dans les gestes et les paroles qui constituent nos relations. Nous découvrons ainsi ensemble comment incarner aujourd’hui quelque chose des manières de sentir et d’agir de Jésus. La contemplation du Christ dessine constamment d’autres visages de ce dernier, qui nous permettent de dépasser nos tentations d’arrêter la marche, et ainsi d’intégrer à notre foi l’autre de la foi.

« La divinité se cache… et se montre »

Vient ici l’heure de tout donner, et de faire toute sa place à l’autre, à l’image de Jésus lui-même qui s’offre tout entier au Père et aux hommes. Suivre le Christ dans sa Passion, c’est accepter de se vider de soi-même, de donner en partage ce qui constitue notre identité, pour se reconnaître à la fois identique et différent, en celui que Dieu ressuscite?: le Christ, cet autre qui rassemble en lui tous les autres, y compris ceux qui n’ont pas encore accès à lui, qui sont encore loin dans le temps et l’espace, mais dont l’altérité est essentielle pour composer le visage divin du Christ. Dans la Passion, « la divinité se cache », saint Ignace nous invite à en contempler les effets?: brisé et pendu sur la croix, le corps du Christ ressuscite dans la foi de ceux qui ont tout reçu de lui. Ils reconnaissent et assurent désormais sa présence créatrice dans le monde, et son Esprit ne cesse de se donner et de susciter les gestes d’un vivre-ensemble pluriel et fraternel. La contemplation de la Passion et de la Résurrection nous laisse identiques et différents. Identiques dans le désir des liens témoins de la justice et du pardon de Dieu, mais différents dans la manière évangélique de les incarner. Dans sa mort, Jésus a englouti les étroitesses du « vieil homme » que nous sommes et qui voudrait trouver en l’autre un croyant en tous points identique à nous-même.

« L’amour se met dans les actes »

Comme l’évoque la contemplation finale des Exercices spirituels, « pour obtenir l’amour », c’est dans l’ordinaire de la vie que se joue la différence chrétienne. Non dans une affirmation religieuse de soi qui isole et particularise, mais dans une solitude ouverte reconnaissant l’œuvre de salut de Dieu dans la justice et la bonté de l’autre, et offrant à Dieu tous ses efforts pour tisser des liens sociaux plus justes où personne n’est oublié, en particulier les plus faibles, les plus lointains, les plus souffrants. « L’amour se met dans les actes », dit la méditation, et « celui qui aime donne et communique à celui qu’il aime ce qu’il a ».

Aller vers l’autre, comme Pierre s’est rendu à l’appel du centurion Corneille, c’est aller vers les périphéries. Et, à l’image du Samaritain, c’est l’amour comme réponse à l’autre, quel qu’il soit, qui devient le critère de l’amour du prochain. La rencontre avec lui s’opère à partir de son regard et de ses blessures, qui touchent d’abord mes sens à la périphérie de moi-même. Avec le Christ, l’amour commence toujours avant que je n’aie la volonté d’aimer, et cette réponse d’amour à l’amour me déplace aux confins de mon identité. L’amour autocentré de soi devient étranger et signe d’un monde passé, tandis que l’amour de l’autre replace au centre la rencontre et le lien d’avenir qui s’y tissent.