« Je ne suis pas un citoyen, et je n'ai pas envie de le devenir. On n'a pas de devoirs par rapport à son pays, ça n'existe pas. On est des individus, pas des citoyens, ni des sujets. La France est un hôtel, pas plus. » Ces propos qu'aurait tenus l'écrivain Michel Houellebecq sur France Inter en novembre 2010, illustrent parfaitement à quoi l'absence d'esprit et de vision large du monde peut aboutir. Le même romancier d'ailleurs, dans la suite de l'émission, en appelle à « plus de démocratie réelle », montrant qu'on peut se permettre de dire tout et son contraire. Car que serait une démocratie « réelle » (?) sans citoyens conscients d'une communauté d'appartenance, donc sans une nation à laquelle on est attaché ?
Ces propos excessifs et contradictoires aident pourtant à bien mesurer à la fois l'affaissement intellectuel et spirituel dont nous sommes les témoins impuissants et la nécessité d'une réflexion qui surmonte ces graves ignorances. C'est cet affaissement dont il faut prendre la mesure pour comprendre à quel point l'exigence de se reconnaître participant actif d'une communauté et d'un bien commun doit s'enraciner dans des convictions intellectuelles et spirituelles fortes, aptes à prévenir des dérives de jugement et de pratique. Comprendre aussi à quel point ces convictions engagent chacun à un combat permanent contre les préjugés et les égoïsmes à courte vue.
L'hôtel France. Tout est dit dans une telle formule. Car un hôtel est objet de choix singulier pour un lieu qu'on occupe provisoirement parce qu'il nous est utile pendant quelques nuits. On opte pour celui-ci ou pour celui-là selon son confort, sa commodité d'accès, son prix avantageux. Mais on aurait pu en choisir un autre. Il est indifférent en somme, étant un bien purement utilitaire et pratique auquel on n'attribue pas plus de valeur que l'intérêt passager qu'on y trouve. Une telle image donne bien une idée de l'extériorité du monde commun pour l'individu solitaire qui n'est engagé par rien de fondamental, mais qui choisit selon son bon plaisir ou ses intérêts. Pour qui la chose dont il se sert provisoirement n'a qu'une valeur dérisoire et non substantielle. À la différence de l'appartement ou du domicile, on l'on vit et où l'on s'éprouve chez soi, donc qu'on habite, l'hôtel n'implique pas qu'on s'y engage ou qu'on tisse des liens affectifs avec lui. Il en va autrement de son domicile où l'on a vécu des événements personnels et auquel on est donc « attaché ». La France comparée à un hôtel devient en revanche un pur cadre indifférent, échangeable à volonté, aucunement ce qui nous tient ensemble, nous relie à un passé, nous instruit dans une langue et une culture, nous permet de communiquer à partir de cet enracinement avec d'autres nations ou d'autres langues. Au fond, la France devient une référence vide, en aucune façon un bien précieux qu'on aurait éventuellement à défendre. Horresco referens…
Assurément, l'écrivain nous a habitués aux excès et on pourrait dire qu'il ne faut pas prendre au sérieux ses facéties. Certes, mais la formule est lancée sur un média public, elle constitue un élément de la conversation commune entre nous : elle fait donc partie du « bien commun » (en réalité, du « mal » commun), même si elle contribue à l'affaiblir et à le détruire. Un esprit éveillé et « citoyen » ne peut donc négliger ces petits attentats à la vie ensemble, pour ne rien dire d'un attentat au pays que nous partageons, et dont Houellebecq lui-même tire sans nul doute bien des avantages (par exemple, grâce à la Sécurité sociale, à une protection policière, à une langue héritée dont l'écrivain tire quelque bénéfice en en usant avec talent, etc.). Car, derrière la provocation, on voit bien poindre cet individualisme mortifère qui rend incompréhensible l'importance vitale des appartenances communes, qui vide donc de tout sens l'appel à un bien commun ou, si l'on veut, à un intérêt public. Les mauvais esprits accuseront les droits de l'homme de contribuer à cette valorisation des seuls droits de l'individu, qui en vient ainsi à considérer la société, donc la vie commune, comme un hôtel à usage intéressé et indifférent, donc sans valeur propre. Ce serait pourtant bien à tort, car les droits de l'homme appellent un État qui garantisse ces droits grâce à un appareil de justice ou à un système de distribution des biens. Donc, aussi à une nation qui soutient et porte cet État.
Mais la valorisation extrême de l'individu indifférent n'est pas seule en cause. Comment parler de bien commun dans un monde qui valorise à l'extrême les différences entre sexes (ou entre « genres », pour être politiquement correct), classes sociales, nations, opinions, civilisations ou religions ? Une tolérance universelle, en réalité faussement universelle, ruine l'idée d'une communauté de bien, laquelle paraît alors un carcan redoutable pour une ouverture à tous et à l'extrême diversité humaine. Elle paraît pourtant s'imposer dans un monde de la diversité valorisée sans nuances : à chacun de juger pour son compte propre, surtout pas d'appréciation globale, même si cette paralysie du jugement est constamment mise en défaut. Car qui ne juge pas qu'un abus sexuel est vraiment un abus condamnable ? Qui ne juge pas que le terrorisme doit être combattu et non accepté passivement ? La peur ou la phobie de juger devient une complicité avec le mal, non seulement une lâcheté, mais un satisfecit devant les abus de toutes sortes : on ne se prononce pas, ce qui veut dire en réalité qu'on laisse faire, voire qu'on approuve secrètement.
Or le courage du jugement, la capacité à se prononcer, donc à s'engager, ne va pas sans un certain sens spirituel. Notre intelligence condamne les abus et les meurtres parce que nous croyons en une certaine valeur des êtres humains : il est contraire à la dignité d'une personne ou d'un enfant de les violenter, comme il est contraire à une société bien ordonnée de tuer à l'aveugle des passants ou des citoyens ordinaires. Le spirituel si méconnu suppose une éducation au sens de l'homme, au bienfait de la vie commune, à la nécessité de lutter pour que de tels biens soient respectés. La référence au spirituel ne peut être confondue avec du vide ou du creux. Car reconnaître concrètement la dignité de tout homme ne relève pas de l'évidence ou de l'immédiat : il y faut une éducation, une sorte d'apprentissage, pour ne pas se laisser piéger par les apparences. Or celles-ci nous enseigneraient plutôt à quel point les êtres humains sont inégaux, voire même ne méritent pas tous notre respect, soit à cause de la couleur de leur peau, soit à cause de leur absence d'éducation, soit par leurs infirmités physiques ou mentales… Et pour bien d'autres raisons.
Il nous faut donc apprendre que les différences entre sexes, nations et convictions sont nécessaires parce qu'elles alimentent une heureuse et féconde diversité et enrichissent notre commune humanité. Chacun n'est jamais le tout et, si ma patrie est un enracinement existentiel heureux pour moi (et pas un hôtel de passage), elle n'est qu'une petite note dans le concert des patries et des nations. Ce qui, par parenthèse, détourne de toute forme de nationalisme qui tiendrait ma nation comme « au-dessus de toutes les autres » (du genre « Deutschland über alles… »). Elle est une part indispensable sans doute dans cet immense ensemble qu'est l'humanité, mais une part seulement. L'isoler ou l'exalter outre mesure, c'est en réalité la perdre, puisque c'est la couper du reste de l'humanité.
Et encore, dans cette même patrie, surgissent aussi des différences heureuses entre régions ou comme héritages de l'Histoire (diversités territoriales, raciales, politiques, philosophiques, religieuses, etc.). Or, ici, le christianisme peut et doit jouer un rôle décisif car il nous enseigne que, si l'humanité est une, elle est un corps constitué de membres divers, complémentaires et indispensables les uns aux autres. L'Église elle-même est Église d'Églises, comme devrait le démontrer – et le démontre de fait – la diversité des spiritualités, des théologies, des liturgies comme autant de façons de célébrer l'Unique à travers nos diversités de langues, de goûts, de sens artistiques, de manières de se rapporter au divin et de le louer.
Or, il faut le répéter, l'acceptation des différences, une acceptation qui ne soit pas faite du bout des lèvres, suppose une éducation (donc un travail intellectuel) et un combat (donc une vigilance spirituelle active) ; et il en est toujours ainsi dès qu'on rentre dans le champ des choses de l'esprit. Car, pour se faire, il faut lutter contre son propre narcissisme, contre les préjugés de toutes sortes qui consistent à dévaloriser autrui et à s'exalter soi-même, ses convictions comme ses appartenances. Reconnaître que nous ne sommes pas le centre du monde, c'est le travail que tout enfant doit faire, lui qui a tendance à tout vouloir avaler, à tout rapporter à soi. Et peut-être même que la faute d'Adam et d'Ève fut d'avoir voulu manger de tout, alors qu'il leur avait été interdit de s'approprier le tout sans respect pour l'autre, ou ce à quoi l'individu ne touche pas, mais respecte… Faute ou péché qui ne fut pas seulement le leur, mais qui est sans doute la faute permanente (originelle), actuelle, de l'humanité comme telle. L'interdit n'est pas ce qui blesse ou mutile, mais ce qui sauve de la mort ou d'une appropriation qui serait l'exténuation de la diversité du monde et de l'humanité.
On pressent pourtant aussi que nous ne pouvons pas accepter toute différence quelle qu'elle soit. Et voilà un équilibre difficile à tenir. Comme on l'a dit plus haut, impossible de ne pas apprécier, de ne pas juger, de ne pas se prononcer sur ce qu'on estime être le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le juste ou l'inique. Et, à l'ère des « infox » (fake news), cette exigence est plus actuelle que jamais, plus délicate même, voire, aux yeux de certains, impossible. Or le combat spirituel consiste aussi à ne pas se laisser emporter par la vague, à ne pas baisser les bras devant ce que notre imagination nous présente comme inéluctable. Lutter ici, c'est justement chercher la vérité, laquelle relève rarement de l'évidence satisfaite. Mais si on la cherche, c'est bien qu'on pense pouvoir l'approcher, non la détenir avec assurance. Et il faut aussi admettre que nous n'atteignons que des vérités partielles, à confirmer, voire à invalider, de toute façon à fortifier par des vérifications permanentes qui font la vie de l'esprit. Comme le bien commun, la vérité est toujours plus grande et plus vaste que nous, ce qui ne signifie pas que nous devons nous résigner à ne pas le chercher, encore moins à nous contenter de nos petits points de vue. Dieu toujours plus grand, et pourtant offert à nos regards dans l'enfant de la crèche. Mais un tel enfant n'est pas une idole : il nous renvoie à Celui qui l'a envoyé, il fait donc signe vers plus grand et plus haut.
En outre, peut-on prétendre atteindre seul le bien commun ou la vérité ? Ne serait-il pas téméraire de croire qu'à nous seuls nous pouvons décider avec certitude du bien et du vrai ? Les traditions spirituelles parlent de « correction fraternelle », laquelle n'est pas un exercice de culpabilisation collective, mais le travail d'une communauté pour se « rectifier » elle-même, en aidant ses membres à ne pas se prendre pour le tout justement, à l'aider à entendre ce que les autres ont à dire sur lui, à accepter un tel regard, non pour en être écrasé, mais pour en être redressé. Exercice difficile qui trouve certainement une traduction mal aisée dans nos sociétés contemporaines, mais qui nous avertit sur la nécessité de la discussion et du dialogue avec autrui. La raison humaine n'est pas solitaire, elle s'exerce aussi en commun ; repliée sur elle-même et sa suffisance, elle devient folle. Elle a besoin du contrôle et de la vérification par autrui. On ne saurait avoir raison seul. Ici encore, le combat consiste justement à accepter (humblement ?) le regard d'autrui sur soi.
Et c'est sans exagération qu'on peut prétendre que ce travail et ce combat sont au cœur de nos démocraties modernes. Elles ne croient pas qu'un seul – monarque, expert, révolutionnaire professionnel à la Lénine, idéologue sûr de lui – détienne la vérité sur la nation et son avenir, donc sur le bien commun. Elles s'efforcent de découvrir les voies de la justice et de la vérité par le débat et la confrontation, toujours difficiles, jamais parfaitement satisfaisants, souvent stériles. Mais quel combat est-il jamais assuré de la victoire ? Est-ce une raison pour capituler et ne pas se décider à la confrontation ? Or on voit bien que les démocraties s'affaissent quand le primat est accordé au désir individuel souverain, quand la nation n'est plus qu'un hôtel de passage dont on jouit sans contribuer à sa vitalité, quand on se refuse à la communication avec tous, y compris avec ceux qui sont les plus éloignés de nos propres convictions. La vie commune s'enrichit au contraire dans l'échange, mais encore faut-il se risquer à la rencontre et se soumettre à ses règles ! Ce qui s'apparente bel et bien à un combat contre toutes les formes innombrables de repli sur soi. À cet égard encore, le Dieu trinitaire est une belle référence, celle d'un « dialogue » interne à la vie divine et d'un débordement de vie : le Dieu de Jésus Christ n'est pas un dieu solitaire, dictant de haut et de loin ses volontés plus ou moins arbitraires ; il est lui-même Amour partagé dans lequel l'humanité entière est appelée à entrer ; il est Parole, Verbe qui se communique en donnant lumière et vie ; il est appel à participer à ce dialogue qui, entretenu, donne chaleur et sens à toute chose. Mais la lumière doit lutter pour ne pas être subvertie par les ténèbres. Pâques ne va pas sans le Vendredi saint.