La mer ? Qu’est-ce qui la caractérise ? Sa puissance lorsqu’elle se déchaîne ? Sa beauté alors que, calme et limpide, elle offre le meilleur d’elle-même ? Ses mystères enfouis dans des fonds insondables ?
Sûrement tout cela mais aussi son aptitude à n’être jamais la même, toujours en mouvement. Elle avance, elle recule, au gré de marées à l’ampleur parfois très spectaculaire, modifiant ainsi complètement un paysage. Ses couleurs se renouvellent sans cesse en diffusant leurs nuances infinies de bleus, de gris, de verts. Son aspect se modifie, passant de la limpidité au trouble, de la tiédeur au glacé... Elle n’est jamais la même.

 Un mystère impénétrable

En surface, la mer semble se donner à approcher assez facilement. Avec un équipement de plongée, même léger, nous pouvons nous donner l’illusion d’en contempler les secrets, alors que nous avons à peine pénétré la masse de ses eaux. En la sillonnant d’un bout à l’autre de la planète sur des bateaux divers et variés, nous nous mesurons à elle, pour notre plus grand bonheur mais aussi au risque de notre vie. Toutefois, à travers cette expérience, nous comprenons vite que l’approche en apparence facile n’est qu’illusion.
En effet, découvrir sa façon de passer inopinément du délice au danger, de n’être jamais la même, nous fascine, nous émerveille, mais aussi nous déconcerte et nous inquiète. Beaucoup éprouvent, tour à tour, la peur de la noyade, de l’engloutissement, un certain vertige devant l’immensité des flots et le mystère de leurs profondeurs, l’effroi de ses tempêtes mais aussi le délice de se fondre en elle, l’exaltation de la navigation, le bonheur de sa contemplation... Séduction et crainte, délices et dangers se mêlent.
Il y a ceux qui naviguent par passion, jamais lassés de se laisser surprendre par l’alliance sans cesse nouvelle du vent et de l’eau. Il y a ceux qui, en nageant, se jettent à l’eau dans un corps-à-corps à la fois sportif et charnel. Il y a ceux qui ne feront que « trempette », n’osant jamais risquer leur corps tout entier. Il y a ceux dont le rêve de la mer cède à la peur et qui, tels des bateaux, ainsi que le chante Mannick, « restent dans le port, de peur que les courants ne les entraînent trop fort ». Il y a ceux qui craignent la mer, car ils ne voient en elle que l’ennemie qui prend, engloutit et ne restitue rien, à l’image de ces vers célèbres de Victor Hugo :

Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune ! 
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis ?


Chacun de nous a des expériences singulières et très personnelles de la mer, qui sont le plus souvent un mélange de sentiments divers, toujours en mouvement, eux aussi. Être né au bord de la mer, avoir navigué dès son plus jeune âge créent un lien avec elle bien évidemment différent de celui d’un citadin qui ne la côtoie qu’une fois de temps de temps. Toutefois, la proximité n’y fait parfois rien, et c’est l’attrait, le désir de se laisser dire la mer par elle-même qui va permettre de tisser une vraie relation et de découvrir ainsi à quel point elle est vivante et nous révèle à nous-même.
Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini tant il y a à dire sur ses rythmes et sur les émotions qu’elle fait naître en nous. En fait, n’est-elle pas à l’image de ce que nous sommes, avec nos variations de teintes intérieures, nos combats, nos contrastes, nos abîmes insondables et cachés, nos doutes, nos troubles ?


Plonger dans ses eaux profondes

Avec elle, nous rendons visite à notre inconscient. Ainsi peuvent s’ouvrir les portes de l’imaginaire et laisser émerger ces monstres marins qui peuplent légendes et mythes. Des monstres enfouis et menaçants, échos de peurs incontrôlables. Il suffit de voir le succès du film Les dents de la mer pour comprendre combien ce qui y est mis en scène nous rejoint profondément. La crainte d’être avalé par un requin – image du monstre qui surgit des fonds invisibles et qui veut notre perte – nous habite, même là où ces squales sont absents. Profondeur de la mer, profondeur de la mère :

Les archives des civilisations livrent une inépuisable richesse mythique de la mère, réceptacle de vie, figure non exclusivement bonne, mais ambiguë, présentant souvent un aspect mortifère. Sándor Ferenczi a eu l’intuition que le ventre de la mère est une mer intérieure dans laquelle l’homme aspire toujours à retourner, d’où cette relation symbolique entre la mer et la mère... Pour lui, le liquide amniotique serait un petit reliquat du grand océan originaire. Son expérience analytique lui a suggéré une profonde analogie entre le corps maternel et l’océan, d’où l’aspiration de l’homme à une régression thalassale.

Cette analogie donne à penser et peut donner envie à chacun de laisser émerger ce qui, dans les eaux profondes de son inconscient, est encore retenu en elle.
Charles Baudelaire, quant à lui, parle de la mer comme d’une symétrie de l’âme humaine :

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !


L’incessante mobilité de la mer a quelque chose à voir avec nos mouvements intérieurs. Elle nous renvoie à ce qui, en nous, bouge sans cesse, et n’est jamais donné ni reçu de la même manière.
Nous sommes là au cœur d’un paradoxe qui dit les tensions, les combats dans lesquels chacun de nous est pris. Délices et dangers, paix et peur, secret et limpidité... tout cela nous habite quotidiennement, et la mer, à la mesure où nous la fréquentons, nous renvoie tout cela. Comment nous laissons-nous enseigner par elle ?
Voici deux petits exercices pratiques à réaliser lors d’une journée sur une plage de l’océan, par beau temps pour l’un et au cœur de la tempête pour l’autre.


Par temps de délices

Lors d’une splendide journée d’été illuminée par un soleil rayonnant dans un ciel bleu profond, sans nuages, l’océan s’étale tel un plan d’eau civilisé et dompté, scintillant de mille nuances de bleu, de gris, de blanc. Un plan d’eau ouvert sur l’infini, car, au loin, vraiment très au loin, l’œil s’égare et l’esprit navigue sur les flots, emporté par l’imaginaire du moment. Au loin, de l’autre côté des flots, il y a l’Amérique. Entre les deux, toutes sortes de bateaux, de planches à voile, ainsi que des baigneurs plus ou moins bons nageurs profitent des délices de ce jour. À quelques encablures, des dauphins sautent et jouent pour le plus grand bonheur des navigateurs.
Tout ce calme et cette beauté donnent envie d’aller nager plus loin, en changeant ses habitudes. Beaucoup ont chaussé des palmes, portent masque et tuba, et les voilà, tels des explorateurs, prêts à aller admirer la mer et un peu de sa profondeur. Quelques personnes s’agacent de ne pouvoir propulser leurs cerfs-volants qui, faute de vent porteur, dessinent de drôles de figures en n’obéissant qu’aux lois de la gravité.
Il fait presque trop chaud en cet après-midi. C’est l’été et ses délices. Un groupe d’enfants, aidés de quelques adultes aussi excités qu’eux, s’activent, à grands coups de pelletées de sable, à consolider un immense château fort, menacé par la marée montante. Chaque vague, pourtant très délicate, vient ronger leur bel ouvrage. Rien n’y fait, même pas les pierres et les algues apportées en renfort.
La mer, inexorablement, suit son propre mouvement et monte, monte. Rien ne l’arrête, même si ses vagues sont des caresses en ce jour de juillet. Elle monte lentement, effleurant avec douceur, presque avec tendresse, tout ce qu’elle rencontre sur son passage : les pieds des estivants, des objets laissés sur le sable et que leurs propriétaires viennent récupérer alors qu’ils sont déjà mouillés, des papiers sales, des sacs en plastique, des algues... La mer ne fait pas de différence.
Est venu son temps de remonter ; alors elle remonte, c’est tout. Rien ne lui fait obstacle sur cette plage, pas même les immenses châteaux de sable. Elle s’arrêtera à l’endroit prévu pour ce type de marée, en laissant cette fois une mince bande de sable modifiant l’aspect de la plage et en obligeant les vacanciers à se regrouper dans un espace qui s’est restreint.
Une vague vient de désagréger dangereusement une partie de la façade du château. Tous s’activent avec encore plus d’ardeur. Les bras s’épuisent tandis que la mer, lentement, doucement, calmement, continue de monter. « Elle va jusqu’où la mer, cet après-midi ? – Elle monte jusqu’au muret, là-bas. – Notre château va être totalement englouti ! »
Effectivement, ayant terminé sa lente remontée, la mer a désagrégé en douceur l’œuvre de sable. Même lorsqu’elle est douce et paisible, la mer impose sa loi. Mais qui s’en préoccupe en ce temps de délices ?


Quand le ciel s’assombrit

Le jour suivant, le ciel s’est assombri, le vent s’est levé, et c’est un tout autre spectacle qui attend les estivants. La mer a changé d’aspect et de couleur. Elle s’agite, se rétracte et lâche subitement d’énormes vagues d’écume blanche qui éclatent avec fracas sur la plage désertée. Au fil de la marée montante, elles se gonflent de puissance.
Quelques voiliers audacieux gitent sous la force du vent, forçant leurs passagers à s’asseoir sportivement sur le même plat-bord pour faire contrepoids.
En fin de journée, au moment où la marée est la plus haute, la mer vient se briser en vagues verticales de plusieurs mètres de haut contre le muret délimitant le chemin côtier. Les voiliers rentrent au port. Les bateaux de pêche ne sortiront pas. C’est la tempête.
Fascinés devant la soudaine brutalité de la mer, les gens affluent sur la plage. Ils restent à bonne distance des vagues bouillonnantes qui, de plus en plus violemment, viennent par assauts successifs laminer la plage et heurter les falaises, les digues et toutes les dérisoires protections bâties par l’homme.
Le drapeau rouge flotte au haut du mât du service de surveillance de la plage pour rappeler, s’il en était besoin, que la baignade est interdite.
En ces jours contrastés, tout le monde est passé d’une contemplation béate et délicieuse de l’océan à celle mêlée de crainte et de fascination. Bien sûr, il y a la déception de ne pouvoir profiter de la mer et de ses délices, mais le spectacle offert par cette tempête n’en demeure pas moins beau, tellement beau...
Ce qui rassure le spectateur, c’est que la mer déchaînée reste en quelque sorte à distance : elle ne pourra atteindre ceux qui, le long de la plage et derrière les murets de protection, la contemplent. Quelles sont les pensées qui les traversent ? Chez certains, ce qui se déroule là n’est d’abord qu’un spectacle. Peut-être ont-ils dans le regard une pointe de défi : « Je te tiens à distance, tu ne peux m’atteindre. » Entre les éléments et ceux qui les contemplent, il n’y a pas de proximité, pas de corps-à-corps, pas d’intimité ; la mer se donne à voir comme les jours précédents. Elle est là, qu’elle soit calme et languissante, ou rugissante et déchaînée. Elle est un spectacle, elle n’est pas une expérience. Ou si peu.
D’autres vivent une véritable rencontre. La fragilité et la petitesse de la condition humaine, révélée par l’immensité des flots et leur puissance, apparaîtra dans sa vérité, comme une évidence plus ou moins pesante. Cette expérience peut devenir leçon de vie.


Des dons toujours proposés

Les belles et bonnes choses sont à cueillir quand elles se donnent à nous. La vie, avec ses délices, nous est offerte sans cesse.
Comment savons-nous en jouir et qu’apprenons-nous de ces dons toujours proposés ? Comment apprenons-nous aussi à reconnaître ce qui nous dépasse, ce qui est plus grand que nous, ce que nous ne pouvons maîtriser ? À le reconnaître et à l’accepter non comme une infirmité, une entrave, mais comme une chance. Une chance ? Celle de savoir accueillir ce qui est bon pour nous et de nous éloigner de ce qui peut tuer cette disposition. Si c’était si simple, cela se saurait ; mais, à contempler et à pratiquer la mer dans cet axe-là, que risquons-nous ? C’est bien la question.
S’il y a du risque quelque part, où se trouve-t-il ? À s’approcher trop près de la Vie ? Ce n’est pas si simple de la choisir et, bien souvent, nous préférons d’autres chemins plus sinueux, plus douloureux, plus mélancoliques. Peut-être avons-nous le sentiment de maîtriser plus facilement ce qui tue que ce qui fait vivre ? Nous sommes ambivalents face à quelque chose que nous ne maîtrisons pas. Nous ne cessons d’avancer et de reculer, pensant ainsi avoir parcouru quelque chemin !
La mer, quant à elle, dans son incessant mouvement, nous montre son cœur qui bat. Elle n’avance et ne recule pas par hasard, car, ce faisant, elle sculpte les terres, même les plus indociles. Elle cisèle la création du plus profond à la surface, elle ne laisse rien de côté. Et nous, à quoi collaborons-nous ? Que laissons-nous œuvrer en nous ?
Il y a des tâches qui ne sont pas à notre portée et que personne ne nous demande de prendre en charge. Il y en a d’autres qui nous incombent. C’est aussi ce que la mer nous enseigne quand nous la fréquentons de près. Nous pouvons naviguer, pêcher, profiter des joies et des délices qu’elle nous offre... mais nous éprouvons très vite que c’est elle qui décide, quoi qu’il arrive. Elle met des limites à notre désir, elle le cadre, le ramenant ainsi du rêve à la réalité et, peut-être, ainsi, de la mort à la Vie !