Nous ne voyons la force qu'au travers des visages concrets ou des personnalités de l'histoire qui font découvrir à quel point certains ont su s'opposer aux violences dont ils étaient les témoins et peser de tout leur poids de fermeté et de courage pour introduire un peu de paix et de sécurité là où tout pouvait porter au désespoir ou à l'inaction. Mais en quoi ces visages se distinguaient-ils des autres, les indifférents, les passifs, voire les complices des méfaits du présent ? Il est difficile sans aucun doute d'établir une sorte de « phénoménologie » ou une liste des qualités que suppose un usage conscient de la force, mais on peut tout du moins retenir quelques traits entre bien d'autres, car les circonstances historiques obligent à des « vertus » différentes selon les cas.

Lucidité intellectuelle

Quand on est plongé dans des événements historiques graves et lourds (guerres, révolutions, agitations sociales, bouleversements divers), la tentation est grande de se laisser submerger par le chaos ou le désordre ambiant ; on ne voit plus clair parce que les évidences de la vie ordinaire disparaissent ou sont mises en cause. Il faut certainement beaucoup de force pour ne pas se laisser abattre par l'inconnu et le déroutant, donc pour surnager aux débordements de l'actualité. Et une telle force se manifeste par une tentative de comprendre ce qui arrive, donc d'exercer une lucidité intellectuelle pour percer les ténèbres ou les incertitudes accablantes. Là où l'on est tenté de jeter le manche après la cognée, la force porte à introduire quelque lumière pour pouvoir s'orienter. Or ce travail difficile suppose qu'on s'informe, qu'on tente de comprendre, donc qu'on se donne une formation intellectuelle qui délivre de l'immédiat.

Les fondateurs des Cahiers du Témoignage chrétien au début des années 1940 avaient de longue date compris la perversité païenne et raciste de l'idéologie nazie : le père Pierre Chaillet, séjournant en Autriche dans l'immédiate avant-guerre, avait vu monter avec horreur les discours inquiétants, antisémites et racistes, et en avait informé ses collègues jésuites (dont les pères Henri de Lubac et Gaston Fessard), ainsi prémunis contre les tentations de beaucoup de Français qui ont cru voir dans la prétendue Révolution nationale l'espoir d'un renouveau du pays. Tel fut le cas étonnant d'Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, au tout début plutôt favorable au régime de Vichy et dont la lucidité fut aussi prise en défaut devant les gouvernements communistes après la guerre.

La juive hollandaise Etty Hillesum a compris aussi, mais sur le tard, donc pas avant 1942, qu'il fallait arracher aux mains de la Gestapo ses coreligionnaires juifs, quitte à coopérer avec l'ennemi pour éviter le pire1 : d'où son engagement si précieux et si rude dans le camp de Westerbork, aux Pays-Bas, pour assister ses coreligionnaires en partance pour l'inconnu. Où l'on voit aussi que l'insouciance dans laquelle vivait cette femme assez jouisseuse ne l'a guère préparée à découvrir l'ineffable pourtant sous ses yeux. La lucidité intellectuelle ne va donc pas de soi : on l'a vu a contrario chez nos intellectuels français (Sartre, de Beauvoir, Aragon, Althusser et quelques autres) qui ont acclamé des tyrans comme Mao ou Staline. Intelligents, ils le furent sans doute, mais idéologues aveugles car ils n'avaient pas le « sentir » qui alerte et provoque la vigilance.

Prendre part

La lucidité intellectuelle suppose qu'on ait des convictions fermes pour ne pas se laisser subjuguer par l'opinion dominante. Il en découle qu'une telle lucidité s'accompagne d'un engagement concret pour la cause à défendre. La philosophe Simone Weil a certes vite aperçu les dangers du communisme, mais elle s'est engagée dans la condition ouvrière2, mettant la main à la pâte pour n'en pas rester à des condamnations globales du capitalisme, mais pour éprouver physiquement le travail en usine ou dans les champs ; ce qui ne fut pas sans compromettre une santé déjà fragile (et que son « platonisme » ne ménageait pas !). Elle a compris aussi qu'elle pourrait concrètement montrer aux mineurs et aux métallurgistes de Saint-Étienne que, pouvant lire Platon et les grands philosophes qu'elle leur commentait, ils n'étaient pas des êtres inférieurs, mais des esprits capables d'entrer dans les pensées les plus hautes et les plus valorisantes pour leur humanité. Et par là, elle contribuait à ce qu'ils grandissent dans leur propre dignité. Ce n'était pas une prise de parti fracassante et pourtant cette philosophe, qui n'a jamais cédé aux sirènes marxistes ou staliniennes, aidait par là même des travailleurs à devenir conscients de leur dignité et donc à ne pas plier devant les injonctions arbitraires de leurs contremaîtres !

Il faudrait sans doute évoquer ici les innombrables personnes qui, sous des régimes oppressifs, ont su résister en se refusant à des dénonciations, ou en cachant des « suspects » aux yeux du régime ; donc en prenant des risques considérables comme ces nombreux Français (catholiques en plus grand nombre qu'on ne le dit3) qui ont su cacher des Juifs ou des résistants poursuivis par la Milice ou la Gestapo. Certaines de ces personnes sont connues comme Edmond Michelet. D'autres restent des ombres invisibles, anonymes : elles ont témoigné d'une force d'âme sans bruit et sans tapage qui n'est pas restée abstraite puisqu'elle a concrètement sauvé nombre de vies humaines… Où l'on voit aussi que l'engagement peut être discret, presque clandestin, comme ce fut sans doute le cas de très nombreux « dissidents » sous les régimes communistes, en URSS ou en Chine actuelle, qui sans bruit ont par exemple continué leur vie religieuse, inculqué à leur progéniture le sens de Dieu malgré l'athéisme officiel et donc pris les risques de se retrouver en camps dits de « rééducation ».

Ténacité et souplesse

La force de résistance doit savoir durer, ce qui ne va nullement de soi. La ténacité qui ne se décourage pas malgré les insuccès apparents, voire les échecs, est un élément essentiel de la force. Ici Soljénitsyne, poursuivant patiemment et dans des conditions invraisemblables sa « documentation » sur la vie du goulag, a fait montre d'une endurance incroyable, alors que rien ne pouvait lui laisser supposer qu'un jour ses écrits bouleverseraient les monstruosités communistes et ouvriraient les yeux d'innombrables aveugles. Germaine Tillion, enfermée dans le camp de Ravensbrück, a su donner courage et espérance à ses codétenues en inventant des pièces de théâtre et en suscitant l'activité créatrice par la poésie, autant de gestes apparemment anodins, mais qui ont entretenu la force de résister, de ne pas plier, de se montrer plus grands que ses bourreaux ! La ténacité ne va donc pas sans l'invention et la souplesse des moyens à mettre en œuvre. Dans les camps de prisonniers, des philosophes ou des écrivains, des artistes ont su, en donnant conférences et cours, aider à voir plus loin que l'immédiat, à ne pas se laisser écraser par la faim et les mauvais traitements, à s'ouvrir à des univers de beauté et de grâce qui libéraient de l'enfermement subi.

La force sait inventer mille moyens de déjouer la violence des adversaires, moyens qui n'ont rien à voir avec des coups d'éclat ou des provocations qui souvent ne font qu'aggraver le sort des détenus. Les fameux parapluies des habitants de Hong Kong au cours de manifestations pour se protéger de la police, contre la mainmise sur l'ancienne colonie britannique par la Chine continentale, restent célèbres (au même titre que le refus du voile par des Iraniennes contre la théocratie des mollahs), mais ici malheureusement la violence inouïe du régime de Xi Jinping a pris le dessus, ce qui pourtant ne va pas sans un discrédit à peu près total dans l'opinion internationale, envers un tel régime inhumain. Ce qui montre aussi qu'il est des victoires apparentes de la violence qui cachent des débâcles, sur le plus long terme, de l'idéologie communiste (ou ce qu'il en reste en Chine dite « populaire » !).

Mais ne pourrait-on pas ajouter qu'il est des forces tout à fait considérables déployées dans la simple prise de parole ? Même sans évoquer le rôle des prophètes dans l'Ancien Testament ou celui de Jésus, condamnant les pharisiens et stimulant ses auditeurs et disciples à prendre leurs grabats et à marcher, ne voit-on pas aussi que les encouragements verbaux sont de grand prix ? On l'aperçoit à l'inverse quand la parole est absente, trop timide, ambiguë, pour reprendre le reproche fait si souvent et à juste titre à la hiérarchie catholique dans les moments graves où une prise de position ferme pouvait changer le cours des choses : ainsi de la célèbre lettre du cardinal Jules Saliège à Toulouse, dans l'été 1942, lettre toute simple, sans grande éloquence, mais allant à l'essentiel en rappelant une évidence : les Juifs sont des humains qu'il faut traiter en tant que tels… À bon entendeur, salut ! Force des mots simples et vrais, prononcés en temps opportun, sans tambour ni trompette, mais venant d'une autorité qui joue ici pleinement son rôle de faire grandir et d'arracher à l'apathie ou à l'aveuglement.

Des témoins discutables

La force de ceux et de celles qui ont ainsi eu le courage ou la témérité d'intervenir dans des circonstances dramatiques ne signifie pas pour autant que ces personnes aient été en tous points admirables. Ce ne furent pas nécessairement des saints, mais des êtres de courage qui ont montré par ailleurs des faiblesses, pourrait-on dire inévitables, et qui n'enlèvent rien à leur engagement risqué. Etty Hillesum n'a jamais caché ses appétits sexuels quelque peu débridés, notamment par rapport à son chirologue, Julius Spier, dont elle commente les exploits érotiques (tout en lisant avec lui L'imitation de Jésus Christ…)4. Le courage de Nelson Mandela, si longtemps détenu, est incontestable, mais certains historiens le considèrent comme un piètre chef d'État, complice ou aveugle sur la corruption autour de lui, et acteur d'une politique hyperlibérale qui a plutôt enfoncé l'Afrique du Sud dans la misère. L'ultranationalisme de Soljénitsyne entache quelque peu sa réputation, au même titre que son anti-occidentalisme viscéral sur le tard, trahissant ses préjugés. La juive Simone Weil a toujours confessé un antisémitisme surprenant et ses propres inconséquences pratiques (négligence de sa santé, projets ambitieux et fous à Londres5, etc.) peuvent aussi apporter quelque ombre à la réputation de cette grande dame. On pourrait multiplier les exemples.

Mais que prouvent-ils au juste ? Sans doute que les êtres humains ne sont pas constitués d'une seule pièce, qu'ils peuvent être admirables sur certains points et médiocres sur d'autres, qu'on peut les louer pour leur lucidité et leur courage, et s'étonner par ailleurs de leurs petitesses bien réelles. Mais peut-être faut-il en effet savoir que la force ne se déploie que dans la ou les faiblesse(s), et qu'il ne faut pas transformer ces témoins en héros impeccables en tous points. S'il en était ainsi, en quoi pourraient-ils nous inspirer et nous motiver ? Heureusement que ces « forts » sont aussi des « faibles » !

1 Ce qui sera fortement reproché par Hannah Arendt (dans Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1962) à ceux qui ont accepté cette « collaboration » pour, à leurs yeux, éviter de livrer les leurs aux bourreaux de la Gestapo.
2 Titre de l'ouvrage posthume paru en 1951, et composé de divers textes, parmi lesquels le « journal d'usine » dans lequel Simone Weil relate son expérience ouvrière de l'année 1934.
3 Les livres de Jacques Semelin ont réhabilité plus que d'autres le rôle des catholiques pour sauver des Juifs sous l'Occupation. Voir entre autres Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort, Le Seuil – Les Arènes, 2013. On connaît à cet égard le témoignage de la ministre Simone Veil quand elle était enfant : des voisins catholiques étaient prêts à la cacher au cas où…
4 Elle n'en dissimule rien, comme on le constate dans Les écrits d'Etty Hillesum. Journal et lettres 1941-1943, Seuil, 2008 (édition intégrale).
5 Ainsi de sa proposition de constituer des infirmiers communs aux Allemands et aux Français sur le front (qui fit rire Charles de Gaulle) ou son désir de sauter en parachute au-dessus de la France occupée…