Se nourrir est une des réalités les plus élémentaires et quotidiennes qui soient. Et pourtant, le rapport que nous entretenons avec la nourriture est souvent problématique, voire désordonné. L’excès ou l’absence de toute mesure peuvent entraîner jusqu’à la gloutonnerie d’un côté et au régime intempestif de l’autre, exigeant alors des soins appropriés pour restaurer une santé perturbée. En effet, l’affaiblissement du contrôle social, familial pour l’essentiel, fait de la nutrition aujourd’hui une démarche surtout individuelle. Si les limites et les liens traditionnels du repas s’estompent avec l’abondance et la facilité, une nouvelle conscience se fait jour qui invite au respect et au discernement devant la nourriture, source de plaisir savouré et partagé, dans la redécouverte du jardinage, de l’art de cuisiner ou de goûter des saveurs inédites (Christophe André).

Pour tout un chacun, se nourrir constitue la toute première expérience du désir où la soif d’être rassasié, dépendant de la présence et de la parole de la mère, s’ouvre progressivement au plaisir de goûter et de parler. La vieille comptine de « Dame Tartine » en évoque de manière aussi imagée qu’inoubliable les moments les plus jouissifs comme les plus frustrants (Nicole Fabre). La dimension sociale de la nourriture se manifeste également dans la traçabilité qui en reconstruit la production à travers la chaîne alimentaire et en garantit l’origine et la qualité. Ainsi même quand manger se réduit à un acte individuel, la nourriture ne cesse de renvoyer à une démarche collective (Ludovic Salvo). Art populaire, le cinéma est riche en scènes de repas : ordre et désordres familiaux et sociaux y sont montrés, parfois très crûment, mais la fête préparée, partagée, goûtée, y est aussi bien présente, comme dans Le festin de Babette où l’héroïne met tout d’elle-même dans cette minutieuse et appétissante préparation. Image du Christ se donnant tout entier dans la Cène (Natalie Héron) ?

Se nourrir de manière juste et équilibrée n’est donc pas seulement une question biologique mais proprement humaine et spirituelle. Dans les Exercices spirituels, Ignace de Loyola, alerté par son expérience de jeûne excessif à Manrèse, propose huit « règles pour s’ordonner dans la nourriture » (nos 210-217). Ces règles interviennent au moment de la contemplation de la Passion, quand le retraitant désirant suivre le Christ jusqu’au bout reçoit sa décision comme un don de Dieu ; comme si la suite du Christ s’éprouvait jusque dans la manière de se nourrir, confirmant l’origine divine de son choix et l’introduisant dans un style de vie plus évangélique (Emmanuelle Maupomé). Cette grande liberté d’Ignace dans le rapport à la nourriture se donne de manière particulièrement savoureuse dans le fameux épisode des lamproies qui égaya un jour tout un repas de la maison romaine où il résidait (Luis Gonçalves Da Cãmara).
Mais c’est sur l’engagement de Jésus-Christ qui se fait nourriture « pour la multitude » que se fonde cette liberté spirituelle. Sept verbes tirés des évangiles viennent tracer un chemin qui va du pain quotidien à l’eucharistie, lui donnant, si on la prend au sérieux, un réalisme spirituel et social sans concession, celui que le Christ a incarné pour notre Salut (Dolores Aleixandre). Elle nous permet en particulier d’assumer plus humainement, en Jésus-Christ, cette part animale de nous-mêmes à laquelle nous renvoie notre manière ordinaire de manger des animaux pour nourrir notre chair (Emmanuel Falque). Plus besoin, désormais, d’interdits alimentaires pour rappeler le don de Dieu présent en toute nourriture ! La foi au Christ rend purs tous les aliments, dès lors que, destinés à tous, ils sont fraternellement partagés entre tous, à commencer par les plus précaires, toute l’Écriture en témoigne (Jean-Marie Carrière). Aujourd’hui, les modalités de partage sont multiples, mais celles qui font avancer le Royaume de Dieu sont aussi celles qui dressent la table de la parole échangée et tissent des liens de justice, de responsabilité, de liberté