Parution initiale dans Études n° 4182 (février 2013).

La presse s'est fait récemment l'écho, plus ou moins fidèle, de l'inquiétude des évêques de France devant les risques de dérive et de manipulation présentés par certains types de retraites, de sessions ou d'assemblées de prière proposant des thérapies « psychospirituelles ». Ces pratiques, venues le plus souvent d'Outre-Atlantique, soulèvent des questions de fond : faut-il, ou non, reconnaître des frontières entre « le spirituel » et « le psychologique » ? Lesquelles ? Au nom de quoi ?

La perplexité ou le désarroi de beaucoup invitent à proposer des repères aussi clairs que possible sur un terrain complexe, où les controverses sont vives. On voudrait montrer ici qu'il s'agit d'une interrogation typique de l'époque moderne ; que, certes, dans l'unité de la personne, le spirituel et le psychologique sont intimement mêlés ; mais qu'aujourd'hui comme hier, une distinction s'impose dans la manière de penser l'expérience spirituelle comme aussi sur le plan des pratiques : pratiques psychothérapeutiques, pratiques de la direction spirituelle et pratiques pastorales en général1.

Une interrogation moderne

Un contemporain de saint Thomas d'Aquin n'aurait sans doute pas compris l'intitulé de ces pages. En effet, le mot « psychologie », au sens où nous l'employons couramment, est d'apparition récente : c'est au XVIIIe siècle seulement qu'il a commencé à désigner l'étude des phénomènes de la vie mentale (Leibniz et Wolff). Et la psychologie ne s'est constituée comme discipline à prétention scientifique, comme « science humaine », qu'au XIXe siècle.

Le mot était d'abord apparu, mais marginalement, à la fin de la Renaissance, au moment où s'est manifestée la grande originalité de la culture occidentale : la naissance de la « modernité », avec les premiers symptômes du désenchantement du monde et de la laïcisation des esprits – naissance marquée par le traumatisme de la Réforme. C'est d'ailleurs dans les milieux humanistes et réformés qu'on a commencé à utiliser le mot « psychologie » (Marulic et Melanchthon2). Les Européens commençaient à s'intéresser de plus en plus à ce que nous appellerions aujourd'hui l'expérience subjective de l'individu. Le mot « psychologie » est donc contemporain de l'émergence de la modernité : l'homme commence à s'affirmer, dans sa subjectivité, face à Dieu, et bientôt contre lui ; en même temps, la distinction se creuse entre l'ordre de la nature (qui a de moins en moins besoin de Dieu pour fonctionner) et l'ordre du spirituel (le spirituel qui sera de plus en plus compris comme « surnaturel », voire miraculeux ou magique).

Quant au mot « spiritualité », il est plus récent encore dans l'usage que nous en faisons aujourd'hui. C'est à l'époque de la Première Guerre mondiale que cet usage s'est répandu. On parlait auparavant de « piété » ou de « dévotion »3. L'évolution du vocabulaire est l'indice d'une évolution des mentalités. D'une situation de coexistence pacifique entre ce que nous appelons aujourd'hui le spirituel et le psychologique, on en est arrivé, au XXe siècle, à une situation de concurrence, voire de conflit, ou au contraire de confusion entre ces deux instances. Très sommairement, on peut considérer trois époques dans la manière de concevoir ce que nous appelons la vie spirituelle au sens large du mot, c'est-à-dire la vie de l'esprit.

Les temps pacifiques

Jusque vers la fin du Moyen Âge, une forme d'unité heureuse régna dans la doctrine chrétienne entre la vie spirituelle des individus et la représentation qu'on se faisait du psychisme humain. D'une part, il n'était pas question de consacrer à la vie