« Perdu dans la foule du métro, je tente de capter ton regard » Leonard Cohen, Stories of the street
 
Aujourd’hui, nous sommes immergés dans un monde numérique qui, par bien des aspects, nous fascine tout autant qu’il nous inquiète. Quand nous repensons à nos modes de vie, à nos organisations personnelles, familiales ou professionnelles dix ou vingt ans en arrière, nous sommes obligés de constater combien les technologies ont bouleversé nos repères, notre rapport au temps et aux autres, jusqu’à la perception du monde qui nous entoure.
Internet nous est certes d’abord apparu comme un dispositif technique, comme pouvaient l’être le téléphone ou la télévision, un outil d’échange et de communication, un outil d’accès à du savoir, un outil de distraction et de consommation culturelle. De fait, l’usage de la messagerie, qui est longtemps resté un des principaux motifs d’accès au net, pouvait se voir comme une simple accélération du service postal classique. Aujourd’hui, l’accès à des services en ligne (prendre un billet de train, réserver ses vacances), ou encore le téléchargement d’un film ou d’un livre, nous apparaissent comme la résultante d’un enchaînement d’opérations techniques dont nous ignorons totalement la complexité sous-jacente, mais qui ne fait somme toute que nous « simplifier la vie », tout en démultipliant nos possibilités de choix.
Cette dimension technique est en soi une révolution. Tout d’abord, elle nous affranchit des limites spatio-temporelles. Il n’est pas anodin de pouvoir commander, si nous le souhaitons, le dernier best-seller de notre choix à deux heures du matin, pour qu’il nous arrive en 48 heures dans notre boîte aux lettres. De même, remplacer la pièce défectueuse de notre console nécessite une commande au Japon ou en Chine ? Aucun problème, dès lors que nous disposons d’un numéro de carte bancaire en cours de validité.
 

Au-delà d’une simple révolution


Rien de tout cela n’aurait été possible sans la révolution technologique apportée par l’industrie des microprocesseurs. La miniaturisation considérable des moyens de stockage et de calcul a permis à la fois une démultiplication des capacités de transmission et la conception d’équipements individuels maniables et transportables. Au crédit de cette miniaturisation, on doit également apporter le développement et la généralisation des interfaces graphiques intuitives (pas pour tout le monde…), telles que Windows. Par ailleurs, parce qu’elle nécessite de notre part un apprentissage, une adaptation, une domestication (au propre comme au figuré), cette dimension technologique est à l’origine d’un choc non pas de civilisation, mais de transmission. On peut qualifier d’inversion générationnelle ce constat fait par tous les éducateurs et parents : le niveau de maîtrise de l’environnement technologique est nettement supérieur au sein des nouvelles générations par comparaison avec les plus anciennes.
Même si nous ne devons pas oublier que ce que l’on appelle « le numérique » n’est jamais, à la base, qu’une suite de 0 et de 1, transmis via un signal électrique, il nous a bien fallu admettre que ce qui se jouait là allait bien au-delà d’une « simple » révolution technologique. Une des raisons provient de cette essence même, cette nature de signal. Car passer du traitement analogique de l’image par exemple, où ce que je vois est la représentation unique et définitive du réel, au numérique, où ce que je vois est le résultat d’un calcul, ouvre la porte à de vertigineuses possibilités. Nous devenons familiers de ces retraitements d’images photographiques, qui permettent ici de transformer un mariage pluvieux en mariage heureux, là d’effacer un poil disgracieux sur un visage ou d’améliorer la luminosité d’un paysage. On peut en sourire ou le déplorer, mais tout cela ne nous amène-t-il finalement pas à revenir au bon vieux réel, comme ces fans, abreuvés d’enregistrements de leur star préférée, mais qui se précipitent toujours plus nombreux à ses concerts pour la voir en chair et en os ? Pouvoir dire : « J’y étais » a encore de la valeur ! Cela devrait nous faire réfléchir à l’attrait de nos célébrations liturgiques…
 

Plongée dans un océan


Une autre propriété, et non des moindres, de cet environnement entièrement calculé est son aspect immersif. Nous voici embarqués pour un nouveau continent, le numérique. Aussi impalpable que l’Atlantide, mais beaucoup moins mythique. À l’abordage, nous exhorte-t-on ! Plonger, immerger, naviguer… ces analogies maritimes parlent d’elles-mêmes. D’où vient ce sentiment d’engloutissement ? Tout d’abord, il n’est pas jusqu’au moindre objet d’usage courant qui ne finisse désormais par être « connecté ». Passe encore pour le téléphone ou notre téléviseur. Mais nos réfrigérateurs, nos montres, nos vêtements, nos lunettes… est-ce bien nécessaire, nous demandonsnous ? Quant au téléphone, il devient lui-même « grande oreille », comptant nos pas et nos calories, mesurant en permanence notre fréquence cardiaque, évaluant le niveau de pollution auquel nous sommes soumis, et transmettant tout cela à un Big Brother qui n’a rien de mythique et qui, tout à sa bienveillance de vainqueur, saura nous proposer l’offre commerciale la plus ajustée à nos besoins, réels ou supposés. Le vieux rêve du publicitaire – pouvoir proposer le bon produit à la bonne personne, au bon moment – est devenu réalité [1] ! Nous voici en quelque sorte « résumés » à une suite de données, certes massives, mais avec une fâcheuse impression de morcellement. Pensons à ces liseuses qui, chaque soir, nous informent de notre temps moyen de lecture, et nous indiquent triomphalement que nous avons passé un total de 22 heures 43 minutes à lire L’idiot. L’homo numericus succèdera-t-il à l’homo sapiens ? Ce changement de paradigme amène à des bouleversements que nous n’avons pas encore intégrés dans nos modes d’expression, tels ces messages d’accueil de téléphones portables, où le destinataire de l’appel indique : « Je ne suis pas là pour le moment, mais vous pouvez laisser un message… » Que veut dire « être là » dans un univers qui semble échapper totalement à l’histoire… et à la géographie ? Nos pratiques culturelles et relationnelles s’en trouvent chamboulées, nos processus cognitifs doivent s’adapter à un mode « non linéaire », notre psychisme même – au travers de la question de l’identité – peut s’en trouver perturbé [2]. N’oublions pas également les pathologies addictives – parfois extrêmement perturbatrices – auxquelles peuvent conduire ces pratiques. Et interrogeons-nous sur nos propres façons de réagir à l’injonction préemptive que nous imposent les nouvelles technologies.

La Galilée numérique


Cependant, au coeur de cette Galilée numérique, il ne faut pas longtemps pour croiser des signes, bien réels, de vitalité spirituelle ! Tout d’abord, force est de constater que « l’homme à la recherche de Dieu lance aujourd’hui une navigation » [3]. Taper « Dieu » dans Google remonte plus de 125 millions de pages (en français). Ainsi, de même que ceux qui approchaient le Christ ne savaient pas vraiment ce qu’ils allaient trouver ni entendre, la recherche de sens et de transcendance de nos contemporains trouve aujourd’hui de nouveaux chemins. Le vocabulaire associé à ces outils numériques (sauver, convertir, justifier…) recèle en lui-même de nombreuses connotations spirituelles. Et, de fait, les analogies entre monde virtuel et vie spirituelle ne manquent pas. Puisque l’on est dans le domaine de l’homonymie, le terme de « présence réelle » que les chrétiens associent à l’eucharistie n’est-il pas un précieux contrepoint ? D’un autre côté, la foi qui discerne le corps du Christ dans une hostie élevée par le prêtre ne fournit-elle pas une information supplémentaire à ce que les yeux voient déjà [4] ? N’est-ce pas précisément là une forme de « réalité augmentée » ? Ainsi, de la même façon que l’avion nous a fait comprendre le monde autrement, l’irruption du numérique bouleverse notre propre expérience, par un nouveau langage symbolique, des analogies éclairantes, des paradigmes inattendus. Il y a donc un appel à nous laisser véritablement subvertir par les possibilités quasi infinies d’expériences offertes par les nouvelles technologies. Après la contemplation, osons l’expérience… puis la relecture !
 

Le paradis des amis virtuels


« L’enfer, c’est les autres », assénait un célèbre philosophe du siècle dernier. De nos jours, il semble que la félicité se mesure au nombre de ses amis sur les réseaux sociaux. Heureux retournement, en définitive ! Autre paradoxe : désormais le prochain est essentiellement un inconnu. Et peut-être ne le rencontrerons-nous jamais en personne ! On ne s’étendra pas sur toutes les ambiguïtés que recèle ce nouveau mode de relation, on se contentera de rappeler que toute relation humaine, via internet ou non, offre prise aux malentendus, aussi bien qu’à l’ambivalence des intentions, sans oublier que la dimension narcissique en est rarement absente… Au-delà, « lorsque nous sentons le besoin de nous rapprocher d’autres personnes, lorsque nous voulons mieux les connaître et nous faire connaître, nous répondons à l’appel de Dieu, un appel inhérent à notre nature d’êtres créés à l’image et la ressemblance de Dieu, le Dieu de la communication et de la communion » [5]. Finalement, rien de très différent du désir de capter un regard dans une rame de métro bondée… Et en même temps, « les relations réelles avec les autres tendent à être substituées, avec tous les défis que cela implique, par un type de communication transitant par internet. Cela permet de sélectionner ou d’éliminer les relations selon notre libre arbitre, et il naît ainsi un nouveau type d’émotions artificielles, qui ont plus à voir avec des dispositifs et des écrans qu’avec les personnes et la nature. Les moyens actuels nous permettent de communiquer et de partager des connaissances et des sentiments. Cependant, ils nous empêchent aussi parfois d’entrer en contact direct avec la détresse, l’inquiétude, la joie de l’autre et avec la complexité de son expérience personnelle » [6]. Même à l’heure numérique, la pause « discernement » s’impose ! 
 

L’Église aux dimensions de la toile


« Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20). N’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur le sens nouveau que prend cette phrase du Christ dans l’univers numérique ? Où est l’Église, son épouse ? Pendant vingt siècles, celle-ci s’est progressivement étendue (avec plus ou moins de succès) sur tous les continents, des hommes et des femmes sont allés aux confins de la Terre, faire connaître Celui qui les avait envoyés. Aujourd’hui, certains n’hésitent pas à parler d’« Église liquide » [7], d’autres s’inscrivent à des paroisses virtuelles [8], d’autres encore se forment [9] ou suivent des retraites en ligne (cf. l’article sur ce sujet, pp. 450-458). Comment concilier la réalité d’une Église de moins en moins géolocalisée avec l’expérience liturgique et l’administration des sacrements dont elle a la charge ? La question n’est pas nouvelle depuis la création de la messe télévisée… Posée à nouveaux frais, elle doit stimuler la réflexion théologique contemporaine, en lien avec l’expérience pastorale, afin de « penser la foi à la lumière de la logique du net » [10]. Qu’est-ce qui différencie connexion et communion ? L’écran est-il le lieu de l’apparition, ou une fenêtre ouverte sur celle-ci ? Le signal électrique, seule réalité physique en oeuvre dans le numérique, doit-il être considéré comme une « matière » tangible, le substrat potentiel d’une autre nature de rites ? La cyberthéologie nous invite à nous laisser déplacer vers ces nouveaux horizons, et ne pas refuser « l’invitation au voyage ».

Une nouvelle intelligence de l’humanité


Au travers de ce périple dans ce qu’il faut tout de même bien appeler la « réalité » numérique, nous prenons progressivement conscience d’une nouvelle façon, proposée à l’humanité, de se comprendre comme un tout. L’illustration la plus parlante est certainement, de ce point de vue, le partage des savoirs et des connaissances qui se vit au quotidien, depuis la façon de tenir une perceuse ou de monter des oeufs en neige, jusqu’à l’accès à des encyclopédies collaboratives telles que Wikipédia [11]. Voici que, spontanément, une multitude d’anonymes mettent en commun leurs savoirs et compétences au service du plus grand nombre. Sans parler du covoiturage ou de l’échange de logements, même si des récupérations commerciales déjà évoquées ne manquent pas de voir le jour dans ces secteurs. Émerge alors, sous nos yeux éblouis, un espace de connaissance partagée, d’échange de savoirs et de services, dans une économie du don entre ce que l’on peut appeler des pairs, même si tout n’est pas symétrique. Nous vient alors immédiatement à l’esprit la noosphère teilhardienne, et cette superbe vision prophétique de la part de celui qui n’aura jamais entendu parler d’internet, même s’il entrevoyait déjà l’impact potentiel des médias audiovisuels et des calculateurs : « [...] en confluant selon la ligne de leur centre, les grains de conscience ne tendent pas à perdre leur contour et à se mélanger. Ils accentuent au contraire la profondeur et l’incommunicabilité de leur ego. Plus ils deviennent, tous ensemble, l’Autre, plus ils se trouvent “Soi”. [12] » Pour faire bref, au-delà de l’intelligence collective, la convergence dans l’exaltation des différences.
 

Cette expérience collective de l’infini


Une autre dimension spirituelle à laquelle nous permet d’accéder le numérique est « cette expérience collective de l’infini » [13], dans laquelle chaque témoin particulier est indispensable et doit tenir pour nécessaire l’expérience des autres. Nous savons pourtant bien que, comme l’océan, le Web est un univers fini. Nous savons également qu’il est impossible de l’explorer intégralement à échelle humaine. Notre parcours ne peut y être que mu par notre désir et nos attentes. Mais nous y percevons, nous croyants, une mesure de cette démesure, qui nous fait dire « Dieu est plus grand » [14]. De liens hypertextes en renvois improbables, de vagabondage passif en butinage (plus ou moins) piloté, nous expérimentons ce qui apparaît bien souvent comme la quête interminable d’une vérité finale qui nous échappe toujours. Car ce que nous croyons être l’ultime « clic » vers la réponse que nous recherchons nous renvoie à d’autres liens auxquels renoncer nous expose au risque de « passer à côté ». Comme ces chemins en montagne que nous voudrions tous prendre, mais qu’il nous faut bien délaisser. Or cette absence, ce manque, ce désir… sont au coeur de l’expérience mystique [15].
 
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Au-delà de ce que chacun d’entre nous peut percevoir des impacts de la révolution numérique sur sa vie personnelle, relationnelle ou professionnelle, nous expérimentons le potentiel de cette conversion numérique, pour nous accompagner dans cette « conversion écologique » à laquelle nous appelle le pape François : « Cette conversion implique […] la conscience amoureuse de ne pas être déconnecté des autres créatures, de former avec les autres êtres de l’univers une belle communion universelle. Pour le croyant, le monde ne se contemple pas de l’extérieur mais de l’intérieur, en reconnaissant les liens par lesquels le Père nous a unis à tous les êtres. [16] » Quelle plus belle illustration de cette convergence humaine que ces interprétations musicales collectives unissant autour d’une même partition des musiciens répartis aux quatre coins de la planète [17] ? Plus que jamais, les croyants ont les moyens de se percevoir comme instruments de cette réconciliation universelle.

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[1] Jeffrey J. Maciejewski, « Whom do you follow ? », America, 9 février 2015.
[2] Serge Tisseron, « Culture numérique : une triple révolution, culturelle, cognitive et psychique », www.sergetisseron.com/blog, 7 juin 2012.
[3] Antonio Spadaro, Cyberthéologie. Penser le christianisme à l’heure d’internet, Lessius, 2014.
[4] A. Spadaro, op. cit.
[5] Benoît XVI, Message pour la 43e journée mondiale des communications sociales, 24 mai 2009.
[6] François, encyclique Laudato sii, 47.
[7] Arnaud Join-Lambert, « Vers une Église “liquide” », Études, février 2015.
[8] Andrée Robinson-Neal, « Enhancing the spiritual relationship, the impact of virtual worship on the real world church experience », Heidelberg Journal of Religions on the Internet, vol. 3.1, 2008.
[9] Sur croire.com, domuni.eu, jesus.catholique.fr
[10] A. Spadaro, op. cit
[11] Marc Foglia, « Faut-il avoir peur de Wikipédia ? », Études, avril 2009.
[12] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Seuil, 1955.
[13] Michel de Certeau, « L’expérience spirituelle », Christus, octobre 1970.
[14] M. de Certeau, art. cit.
[15] Dominique Salin, L’expérience spirituelle et son langage, Éditions Facultés jésuites de Paris, 2015.
[16] François, Laudato sii, 220.
[17] Voir, par exemple, Playing for change, https://www.youtube.com/watch?v=Us- TVg40ExM