Théologien jésuite fusillé avec les maquisards du Vercors, Yves de Montcheuil (1900-1944) n’a pas eu le temps de marquer son époque. Son oeuvre était à peine entamée. Mais ces prémices annonçaient ce que d’autres, surgis en même temps que lui et marchant à son pas, ont pu mener à bien : une nouvelle manière de penser la foi et l’expérience chrétienne.
 

Un précurseur de Vatican II


Henri de Lubac surtout, mais aussi Yves Congar, Hans Urs von Balthasar, Jean Daniélou, Gaston Fessard ont reconnu en Montcheuil un frère en inspiration, trop tôt disparu. Leur théologie, en réalité, n’était pas aussi « nouvelle » que se plaisaient à dire leurs détracteurs, tenants d’une doctrine plutôt intemporelle et, en fait, relativement récente. Ces pionniers avaient redécouvert la grande tradition, un peu oubliée, des Pères de l’Église. Mais ils prenaient aussi au sérieux la dimension historique de la condition humaine, de l’expérience de la foi et de ses formulations, ainsi que de la vie de l’Église. Leur hardiesse parut d’abord suspecte. Autour de 1950, ils connurent des formes, franches ou insidieuses, de condamnation. Mais le concile de Vatican II entérina nombre de leurs vues. Plus tard, quatre d’entre eux furent élevés au cardinalat.
Par la force des choses, donc, la figure de Montcheuil était restée dans l’ombre de ses illustres contemporains et amis. Sa fin héroïque, en outre, avait pu éclipser les premiers éclats de sa pensée. Un livre du P. Bernard Sesboüé vient enfin éclairer, avec les détails et la science souhaitables, la personne et l’oeuvre du P. de Montcheuil 1. Certes, le P. Sesboüé, qui est lui-même un éminent théologien, s’attache surtout au précurseur de la théologie contemporaine. Il analyse en technicien les écrits, publiés ou non, qui témoignent de ses recherches et de ses enseignements. Il excelle à en dégager les arêtes vives, les tenants et les aboutissants, ainsi que l’intelligence et le courage intellectuel dont ils témoignent. Mais il ne lui a pas échappé que Montcheuil n’était pas seulement un maître à penser — par tempérament foncièrement philosophe. C’était aussi et surtout un maître à exister, un maître de vie spirituelle. Aux yeux de Montcheuil, une théologie qui ne serait pas « spirituelle » ne mériterait pas ce nom. Il essayait de vivre ce qu’il pensait, et il était habité par la passion de faire partager ses convictions.
Professeur de théologie à l’Institut Catholique de Paris à partir de 1936, il consacrait une partie de son temps à l’aumônerie des étudiants de la Sorbonne. Il animait des cercles d’études destinés à nourrir et à étayer la foi et la vie spirituelle des jeunes intellectuels. Son exceptionnelle clarté d’esprit, la rigueur de son expression démêlaient les questions les plus ardues. L’acuité de son discernement, en ces années troubles où les repères se brouillaient, éclairait les esprits et les coeurs. Il était toujours disponible pour accorder aux étudiants les entretiens individuels qu’ils sollicitaient.
C’est d’ailleurs en aumônier des étudiants qu’il est mort. À deux reprises déjà, au cours de l’été 43 puis des vacances de Pâques 44, il était venu dans le Sud-Est pour soutenir les jeunes résistants qui vivaient et mouraient le plus souvent sans secours religieux. Le 14 juillet 1944, après le débarquement en Normandie, un message d’un agrégé de lettres, chef de maquis dans le Vercors, lui lance un appel : « Venez, nous sommes sans aucun aumônier réel, nous avons des cas de conscience qui les [sic] troublent ou les divisent. Venez nous aider. » À son supérieur qui lui demande si un autre ne ferait pas l’affaire, il répond : « Oui, bien sûr, mais ils ont confiance en moi. Quand on a confiance en quelqu’un… Et puis cela en vaut la peine. » Et à l’officier allemand qui, après l’assaut du maquis et la capture du 27 juillet, lui demandait, dans la prison de Grenoble : « Étiez-vous aumônier ? », il répondit : « Je suis venu de Paris exprès pour être avec eux. » Il fut fusillé le 10 août. Le 22, Grenoble était libéré.
 

Un accompagnateur hors pair


Aumônier, le P. de Montcheuil l’avait été jusqu’au bout. Il avait poussé jusqu’à l’extrême sa mission d’« être avec » (d’« accompagner ») ceux à qui l’Église l’avait envoyé. Cette mort scellait un long compagnonnage et une longue disponibilité. C’est pourquoi le P. Sesboüé a raison de consacrer un chapitre entier au « Maître spirituel entré en résistance spirituelle ».
Le style de l’homme, d’abord, en imposait. Rien d’un séducteur, au contraire : « Le premier contact avec le Père était parfois décevant », écrit un témoin. Allure plutôt gauche, parole au débit monotone, sans effet oratoire. Mais « il se dégageait de lui une impression de force, de solidité que je n’ai jamais rencontrée chez quelqu’un d’autre. L’équilibre même. Autour de lui s’établissait immédiatement une zone de paix, de calme. C’était un homme que l’on sentait parfaitement maître de sa vie ». L’étendue de sa culture, la pénétration et la clarté de son esprit impressionnaient les normaliens. À l’écouter, à le fréquenter, on était changé : « En un sens, le Père ne donnait rien, il obligeait à être. »
Il donnait beaucoup cependant. La matière de son enseignement spirituel, qui nous intéresse ici, a été recueillie et publiée après sa mort. Deux ouvrages sont particulièrement à signaler, parce qu’ils viennent d’être réédités dans la collection « Christus » : Problèmes de vie spirituelle et Le Royaume et ses exigences 2.
Problèmes de vie spirituelle
a connu sept éditions entre 1945 et 1959. Il a été traduit en américain, en italien et en espagnol. Outre l’introduction du grand ami le P. d’Ouince et un précieux « témoignage » d’étudiante, il regroupe une vingtaine d’articles et d’exposés portant sur la vie spirituelle. L’écriture en est sobre et claire, la réflexion proposée est sans concessions. Qu’il s’agît de l’engagement dans le travail et la société, de l’appel évangélique à être « parfait », de questions morales, du statut des laïcs, de l’épanouissement personnel (« culture de soi », comme on dit aujourd’hui) et de l’ascèse, du témoignage apostolique, toujours Montcheuil s’efforçait de formuler les données de la foi en un langage qui pût éclairer les problèmes de la vie chrétienne — dans la vie de tous les jours comme dans les circonstances exceptionnelles, en une époque elle-même exceptionnelle.
C’est le « dogme vécu » qui l’intéresse, notamment dans la pratique des sacrements, de l’Eucharistie en particulier. Le Christ est le centre de perspective qui donne sens à tout. Les familiers des écrits du P. Varillon, de quelques années son cadet et qui baigna dans le même milieu intellectuel et spirituel, retrouveront sans peine la communauté d’inspiration, dans une écriture moins imagée. Montcheuil récuse « une vie spirituelle qui ne s’est édifiée que sur les ruines de la nature, où la recherche surnaturelle a tari les sources de la curiosité humaine, où l’amour des biens éternels a desséché l’amour des valeurs humaines ». « Tout ce qui nous humanise nous divinise, et tout ce qui nous divinise nous humanise », écrira Varillon.
Quant au volume Le Royaume et ses exigences (3e éd.), il reproduit les exposés d’une retraite de quinze jours donnée aux normaliennes de Sèvres à Solesmes, en octobre 1943. Autour du thème du Royaume de Dieu sont définies et fondées les grandes attitudes spirituelles évangéliques.
Ainsi le P. de Montcheuil a-t-il esquissé une spiritualité évangélique, à vivre d’abord par les laïcs. Comme s’il avait pressenti, à l’instar du P. Congar et du P. Varillon, l’importance nouvelle qu’allaient prendre les laïcs dans la pensée et la vie de l’Église.



1. Yves de Montcheuil (1900-1944). Précurseur en théologie, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 2006, 432 p., 44 euros.
2. Desclée de Brouwer, 2006. Respectivement 288 p., 25 euros et 154 p., 18 euros. Les autres ouvrages du P. de Montcheuil sont présentés dans le livre de B. Sesboüé.