Aucun germe ne contient en puissance le secret de toute une vie. Une vocation se déclare souvent au gré de rencontres qui bouleversent le cours d'une existence : c'est l'enseignement de tel professeur, le témoignage de telle personne ou la beauté de telle œuvre qui vont produire l'effet d'un choc décisif dans l'orientation d'une vie. Ce choc a la force d'un réveil et d'un appel. C'est l'illumination : voilà le chemin que je veux emprunter ! Faut-il se méfier de ces illuminations brutales de l'appel ? De telles rencontres, somme toute assez rares au cours d'une vie, ouvrent des chemins mais elles ne dispensent pas ensuite de la responsabilité qui incombe à chacun de s'y engager et de tracer sa propre route. La dimension incertaine d'une vocation n'est jamais complètement abolie, avec la possibilité de s'égarer sur des chemins qui ne nous correspondent pas. Enfin le drame pointe, même quand il semble que la voie soit la bonne, car encore faut-il être à la hauteur de l'appel reçu et de la route à suivre. Combien de peurs, de découragements et d'esquives entravent le sens d'une vocation entr'aperçue !

Une vocation est une réponse à un appel qui nous requiert en personne. Mais elle ne découle pas d'une voie jalonnée à l'avance. Avec ou sans Dieu, tout homme doit frayer seul le chemin de sa vie, comme Nietzsche le rappelle dans une belle exhortation à la jeunesse : « Personne ne peut bâtir à ta place les ponts qu'il te faudra passer, toi seul, pour traverser le fleuve de la vie, personne, sauf toi… Il n'existe au monde qu'un seul chemin sur lequel toi seul puisses passer. Où mène-t-il ? Ne le demande pas, suis-le. »1 Le croyant sera plus attentif sur le chemin aux signes de la présence divine, mais ceux-ci demeurent discrets, ils ne sont pas univoques et ne commandent pas l'itinéraire à suivre.

Chacun doit courir le risque d'aller de l'avant et de s'égarer. Chacun doit risquer une réponse à la mesure de l'appel initial reçu. C'est la beauté de l'itinéraire d'Ida, l'héroïne du film éponyme du cinéaste polonais PaweÅ‚ Pawlikowski (2013) : Ida devient sœur Anna parce qu'elle consent à sa vocation comme au risque de vivre, elle ose une réponse en cherchant, dans le monde et les rencontres, des traces de ce qui fait sens pour elle. Quel chemin suivre qui justifie toute la peine que les hommes se donnent pour vivre ? Cette question la taraude, comme toute une jeunesse polonaise des années soixante qui aspire à sortir des voies toutes tracées et des traumatismes du passé.

La force d'un appel et ses incertitudes

Une vocation ne renvoie pas à un sens déjà écrit de notre destinée, mais davantage à l'idée d'un but à atteindre. Elle dessine les contours d'une destinée fondée sur l'ouverture et l'accueil de l'imprévu, plutôt que sur le souci de maîtriser et de planifier sa vie. Elle oriente l'individu dans une direction qui lui est propre mais sans qu'il sache précisément où il va. Certains croient que leur route est tracée quelque part, avec évidemment des déconvenues face aux surgissements d'obstacles imprévus qui barrent l'avancée. Les difficultés sur le chemin sont nombreuses et obscurcissent le sens d'une vocation : est-ce réellement le chemin que je dois suivre ? Est-ce que je ne me suis pas perdu en cours de route ?

Une vocation ne dit pas seulement une vie, mais le plus vivant d'une vie, le vif, le point source. Accomplir une vocation, c'est réussir à faire entendre sa voix singulière, une expression passionnée de soi où chacun est le plus vivant, le plus lui-même, le plus créateur. Cette voix est souvent étouffée par d'autres bruits qui la couvrent ou demeure enfouie dans les profondeurs du silence. Certaines vocations sont empêchées par le poids de l'Histoire ou des héritages familiaux qui obstruent l'accès à cette source. Une personne peut ainsi être entravée dans l'accomplissement de ses potentialités les plus propres, en donnant le sentiment poignant d'un gâchis.

Au commencement d'une vocation, il y a toujours un appel qui touche un être dans son intimité la plus secrète, alors même qu'il en ignore l'origine et qu'il ne sait pas toujours comment y répondre. L'appel dans la vocation sollicite la responsabilité personnelle de s'engager et cette responsabilité apparaît écrasante, on a peur de ne pas pouvoir y répondre, de ne pas être à la hauteur. Il arrive que cette peur paralyse et empêche une vocation d'éclore. Une vocation est ainsi un chemin qui s'ouvre par la force d'un appel et qui est aussi long que la réponse que l'on va lui donner, avec les tâtonnements, les errances et les effondrements possibles.

La structure de l'appel est déterminante dans une vocation, qu'il soit appel de l'autre homme dans l'éthique d'Emmanuel Levinas ou bien appel du beau selon Jean-Louis Chrétien : « Que le beau nous attire, nous mette en mouvement vers lui, nous émeuve, vienne nous chercher là où nous sommes afin que nous le recherchions, tel est son appel et notre vocation. »2 Cet appel, manifeste dans la responsabilité pour l'autre vulnérable ou bien dans l'attirance de la beauté, signifie que l'individu ne possède pas en lui-même les clefs de sa destinée. Il brise sa suffisance et le met en mouvement, en tension vers une altérité qui le rappelle à lui-même et l'excède. Qu'il s'incarne dans la voix d'un autre ou dans celle d'une œuvre, l'appel ne se fait pas à même notre voix, il passe toujours par la voix d'un autre.

Le sens d'une vocation ne se révèle pas seulement dans des œuvres ou des rencontres extraordinaires – celles des héros et des saints évoqués par Henri Bergson dont « l'existence est un appel ». Il réside le plus souvent dans ce qui, jour après jour, réclame notre attention et notre patience. Il requiert une présence vivante, empreinte d'ouverture au monde et aux autres. La fausseté d'une vocation se devine dans le refus de la vie et la fermeture aux autres. Toute vocation, même quand elle n'attire pas la reconnaissance et encore moins la renommée, est juste si elle nous rend plus vivant, plus attentif aux beautés de la création et plus ouvert aux autres.

Dans une vocation, l'individu semble donc répondre à l'appel d'une voix irrépressible qui le requiert en personne et le met en mouvement. Tout se passe comme si cette voix s'était emparée de sa vie pour la ramener à sa source puisqu'elle l'ouvre à ses possibilités les plus propres, même si cette ouverture s'offre à lui sous la forme d'une énigme. Quelle est donc la nature de cette voix singulière ? Est-elle extérieure ou intérieure à soi ? La voix d'un autre qui parle en nous, en deçà de notre voix, ou bien la forme du dialogue intérieur avec soi-même ?

Dans la culture hellénique, la structure de l'appel sous la forme du rappel du sens de sa destinée prend la voix du daïmon. Sans être complètement extérieur à l'homme, le daïmon pousse à s'orienter sur telle route plutôt qu'une autre et agit comme un oracle interne. Il sert d'intermédiaire entre la pure extériorité de l'oracle et la pure intériorité de l'esprit. Il est une sorte de dieu intérieur qui rappelle des exigences que l'on est sur le point d'oublier ou de trahir. Socrate présente son daïmon sous la forme d'une voix qui le remet sur le bon chemin ou l'empêche d'accomplir certains actes qui l'égareraient. Ce signal divin est une préfiguration de la voix intérieure de la conscience : « Le signal divin, celui dont j'ai l'habitude, s'est manifesté en moi ; or, il me retient toujours quand je suis sur le point de faire une chose. J'ai cru entendre une voix qui venait de lui et qui m'interdisait de m'en aller avant d'avoir expié pour une faute contre la divinité. »3 Ce signal divin n'a pas la positivité de l'appel d'une vocation, il a davantage la force d'un avertissement. Par exemple, il tient Socrate à l'écart de la vie politique quand le philosophe serait tenté de s'y engager. Il ramène Socrate au sens de sa vocation philosophique chaque fois qu'il pourrait s'en éloigner.

Au début des Soliloques, saint Augustin transpose ce dialogue silencieux de l'âme avec elle-même sans dissiper l'origine énigmatique de l'appel : « Il me fut dit soudain, que ce soit par moi-même, que ce soit par un autre extérieur à moi, que ce soit par un autre à moi intérieur, je ne le sais pas, car cela même est ce que j'entreprends vivement de savoir. »4 Cet appel ne l'affecte pas de l'extérieur, mais l'inspire de l'intérieur pour entreprendre une quête de la connaissance qui est connaissance de soi-même. Il n'est pas encore, comme dans les autres ouvrages de saint Augustin, appel du Verbe divin ou du Maître intérieur qui fera découvrir Dieu comme ce qu'il y a de plus intime à lui que lui-même. Toute la pensée chrétienne de la vocation sera profondément marquée par cette effraction de l'intériorité, sous la forme de l'écoute d'une voix autre que celle qui est d'emblée la nôtre. Le sens d'une vocation dépend de notre réceptivité à cette voix venant de plus loin que soi et nous appelant à devenir vraiment nous-mêmes. Ainsi que le résume Jean-Louis Chrétien, dans une vocation, « la voie passe par la voix, via per vox, et la voie donne voix, via vocem dat »5.

Au cours d'une vie, il faut renouveler plusieurs fois son consentement à suivre telle voie (ou voix) plutôt qu'une autre. L'inquiétude de se tromper de voie (ou voix) est celle de passer à côté de soi-même et de se perdre. La fameuse injonction de l'oracle de Delphes, « Connais-toi toi-même », est un appel à la connaissance de sa destinée pour demeurer dans les limites de sa condition et de la voie propre à chacun, en évitant de se perdre sur des chemins interdits ou hors de sa portée. Comment s'orienter sur le chemin de sa destinée tant qu'on ne se connaît pas soi-même ? Dans le film de Pawlikowski, la mère supérieure soumet à cette épreuve initiatique la jeune sœur Anna avant qu'elle ne prononce ses vœux définitifs.

Ida, ou la part du consentement

Lors d'une plongée dans les années soixante de sa Pologne natale, Pawlikowski se centre sur la décision de sœur Anna en montrant ainsi les incertitudes d'une vocation et la part de consentement qu'elle requiert. On est précisément en 1962 et cette année est décisive pour la jeune religieuse puisqu'elle doit prononcer ses vœux définitifs. Avant qu'elle ne prenne sa décision, la mère supérieure lui suggère avec une grande sagesse de sortir du couvent où elle vit depuis qu'elle y a été recueillie enfant et l'incite ainsi à transformer ce qui semblait être une trajectoire toute tracée – un destin – en cheminement et en choix personnel.

Pas de vocation sans liberté. Pas seulement la liberté au sens de la faculté de choisir. Celle-ci est souvent conditionnée par son milieu, par les habitudes ou les diverses influences qui s'exercent sur nous. La difficulté dans l'injonction de l'accomplissement de soi est de ne pas sombrer dans le volontarisme. Le sens d'une vocation apparaît rarement au terme d'une recherche anxieuse, où font défaut l'ouverture à l'imprévu et la confiance. La vraie liberté s'exerce dans la rencontre, l'interpellation d'un autre et la réponse que l'on engage en jouant le vif de sa vie. Dès le début du film, sœur Anna est pleine de grâce : elle laisse son amour pour le Christ agir en elle et la guider en toutes choses. Mais sa démarche n'est pas purement intérieure. Elle a un ancrage dans le monde, elle demande de l'attention à la réalité extérieure et aux autres.

La question de la vocation dans le film de Pawlikovski est liée à celle de l'identité et des origines. « Tu es une nonne juive » : l'identité complexe d'Ida Lebenstein, devenue sœur Anna, lui est révélée par sa tante Wanda, ce qui lui reste de famille. Cette tante apparaît comme un personnage complexe, à la fois très humaine et, comme ancienne procureure sous le régime communiste, elle a du sang sur les mains parce qu'elle a envoyé pas mal de personnes à la potence. Elle entraîne Ida dans un voyage initiatique vers leur village natal où ses parents sont morts assassinés, une découverte de la vérité de ses origines et de la cruauté aussi du monde qui pourrait être un ébranlement de sa vocation religieuse. Lors de ce voyage, Ida croise la jeunesse des années soixante et les possibilités de vie qui s'offrent à elle, possibilités de vivre intensément ses passions, en l'occurrence la musique (le jazz) et l'amour libre. Là aussi, la rencontre d'un jazzman pourrait être une autre échappée, heureuse cette fois-ci, de sa vocation religieuse. La découverte du sens d'une vocation est jalonnée d'épreuves.

En quelques jours de l'année 1962, Anna-Ida traverse un condensé de l'histoire de la Pologne des années soixante, une jeunesse des Sixties filmée sans complaisance, à la fois libérée, mais aussi entravée par l'ignorance et le déni du passé. Le film se centre sur le choix d'Ida, sur ce moment de la vie où l'on s'interroge sur sa vocation, sur ce que l'on attend de la vie, sans donner d'explications précises, sans non plus porter de jugement sur le choix qui est fait. Comme dans toute vocation, une part de mystère entoure le choix d'Ida. La question de la vocation se pose à la jeunesse avec la peur de passer à côté du sens de sa vie, à côté de soi-même, et que les portes du possible se referment. Comment ne pas céder aux pressions extérieures et ne pas chercher à contenter ses proches : souvent les parents, ici la tante Wanda qui ne supporte pas l'idée que cette si jolie nièce gâche sa vie dans un couvent ! Le choix que l'on fait de sa vie est peut-être d'autant plus décisif pour un chrétien qu'il n'y a pas plusieurs vies. Il n'y a qu'une seule vie, il n'y a qu'un seul chemin qui consiste à se donner soi-même en réponse à l'appel. La singularité d'une destinée contient une part irrévocable liée au don de soi qui rend chaque choix important.

Pour Ida, la vraie vie est au plus près du Christ. Elle est habitée par une ferveur, par une foi intense qui la tient à distance, mais non pas indifférente, aux autres joies de l'existence. L'art (la musique) et l'amour apparaissent dans le film comme des traits de lumière, des promesses de vie intense mais éphémère, dont l'élan menace de retomber dans un ordre des choses plus routinier parce qu'il n'est pas soutenu par plus grand que soi. « Et après ? » Cette question qu'Ida adresse à son amant après leur première nuit passée ensemble annonce la soif qui est la sienne et la vie qu'il lui promet laisse poindre son insatisfaction. Au moins, il ne lui ment pas : « Et après, les problèmes, comme tout le monde. » La ferveur religieuse dont brûle Anna-Ida est contenue et filmée avec une belle sobriété, sans emphase lyrique. Elle révèle un désir qui n'a pas d'objet visible particulier, mais un visage, celui du Christ qui ancre l'orpheline dans une filiation spirituelle comme à la source d'une surabondance de vie.

Consumée par le feu qui brûle en elle, la tante Wanda, « Wanda la Rouge » comme elle se nomme en écho au fanatisme de sa jeunesse communiste, est ravagée par la culpabilité d'avoir abandonné son fils qui fut également assassiné avec les parents d'Ida. Elle souffre de perdre l'estime des autres et d'elle-même, elle se présente comme une « putain » par rapport à la « sainte » Ida, en rappelant à celle-ci, non sans ironie, que son Jésus aimait par-dessus tout les putains de son genre. Elle souffre de son indignité et elle incarne le versant destructeur d'une vocation manquée, de la déception que l'on peut éprouver à l'égard de soi-même quand on s'est perdu et que l'on n'a pas pu ou pas su donner le meilleur de soi-même. Face à ce portrait tourmenté de la tante Wanda ravagée par l'alcool, le visage d'Ida apparaît comme une icône libérée de l'angoisse de l'absurde. Les stigmates du désespoir qui marquent le visage de Wanda sont comme résorbés par la foi qui émane d'Ida. Le visage presque enfantin d'Ida dégage un pouvoir de rayonnement, quand celui plus mûr de Wanda est rongé par la culpabilité et les tourments d'une vie que rien ne semble plus pouvoir retenir ou combler. Image cinématographiquement forte de la fenêtre : elle pourrait être une issue, une ouverture sur le monde, et elle s'offre comme une échappée vers le vide.

Alors que tout semble les opposer, la tante et la nièce se rejoignent dans cette quête des origines : ensemble, elles enterrent leurs morts et se confrontent au tragique de la vie et de l'Histoire. Dans une très belle scène qui succède au suicide de Wanda, Ida endosse les habits de sa tante et ses gestes : comme sa tante, elle fume, elle boit, jusqu'au vertige, avant de redevenir sœur Anna. Le sens de sa vocation est passé par la rencontre intime de cette tante, par l'accès à son histoire grâce à elle, par la reconnaissance aussi de son désespoir. Il est le fruit d'une métamorphose et d'une conversion intérieure, le passage de la foi de l'enfance à celle de la maturité. En revenant au couvent pour prononcer ses vœux perpétuels, Ida redevient sœur Anna, elle consent à l'amour qui l'a précédé. Sa vocation religieuse n'apparaît pas comme un miracle qui lui serait tombé dessus, mais comme, de part en part, sa réponse et son engagement personnels. Elle ne se décrète pas, mais elle se nourrit de son consentement, de sa confiance et du don d'elle-même à travers les épreuves et les doutes.

 

1 Friedrich Nietzsche, Considérations intempestives, III, 1.
2 J.-L. Chrétien, L'appel et la réponse, Éditions de Minuit, 1992, p. 19.
3 Platon, Phèdre, 242 c.
4 Citation longuement commentée par Jean-Louis Chrétien, op. cit., p. 61.
5 Ibid., p. 22.