« L’amour consiste en une communication mutuelle… » C’est ainsi qu’Ignace de Loyola nous ouvre à ce temps de prière appelé « Contemplation pour obtenir l’amour ». Ces quelques mots sont le coeur de ce qui nous est proposé. Ils sont, tout à la fois, une affirmation et une invitation. Une affirmation mûrie à l’aune de l’expérience personnelle d’Ignace. Entre Dieu et ses créatures, l’amour est en partage. L’amour, s’il ne se communique pas, n’est pas de l’amour. Il doit circuler : c’est son essence même. Cela semble d’une évidence presque simpliste, et pourtant, au contact de ces quelques mots, surgit toute la panoplie de ce qui, en chacun de nous, rend l’amour si difficile à accueillir et à faire vivre. Certes, il y a en nous tellement de désir d’aimer et d’être aimés, mais aussi tellement de peurs. Nous le savons, nous le pressentons, il y a du danger dans l’amour. Nous avons peur d’être déçus. L’amour se dérobe, il n’est jamais parfait. S’il offre les plus grandes joies, il ouvre aussi sur les plus grandes souffrances, les déceptions les plus cruelles.
 
«L’amour consiste en une communication mutuelle… » Oui, en théorie, les choses sont envisageables, elles sont même pleines d’espérance. Mais Ignace poursuit : « Me remettre en mémoire les bienfaits reçus : création, rédemption et dons particuliers. Peser avec beaucoup d’amour combien Dieu notre Seigneur a fait pour moi, combien il m’a donné de ce qu’il a ; ensuite combien le Seigneur désire se don­ner lui-même à moi autant qu’Il le peut, selon son dessein divin. »
À cet instant, en nous, en moi, surgissent peut-être des questions, des résistances, de la méfiance, de l’angoisse… La façon dont cela retentit en nous, en moi, est éminemment personnelle. C’est en « je », à partir de notre histoire propre, que nous devons nous situer. Ma vie n’est pas linéaire, elle a connu l’incertitude et les chemins de traverses. De plus, que sais-je de l’amour, sinon ce que j’en ai déjà goûté ? L’amour, dans mon histoire personnelle, a façonné en moi un certain regard sur les autres, sur moi-même. L’amour a plus ou moins dilaté mon coeur, ma soif. Ma fragilité, ma petitesse peuvent me sembler désagréables tout à coup ! En moi s’immiscent un doute, un tremblement de l’âme, et je me sens bien peu de chose devant Dieu qui me donne tant. Depuis toujours, ou presque, je pose sur moi-même un regard tout compte fait peu aimant. D’ailleurs, j’ai bien appris que le plus important n’est pas ma petite personne, mais l’autre. Il faut donner, être pour l’autre, quitte à se vider totalement de soi-même. Et puis, la vraie vie, le bonheur, ne sont pas pour maintenant mais dans le Royaume à venir, en attente, suspendus à mes bonnes actions et à l’intensité de mes sacrifices, de ma pénitence, de mon abnégation ! Et que croire de l’amour d’un Dieu qui ne peut pas tout, loin de là ? Preuve en est le mal et la souffrance qui perdurent dans le monde. Alors à quoi bon se donner vraiment à ce Dieu-là ? Je n’ai pas le goût de communiquer avec lui, il n’est pas assez « sécurisé » pour vaincre mes angoisses. Ai-je vraiment besoin de connaître l’étendue de l’amour de Dieu pour moi ? Ne suis-je pas autonome, libre, sans lien de dépendance avec Celui qui m’a créé(e) ? C’est moi qui décide d’aller ou non vers Lui. Je ne veux rien devoir à personne, même pas à lui. Dans l’amour, il ne peut y avoir de dépendance. Je résiste, je le sens bien.
 
Je relis le texte où Ignace poursuit : « Réfléchir en moi-même et considérer ce qu’en toute raison et justice je dois de mon côté offrir et donner à sa divine Majesté, tous mes biens et moi-même avec eux, comme quelqu’un qui offre en un grand amour. » Me voilà au pied du mur. Me dérober, je le puis, rien ne m’oblige, surtout pas l’amour qui ne veut pas d’un oui sous contrainte. Je laisse tout cela retentir en moi, en apaisant la crainte. Et j’entre­vois qu’il ne s’agit pas de répondre par oui ou par non. Il n’y a pas de question posée. Je suis convié(e), quelle que soit mon histoire sainte, à une aventure personnelle dans laquelle il n’y a pas de but à atteindre mais Quelqu’un à rencontrer. Quelqu’un qui m’attend au complet sans laisser de côté des morceaux que je jugerais indignes ou inconfortables. Ce n’est pas si spontané. « Il est plus facile que l’on ne croit de se haïr », disait le petit curé de Bernanos, soulignant ainsi l’étonnant chemin que prend l’amour que nous nous portons. Je suis invitée à rencontrer Quelqu’un qui me suggère qu’à mon tour je suis en capacité de donner, mais seulement, seulement parce que j’ai accepté de recevoir. Ce mouvement est un socle, je le pressens dans la vie de prière, dans la vie de tous les jours, avec Dieu, avec tous les autres mis sur ma route. Pourtant, je résiste encore un peu. En effet, que notre regard soit tourné vers nous-mêmes ou vers les autres, il y a du trop et du trop peu. Imparfaits, insatisfaits, nous sommes condamnés à désirer tellement plus que ce que nous réalisons. Peut-être n’ai-je pas osé aimer et être aimé(e) ? Manque de confiance, désir de perfection… tout se mêle. Il y a une décision à prendre, un acte à poser. Recevoir et donner, se recevoir et se donner, c’est à chacun de nous personnellement que l’invitation de Dieu est faite.
 
Même s’il reste du chemin à parcourir, et quoi de plus normal, nous sommes invités – comme Ignace le propose dans le second préambule – à demander ce que nous voulons : « Ici, demander une connaissance intérieure de tout le bien reçu, afin que, par une pleine reconnaissance, je puisse en tout aimer et servir sa divine Majesté. » Oui, nous le pressentons, notre coeur peut encore être dilaté au contact de l’amour. C’est une bonne nouvelle, non ?