19 janvier 1856 : une jeune femme du Nord, Eugénie Smet, arrive à Paris, porteuse d’un appel entendu depuis plus de deux ans et qu’il s’agit maintenant de concrétiser. Ainsi commence l’aventure de la fondation de la « Société des Soeurs Auxiliatrices des Âmes du Purgatoire » par celle qui prendra le nom de Marie de la Providence.
Nous sommes en plein XIXe siècle : des centaines de congrégations sont en train de naître, qui se consacrent à une oeuvre ou à une population précise, parce que les fondateurs ont été sensibles à des besoins. Autre fait marquant de l’époque, le sort des défunts préoccupe, et cela conduit à un regain d’intérêt pour le purgatoire et à un immense élan de prière pour les morts.
L’intuition fondatrice de Marie de la Providence croise ces deux lignes de manière originale : elle donne naissance à « une communauté consacrée à l’Église souffrante par la pratique des oeuvres de zèle et de charité » et invite ses soeurs à « prier, souffrir, agir pour les âmes du purgatoire », en aidant « à tout bien quel qu’il soit », sans « spécialisation ». Le nom de l’Institut, comme les termes dans lesquels se formule l’intuition fondatrice, sent bien son XIXe siècle ! Une fois la distance culturelle reconnue, l’intuition et l’expérience sont peut-être moins désuètes ou rétrogrades que leur expression…

 

L’horizon de l’au-delà


La formulation initiale de la pensée qui vient à la fondatrice allie un engagement au service de l’humanité d’ici-bas à une forte prise en compte du mystère de l’au-delà. Dès qu’il est question du terme de la vie, le risque est grand de se projeter dans l’indéfini, de se livrer à des conjectures, d’échafauder des scénarios sur « ce qui va se passer de l’autre côté ». En réalité, l’annonce chrétienne de la vie éternelle reconduit à l’ici-bas. De l’au-delà, le mystère reflue sur l’homme qui y est promis. L’existence humaine, envisagée sur fond d’au-delà, reçoit une singulière densité : l’homme, celui que nous rencontrons, mais aussi nous-mêmes et chacun, est remis à l’ultime, promis à une rencontre définitive avec Dieu. Il ne se réduit pas à ce que nous pouvons connaître de lui, à la part de sa vie en laquelle ou pour laquelle nous le côtoyons. Selon le mot d’Adolphe Gesché, « L’homme est fait pour plus qu’il ne voit » : de cette promesse qui vient d’au-delà de la mort, jaillit, plus large et plus solide que toute générosité simplement humaine, une convocation à reconnaître, respecter et promouvoir la dignité absolue de tout homme ; en quelque travail que ce soit, c’est chercher ou découvrir avec gratitude le trésor et la perle au coeur de chacun.
Vivre sous cet horizon, c’est aussi rencontrer la perspective de la fin, avec la mort qui hante nos sociétés et qu’en même temps elles déguisent, taisent ou fuient. Un tel horizon leste notre temps d’une réelle gravité et d’un coefficient d’unique. L’au-delà y ajoute une coloration d’inconnu, d’impossible à imaginer qui reconnaît que notre vie nous échappe mais que, en Dieu, nous le croyons, elle ne se perd pas. C’est une invitation à peser le poids réel de l’existence sans nous désengager de nos actes et, dans le même temps, un appel à renoncer à la recherche d’une assurance dans nos seuls efforts ou travaux, pour les laisser plutôt s’ouvrir à la gratuité inouïe d’un avenir, absolument irreprésentable, qui est don, « invention de Dieu », comme le dit encore Gesché.
La promesse chrétienne de l’au-delà empêche de clore l’horizon humain sur ce que nous connaissons et même sur ce que nous attendons à partir de nos insatisfactions ou de nos projections. Au lieu d’être chemin d’évasion, elle nous renvoie au présent pour y entendre un appel inconnu, qui l’ouvre sans le dévaloriser. Un invisible travaille le visible. Il fait de nous des veilleurs, aux aguets d’un R oyaume dont la présence attise l’attente. Une telle veille est le reflet, en nos yeux, de l’éclat du regard de Dieu sur notre humanité, dont la fragilité seule nous apparaît, mais que le Créateur appelle à partager la plénitude de sa lumière.
 

La promesse d’une communion universelle


Parce qu’il est invention d’un Dieu qui « se fera tout en tous », l’au-delà promis ne peut être que de communion. « Communion des saints, tu seras ma vie », aurait dit Eugénie Smet. La mort n’épargnera aucun d’entre nous. La rencontre définitive avec Dieu, elle, n’oubliera et n’isolera personne ; elle achèvera de nous façonner pour l’amour qui ne connaît aucune frontière.
Dieu, qui pose un regard unique sur chacun de nous, ne nous voit jamais isolés ; il nous resitue dans la communion universelle où chacun ne trouvera sa place définitive qu’avec tous. Sa gloire n’est pas monolithique, elle a besoin de toute la diversité des visages et des histoires humaines pour se refléter. Son amour transfigurant ne nous atteint jamais sans nous élargir le coeur et nous tourner vers autrui. De soi, ce mouvement vise à l’infini. Il attise en nous le désir d’avoir des bras aussi larges que ceux de Dieu. Il conduit à chercher la communion, à faire des ponts, à s’interroger sur les rétrécissements de champs qui ne cessent d’exclure et d’oublier certains. Comme dans le mémorial eucharistique, qui étend la mémoire à l’humanité tout entière, vivants et morts, cette ouverture gagne la prière et y trouve son amplitude.
L’appel et la promesse confrontent alors ici-bas à la lente croissance d’une humanité inachevée, que Dieu cherche et travaille et qui « gémit en travail d’enfantement ». Sous le signe de la Pâque, la communion se tisse jusque dans l’épreuve.
L’horizon promis met en lumière le douloureux écart entre l’aspiration humaine à cette communion vers laquelle nous oriente l’amour de Dieu et la décevante pauvreté, voire la triste maladresse de nos recherches pour y parvenir ; il met au jour les contradictions que l’aveuglement ou le péché opposent au mouvement qui nous attire vers un amour sans rejet ni exclusive. L’amour de Dieu met en vérité, éprouve « comme l’or au creuset », purifie. Il nous éduque peu à peu, dès ici-bas, à comprendre comment, dans les rudesses et même les échecs pour parvenir à cette amoureuse reconnaissance mutuelle, Dieu nous taille comme des diamants les uns par les autres pour que, à son heure, l’éclat de sa lumière nous donne de nous voir les uns les autres sous son jour et de renvoyer sans cesse, de facette en facette, ce reflet.
Là se lève l’espérance. Elle attend ce qui ne peut se voir ni se ravir, elle croit en la surprise du don promis, elle « n’éclaire pas comme un projecteur, elle clignote plutôt, comme une étoile », selon l’image de Paul Beauchamp ; elle n’ignore pas la douleur de toute patience ni le labeur de toute croissance. Elle veille, tout près de la souffrance, sans nier la nuit, mais sous la lumière de l’étoile. Elle est alors le secret de la véritable compassion, celle qui ne se dérobe pas devant la souffrance, mais qui ne dramatise pas non plus, ne feint pas de comprendre ou d’éprouver ce qu’endure l’autre, ne donne pas de pieux conseils, ne prétend même plus pouvoir faire quelque chose, celle qui, discrète en même temps que proche, tient, comme Marie, de toute sa foi, auprès de la croix.
 

L’amour transfigurant de Dieu


« Prier, souffrir, agir pour les âmes du purgatoire. » La formule est démodée, certes. Mais elle unit l’offrande de toutes ses énergies à la reconnaissance d’une radicale impuissance ; elle rappelle qu’en Dieu seul est le secret de l’ultime qui nous hante et donne tout son poids à chacune de nos heures ; elle n’élude pas la souffrance qui marque toute existence ; elle invite à ce lent et laborieux consentement à souffrir sans résignation ni fermeture ; elle apprend que, lorsqu’elle va jusqu’à la remise de soi-même dans un abandon, la souffrance peut devenir creuset de l’amour. Vivre l’aujourd’hui sous le signe de l’ultime, c’est laisser la promesse de Dieu faire de ce lieu d’angoisse qu’est la mort, celle d’autrui comme la nôtre propre, un lieu d’ouverture à la communion ; c’est espérer l’inouï et l’impossible, en faisant « confiance à l’Esprit qui agit dans le monde et en nous. Il nous entraîne toujours plus loin vers un accomplissement auquel nous travaillons de toutes nos forces, mais que nous attendons comme un don » (Constitutions, 34).
En venant en ce monde, Dieu a ouvert notre espace à l’infini de la communion. Et c’est son labeur, en autrui comme en nous-mêmes, qui en est le ferment. A insi travailler au service de la croissance de la vie en autrui ne va pas sans se laisser soi-même travailler intérieurement. L’expérience de l’amour transfigurant de Dieu se vit solidairement et conjointement dans la prière et en tout service, dans le face-à-face qui préfigure l’au-delà et dans l’humble partage de l’oeuvre de Dieu ici-bas.
L’itinéraire spirituel de Marie de la Providence, retracé par Michel de Certeau à partir de son journal spirituel, dans un numéro spécial de la revue
Échanges publié en 1957 à l’occasion de la béatification de la fondatrice, donne à entendre comment cette « réponse à l’incarnation » s’est progressivement façonnée, dans la vie d’une femme, jusqu’à la rencontre définitive.
Sylvie Robert

Même dans l’éclat de ses dix-neuf ans, Eugénie Smet a quelque chose de volontaire. « Jeune fille de bonne famille », passionnée et hardie, sans fantaisie mais non sans romanesque, elle s’attache violemment à ce qu’elle aime, elle appartient à ce qu’elle entreprend. Honnêtement, vigoureusement, sans phrases et sans détours, elle aime sa famille, son pays, ses oeuvres, — et son Dieu qui est comme la terre où elle est née.
« Je colle avec de la colle forte ; aussi j’ai besoin de brisement. » Ce mot, écrit à une amie plus brillante et moins fidèle, la dépeint tout entière. Elle n’a pas cette grâce ou cette légèreté qui rend tout facile, ni cet humour qui prend des distances. Il n’y a pas d’aventures et pas de mousquetaires dans son histoire ! Chez elle, les enthousiasmes, les désirs, les rêves mêmes, tout est sérieux ; elle « colle » à tout ; elle se donne au service de son Dieu et de tous avec une attention quotidienne et laborieuse, toujours un peu inquiète, comme une mère soucieuse d’enfants dont elle craindrait continuellement la perte. Elle travaille pour ceux qu’elle cherche pas à pas, à la suite de son Dieu, ouvrière de l’amour.
Et cet amour l’appauvrit sans cesse, arrachant d’elle ce qu’elle est. Car le sérieux a vite pour elle un aspect douloureux ; dans la passion d’aimer et de servir, elle découvre toujours la souffrance de la séparation et de l’impuissance. Elle porte en elle l’angoisse de l’absence ; chaque brisure la rend malade et l’atteint au coeur, mais renouvelle aussi son grand projet de réunir ce qui est dispersé, de « recoller » ce qui est brisé, de collaborer davantage à l’oeuvre où l’appelle l’Unificateur. Elle est hantée par les séparés, — et, plus intensément, au seuil même de son enfance, par les Séparés que sont les Âmes du Purgatoire ; mais c’est justement cette inquiétude de petite fille, cette compassion de femme, ce souci de chrétienne qui font d’elle un apôtre du rassemblement. Ce qui la blesse l’éveille sans cesse à de nouvelles entreprises et à une participation plus intérieure aux souffrances de Celui qui est entré dans nos séparations pour nous réunir dans son amour. L’amour et la souffrance grandissent ensemble en elle, modelant sa vie sur le destin de ceux que Dieu purifie, donnant naissance à des activités innombrables, à l’oeuvre que Dieu a faite de sa vie, à cet Institut qui la continue. Aussi, la liberté spirituelle ne sera pas pour elle un don merveilleux reçu dès le commencement, une aisance dans la grâce de Dieu, mais une certitude lentement acquise dans l’expérience de la rédemption, l’acquiescement à ces travaux et à ces brisements passionnément accueillis avec une confiance qui tient à ce que le Christ en fait.
 

Une précoce quête de Dieu


À peine sortie du Sacré-Coeur 1, l’enfant de Marie devient dame d’oeuvres. Mais pour tout de bon ! Elle s’enflamme, elle lance des mouvements de prières, suscite quêtes et kermesses, distribue partout ce qu’elle obtient pour les pauvres. On se l’arrache : avec elle, on est sûr du gain. Chaque oeuvre la veut pour soi ; les prêtres se disputent cette collaboratrice zélée ; et de son côté, elle se multiplie, répond à tout, éveille l’amitié de tous, et elle a quasi sa place dans le clergé !
Le plus souvent, il s’agit de quêtes. Elle les entreprend avec audace et ingénuité, et sur une vaste échelle, car elle a le génie de l’organisation. Pourtant, il faut quémander et l’on n’est jamais sûr d’obtenir. Tout dépend de ceux qu’elle sollicite : elle dépend donc de Dieu. Par ces appels à la générosité publique, où elle déploie une activité toujours inventrice et toujours débordante, elle reste passive, en attente du bon plaisir de Dieu. Déjà, elle doit s’en remettre à lui, absolument : c’est lui qu’elle quête.
Et elle ne veut que lui. Précocement mûrie à l’école des Mères qui l’ont formée, elle a employé sur elle-même le redoutable instrument qu’est l’examen de conscience, — et c’est pour se méfier d’elle-même, de ses désirs et de son imagination. Elle éprouve, comme un feu purificateur, la morsure des scrupules contre lesquels elle ne saura jamais bien lutter : en se défendant contre elle-même, elle ne peut se défendre contre eux ; elle est trop entière pour s’en détacher, et trop honnête pour les négliger.
Elle cherche donc une garantie au dehors, des « faits divins » authentiques qui marquent sa route et, la confirmant dans ce qu’elle fait, rassurent son goût du réel et son bon sens. Elle demande à Dieu des « preuves » : elle veut être sûre de lui contre elle-même, le posséder pour s’en laisser posséder. Dicter des conditions est sa façon, encore captatrice et naïve, de s’abandonner à lui, ses exigences sont un signe d’humilité. Elle veut voir pour marcher à l’aveugle. Et mystérieusement Dieu répond. Il lui accorde les signes qu’elle sollicite, par exemple la somme exacte qu’elle a désirée pour commencer son oeuvre, ou la rencontre et la question même qui lui permettront d’être sûre de ne pas se tromper en fondant une association pour les âmes du purgatoire 2. Elle ne s’avance que sur sa Parole, et chaque fois cette Parole lui est dite au moment où elle la quête.
 

« Un trouble sans vacance »


Ce n’était qu’une initiation, analogue à celle du peuple qui avançait lentement parmi les ferveurs et les révoltes du désert, quand son Dieu si proche lui parlait chaque jour et marchait auprès de lui. L’Esprit Créateur qu’invoque depuis son enfance cette « toquée de l’Esprit Saint » va l’entraîner maintenant dans la terre promise et inconnue, et le pays de sa vocation religieuse se révèle tout autre que ce qu’elle pouvait prévoir.
En 1856, elle a trente-et-un ans. Après des années exténuantes, mais débordantes, elle quitte sa ville natale et sa famille, lieux de tant d’amours, et s’en va, séparée des siens, fonder à Paris la communauté qu’elle espérait depuis longtemps consacrer à la prière pour les morts. Elle le fait dans des conditions si pénibles qu’elle ne se relèvera jamais du coup qu’elle a reçu à ce moment-là. Certes, elle ne peut douter que ce soit la volonté de Dieu — les « preuves » sont incontestables —, et pourtant tout sonne faux dans cette fondation : l’abbé Largentier 3, qui l’a fait venir, veut l’entraîner en des projets où elle ne retrouve pas les vues que Dieu lui inspire. Elle tombe dans une communauté dévote, mais sans aucune formation religieuse. Tout cela désarçonne sa droiture. Elle nous a raconté ces premières journées à Paris : elle pleurait seule le soir dans sa chambrette, et les larmes de dégoût et de désespoir de cette petite provinciale solitaire sont si vraies, si poignantes, qu’elles semblent condamner le filet douteux dans lequel Dieu l’a prise pour lui.
Mais où donc est Dieu ? Elle perd toute sécurité. Elle est comme séparée de lui au moment même où, pour lui, elle se sépare de ceux qu’elle aime et des oeuvres qu’elle a entreprises selon sa volonté. Les « preuves » cessent de prouver. L’étoile a disparu. Marie de la Providence est livrée à une Providence dont elle ne possède plus rien et qui, semble-t-il, ne la guide plus. Au moment où elle commence l’oeuvre décisive de sa vie, elle ne peut rien décider ; au moment où Dieu la met à la tête de la société pour laquelle elle se sait préparée, il la jette dans une situation qu’elle voit contradictoire et fausse. Elle n’est plus sûre de rien. « Il me semble » : ce mot revient constamment à cette époque. Elle n’ose plus affirmer, encore qu’elle continue d’agir et d’organiser ce que les circonstances exigent. Elle est soumise à l’impossible.
Dans ce désarroi, ce qu’elle veut passionnément lui échappe et se retourne contre elle, lui enlevant tout ce qui faisait le sérieux de sa vie ; elle est abandonnée à une faiblesse qu’elle ne redoutait déjà que trop ; elle tombe dans une angoisse et des scrupules qu’accroît encore la fatigue accumulée par tant d’années d’activité. Car chez elle, pas de juste milieu : « Mon caractère ne supporte pas le juste milieu : ou une grande consolation, ou une désolation profonde », écrit-elle en 1859. L’impossibilité de se détacher du présent, de ne pas y être « collée », la rend incapable de discernement. Sa violence à obtenir devient donc une violence à s’accuser. « Ingénieuse à se tourmenter », elle note incessamment dans son Journal : l’« anxiété », les « tortures intérieures », la « désolation », en somme « un trouble sans vacance ».
 

Abandon et obéissance


Au milieu de ces difficultés que cachait l’extérieur aimable dont nous parlent ses compagnes, elle n’a de recours que dans l’abandon et l’obéissance. La richissime Mme Jurien 4, devenue la bienfaitrice de la Communauté, le lui recommande et lui en donne l’exemple, emportée par une sorte de génie mystique qu’embellissent encore sa noblesse et son originalité naturelles. Eugénie, elle, peine et souffre. Elle obéit. Faite Supérieure, elle se fait novice, et c’est ici que commence, dans ses notes personnelles, un étonnant dialogue avec son père spirituel. Son journal intime est alors le recueil des « dits » du père. Elle note parfois : « Notre Seigneur m’a dit… », et là, pas d’hésitation possible, elle doit croire, elle peut avancer avec confiance. Dieu lui a parlé dans son Église.
Mais nous qui la connaissons un peu, nous pouvons voir combien ce dialogue même est douloureux pour elle, car son directeur, le P. Basuiau, s’attache plus à donner un sens religieux à cette souffrance physique et morale qu’à en apaiser la source. « Il faut souffrir », lui dit-il, — mais elle ne souffre que trop ! Et l’angoisse dont elle souffre n’a rien que l’on doive encourager. Les partenaires de ce dialogue, tous deux occupés des exigences divines, se croisent ainsi sans s’atteindre.
« Un saint », lui dit par exemple le père le 9 juin 1859, « plus il est saint, plus il a souffert » ; elle, si outrancière et si passionnée dans l’obéissance comme dans tout le reste, abonde dans son sens et répond : « Il me semble » — elle va dire quelque chose d’excessif et elle le sent, elle doute de son idée par un sûr instinct qui pourtant n’arrive pas à la lumière et qui laisse donc seulement en elle ce vague trouble — « il me semble que si le regret pouvait entrer dans le Ciel, nous regretterions de n’avoir pas assez souffert pour Notre Seigneur. » Tout cela est bien vrai, mais combien dangereux pour elle ! Elle pousse à bout la pensée du père, comme si Notre Seigneur nous demandait d’abord de souffrir.
« Et puis, continue-t-elle, dans le Ciel, le Bon Dieu nous donnera et nous ne pourrons plus lui donner », — comme si nos dons n’étaient pas mesurés par ceux de Dieu ! mais elle insiste sur le côté ascétique et volontaire : elle n’y est que trop portée, et le P. Basuiau l’y invite sans le vouloir, par des paroles telles qu’« Aimer et souffrir sont une même chose », dont on devine le sens qu’elles ont pour Eugénie.
« Oh ! que je voudrais donc savoir souffrir » — c’est bien la souffrance qui vient en premier lieu, pour elle — « et aimer en souffrant ; si j’étais maintenant une demi-heure sans souffrances morales, je ne me reconnaîtrais plus. »
Elle souffre, et elle fait de sa souffrance un devoir autant qu’un état ; de ce qu’elle souffre, elle conclut qu’elle doit vouloir souffrir, ajoutant à ce qui la fait souffrir : ce n’est donc pas assez qu’elle peine ; il faut qu’elle en ait la volonté, alors que sa souffrance lui rend justement tout effort, surtout un pareil effort, plus difficile et accroît le sentiment qu’elle a de sa culpabilité.
Le P. Basuiau, cet ascète et ce « saint », mais saint dangereux — « barre de fer », dit-elle — excite ainsi une volonté qui devrait au contraire se détendre en Dieu ; il aggrave le mal chez cette femme affamée de Dieu, qui veut plus qu’elle ne peut et qui se désole de ne pas vouloir ni pouvoir assez.
« Mon Père, lui dit-elle, il me semble que je ne fais rien pour Notre Seigneur. Je fais tout par force, rien par amour. » Comme l’instinct du coeur est sûr, bien qu’elle parle encore de « faire » quelque chose ! « Il vaut mieux tout faire par force que de ne rien faire du tout », lui répond notre « barre de fer », mais sa réponse ne va qu’au problème abstrait posé par ses paroles, et non pas à ce qu’elle cherche ; il la laisse dans cette volonté inquiète de faire quelque chose à tout prix, « par force », quand cette volonté même l’épuise, lui ôte la force nécessaire et augmente donc son anxiété (8 juillet 1859).
Cette anxiété et l’obscurité aiguisent pourtant son désir de connaître la volonté de Dieu. Ce qu’Eugénie ne trouve pas, elle l’attend plus ardemment : « Il me semble maintenant, écrit-elle, que je n’ai plus qu’une dévotion, celle de me soumettre à votre volonté. Votre Volonté, ô mon Dieu, m’est toute chose » (24 février 1865). Mais cette volonté est celle de Dieu, elle échappe à toute mainmise. Marie de la Providence reconnaît dans son « Ami » son Dieu et, au terme de cette longue crise, en arrive au mot qui la définit : « Rien. » Elle n’est que « néant ». Est-elle aveugle ? Est-elle incapable ? Quoi d’étonnant ? Ainsi se révèle ce qu’elle est : « J’ai été singulièrement frappée de cette idée que Dieu seul existe ; — tout le reste, néant » (27 février 1865). L’effondrement de sa vie lui est l’expérience de la vérité : « Dieu seul est. » Il a fallu que se détruise son extraordinaire vitalité à elle, pour que Dieu découvre à cet amour désarmé son visage de Dieu.
 

« Dieu seul est »


La certitude que Dieu seul existe est alors source de libération et de paix : « Je sens à cette pensée mon coeur s’élargir » ; la grandeur de Dieu l’arrache à sa propre détresse, et parce qu’elle désespère d’elle-même elle se tourne vers le Dieu qui peut tout. Ce qu’elle est, c’est ce que Dieu veut qu’elle soit.
À ce mouvement intérieur, les circonstances s’harmonisent : en 1866, le P. Basuiau part en Chine, et Marie de la Providence commence à bénéficier de la direction du P. Olivaint. Tout l’effort du père tend à mettre Eugénie dans un état de confiance et d’abandon. « Il prêche la confiance », note-t-elle. Il ne fait que cela, avec fermeté, inlassablement. Il lutte contre ses inquiétudes parce qu’elles sont encore une recherche de soi : « Secouez-moi cette tristesse… Vos anxiétés sont votre manière à vous d’offenser Notre Seigneur… Sabrez-moi tout cela ! » Qu’elle sache aussi que ses souffrances ne sont pas seulement une grâce de Dieu, mais déjà le lieu de leur mutuel amour, ce qui l’associe à l’oeuvre rédemptrice et à la purification qu’opère Son rapprochement. « Vous ne croyez pas assez, lui dit le père, que votre état de souffrances vient de Dieu, que c’est votre vocation de souffrir pour les âmes du Purgatoire, que c’est là votre offrande… »
Elle se défend encore contre ce que Dieu la fait, contre cet anéantissement de ce qu’elle a été : « Je ne fais absolument rien… Ah !
Comme je suis changée… » La femme forte d’hier a toujours de la peine à accepter sa faiblesse d’aujourd’hui, à « se supporter », à vouloir cet « inexplicable état », surtout quand elle le « compare à son activité physique et morale de 1864 ».
« Où est passée mon activité ? » : elle a trente-neuf ans et elle ne peut plus rien. « Vous voulez vivre de vous », lui répond le P. Olivaint. Elle entre donc doucement dans cette voie de passivité : « Ce matin, avant la sainte communion, cette parole subitement m’a frappée : Je suis ton salut. » Le salut ne tient pas à ce qu’elle fait, mais à ce qu’il fait, lui.
Pendant cette dernière période de sa courte vie, son journal se peuple de mots nouveaux par où s’exprime son état nouveau : « acceptation avec joie », « paix », « fiat continuel ». Une aurore se lève sur les ruines de ce qu’elle voulait donner à Dieu. La lumière apparaît, mais une lumière qui vient de Dieu et qui n’appartient pas au pays qu’elle éclaire. Un mot traduit ce passage de l’anéantissement à la confiance et regroupe en grâce et en paix le long cheminement douloureux : « Il faut, écrit-elle en janvier 1870, que cette année je souffre avec confiance », — c’est encore « il faut », mais aujourd’hui dans la complaisance à Dieu et dans la sécurité — « oh ! comme je ne suis rien, mais rien, mais rien… et cependant pouvant tout avec la grâce de Dieu. »
Ce « rien » et ce « tout », c’est déjà la mort : mort de l’homme qui est anéantissement et résurrection, mort du péché dans la purification vivificatrice. Minée par le cancer dont elle va mourir, Marie de la Providence accueille Dieu tel qu’il se présente. Pendant ses derniers mois, devenue vraiment semblable aux pauvres par son propre appauvrissement, abandonnée à Dieu comme les abandonnés pour lesquels elle prie et souffre, elle ne cesse de redire ce « fiat » aux déficiences par lesquelles Dieu est entré dans sa vie faite pour l’action. Maintenant, elle ne s’attache même plus à souffrir pour prouver son amour, mais elle consent à la souffrance parce qu’elle aime tout de lui : « Tout est gémissant, je Lui répète de ne pas se gêner, qu’Il est chez Lui. »
Sa mort, comme les dernières pages de son journal, a une grandeur et une sorte de sérénité à laquelle le reste de sa vie ne nous avait pas préparés. Dieu la couvre de sa propre magnificence, comme il enveloppe de sa gloire les saints qui sont passés par le feu et la mort. Pendant le Siège de Paris, elle s’en va ainsi vers lui comme le sacrement vivant et renouvelé du Fils douloureux et ressuscité : « Mon coeur m’apparaît comme un calice vide qui attend le Seigneur. Il viendra. »



1. Il s’agit du Pensionnat des Dames du Sacré Coeur de Lille où Eugénie passa sept ans pour ses études. (Toutes les notes sont de S. R obert et les intertitres de la rédaction.)
2. La demande adressée à Dieu par Eugénie était qu’une de ses amies vienne lui parler du purgatoire, juste au sortir de l’office de la Toussaint, au cours duquel elle s’était sentie appelée à mettre sur pied « une association de prières et de sacrifices pour les âmes du purgatoire ».
3. L’Abbé Largentier, vicaire à Saint Merry, avait réuni une petite communauté pour les âmes du purgatoire. Or, entre autres « preuves » pour confirmer l’appel entendu à fonder un ordre religieux « entièrement consacré à l’Église souffrante par la pratique des oeuvres de zèle et de charité », Eugénie Smet avait demandé de rencontrer un prêtre qu’elle ne connaissait pas et qui avait le même désir qu’elle. C’est pour le rencontrer qu’elle se rendit à Paris.
4. Cette riche héritière distribuait sa fortune en oeuvres charitables ; Eugénie, ayant entendu parler de sa générosité, s’était adressée à elle pour lui demander l’aide matérielle dont elle avait besoin.