Les moines ne se sont jamais senti à l'aise avec la violence. Celle-d à la fois les attire et les trouble. Comment ne pas la constater autour de soi, et être tenté de s'en défendre ou de répliquer ? L'ambiguïté qui s'y attache remonte à des paroles de Jésus, dont l'interprétation n'a jamais fait l'unanimité — preuve supplémentaire de l'équivoque qu'elles peuvent entretenir : « Le Royaume des deux souffre violence et des violents s'en emparent » (Mt 11,12 ; cf. Le 16,16). Pourtant, ni les Béatitudes ni le Discours sur la mission ne font allusion à une telle violence liée à la proclamation de l'évangile. Au contraire, c'est comme des agneaux au milieu des loups, dépouillés des commodités d'une publicité efficace, que les disciples sont envoyé prêcher, et ce n'est même pas du pouvoir qu'ils exercent sur les esprits qu'ils pourront se réjouir, mais de savoir leurs noms inscrits dans les deux (Le 10,3.17s). De même, saint Paul, pourtant si fier de ses succès, ne les attribue pas à son savoir-faire mais à la grâce de Dieu qui l'accompagne (1 Co 15,10), et ce n'est pas une hymne à la force qu'il entonne, mais une hymne à la faiblesse dans laquelle, par un brillant exercice littéraire, force et faiblesse sont à tel point assimilées l'une à l'autre que la première semble disparaître derrière la seconde : « La force se déploie dans la faiblesse », et, plus provocateur encore : « Lorsque je suis faible, je suis fort » (2 Co 12,9-10).


Excès de l'autorité


A l'intérieur de la vie monastique, la violence est présente à plusieurs niveaux, extérieurs d'abord, mais aussi, plus subtilement, intérieurs. Parmi ses manifestations extérieures, comptons ses débordements auxquels aucune société humaine n'échappe et contre lesquels les Règles monastiques essaieront d'élever des remparts qui ne seront pas toujours efficaces. Un épluchage patient des décisions de certains Chapitres généraux a pu en dresser un bilan impressionnant 1.
Face à ces débordements, la société monastique aura recours à ce que la sociologie appelle la « violence légitime » de l'institution et de l'autorité qui la représente. Les codes pénitentiels monastiques connaîtront toute la gamme des pénitences imposées en ces occasions, depuis des abstinences et des jeûnes plutôt innocents jusqu'aux peines corporelles plus rudes (les verges, par exemple) et aux exclusions graduées de la vie communautaire. Toute abbaye médiévale disposait d'un cachot, et une ancienne iconographie, aujourd'hui abandonnée, représentait saint Benoît les verges à la main ; il est vrai que celles-ci figurent en bonne place dans sa Règle.
Tout exercice de l'autorité au service du bien commun implique l'une ou l'autre forme de cette « violence légitime » dont la gestion demeure délicate dans tous les cas. Il n'est pas exclu, par exemple, qu'un exercice maladroit de l'autorité ait pu ressembler étrangement à ce « harcèlement moral » dont une recherche récente a exploré les multiples visages. Une des raisons de la difficulté à manier correctement la violence, même contenue et mesurée, réside dans le fait qu'elle est autant présente dans celui qui l'exerce, même légitimement. Personne n'échappe à ce piège. Une violence professée lourdement, même avec d'excellentes intentions, en déclenche une autre en réaction, nourrissant le fameux « cercle de la violence » Le résultat positif d'un tel exercice sera évidemment nul, tant pour celui qui le déclenche que pour celui qui en est la cible
Car avant de pouvoir se servir de la violence, il faut d'abord l'avoir apprivoisée en soi C'est l'objet de ce que les anciens moines appelaient la « lutte contre les passions », qui se livre à l'intérieur de chacun de nous et constitue la face négative de la recherche de Dieu Qu'il soit vain de se retirer de la société dans l'espoir d'échapper à sa propre violence, un apophtegme savoureux nous le rappelle :


« Un frère cénobite se mettait facilement en colère II se dit un jour "Je vais m'en aller et habiter tout seul , ainsi, ma passion s'apaisera " Il partit donc habiter dans une grotte Mais un jour, après avoir rempli et déposé sa cruche d'eau, celle-ci se renversa II la remplit une seconde fois, et elle se renversa de même Enfin, une troisième fois, il la remplit, la pose, et elle se renverse Bouillonnant de colère, il saisit le récipient et le brisa Revenu à lui, il s'aperçut qu'il avait encore été joué par la colère, et se dit "Je suis pourtant seul, et elle m'a vaincu , retournons donc au coenobium, car le combat, la patience et surtout le secours de Dieu sont nécessaires partout " Il retourna donc d'où il était venu » 2


Violence en communauté


Si saint Benoît ne dédaigne pas de mentionner les exigences élémentaires de la morale évangélique — « ne point tuer », « ne point satisfaire sa colère », « ne pas se réserver un temps pour la vengeance » (Règle, désormais R, 4) —, c'est quand il traite de la correction des frères en expliquant comment exercer concrètement la « violence légitime » qu'impose la nécessité de réprimer les fautes Cette répression est d'ailleurs réservée au responsable de la communauté, et tout emploi par un autre, même vis-à-vis des plus jeunes, est puni comme une présomption illégitime (R 70,1 ) Si la répression vise d'abord le délinquant, elle doit aussi être bénéfique à l'ensemble du groupe Elle sera donc souvent publique, surtout s'il s'agit de sanctionner des manquements connus par tous. Benoît n'hésite pas à reprendre dans les Règles de saint Basile la motivation que celui-ci avait empruntée à saint Paul la peine sera publique « afin que les autres prennent peur»(l Tm 5,20 )3
Pour souligner qu'un tel emploi nécessite un contrôle, Benoît, en traçant le portrait de ce que devrait être l'abbé, se sert de deux images complémentaires, celle du maître et celle du père : « Selon les circonstances, il joindra les caresses aux menaces, montrant tantôt la sévérité d'un maître, tantôt la tendresse d'un père. » Les moines « dociles, doux et patients », seront seulement exhortés ou brièvement exclus de la vie commune tandis que les châtiments corporels seront réservés aux endurcis ou à ceux qui ne comprennent pas la gravité d'une excommunication, l'utilisation toujours possible des verges étant justifiée par un emprunt à la Bible (Pr 23,14) 4.
De Basile, Benoît a pu retenir sa mise en garde contre la colère qui pourrait vicier une réprimande trop vigoureuse et deviendrait un « piège », rendant celle-d inopérante 5. Car ce n'est pas la violence qui guérira les délinquants, mais la bonté et la miséricorde : « Si l'on prétend venger l'insoumission (...), point n'est besoin de colère, mais de miséricorde et de compassion : "Qui est faible, est-il dit, sans que je le sois aussi ?" » 6. L'abbé évitera les allures d'un despote Plus encore que « maître », « père » ou « bon pasteur », Benoît l'appelle « médecin » — image largement exploitée au chapitre consacré aux frères rebelles, où les métaphores médicales sont multiples : fomentations, onguents, fer de la brûlure, et même amputation d'un membre infecté...
En avançant dans la rédaction de sa Règle, les termes plutôt rudes avec lesquels il décrit la répression dans les premiers chapitres s'adoucissent en faveur d'une pédagogie de l'amour. Ainsi, les « vices à arracher jusqu'à la racine dès qu'ils paraissent » du début seront désormais traités « avec prudence et sans excès, de crainte qu'en voulant trop rader la rouille le vase ne se brise ». Mais surtout, si l'abbé « haïra les vices, il aimera les frères », et lui-même doit « s'étudier plus à être aimé qu'à être craint », car, en régime évangélique c'est toujours « la miséricorde qui doit l'emporter sur la justice » 7.


La violence blessée


Selon la Tradition, l'homme, dans le dessein originel de Dieu, était doté d'une force intérieure au service de son développement harmonieux, ici-bas et jusque dans l'au-delà. Les Pères grecs, à la suite de leurs philosophes, l'appellent le thymos, que l'on traduit généralement par l'« irascible ». Grégoire de Nysse le compare à un chien de garde, chargé de lutter contre le péché et « contre l'ennemi qui se glisse au-dedans de nous pour la perte du trésor divin » 8. Il est cette « haine parfaite » (Ps 138,22) que le croyant peut soulager légitimement en priant les psaumes imprécatoires, à condition, bien sûr, de ne plus viser que les seuls ennemis qui lui restent : le diable et le péché 9.
La puissance irascible faisait donc partie de la constitution originelle de l'homme avant la chute. Elle était la source d'une « colère conforme à la nature », selon YAscéticon de l'abbé Isaïe, écrit qui influencera considérablement la littérature monastique. Diadoque de Photicè l'appelle même une « agressivité chaste » (sôphrôn thymos) 10. C'est elle qu'il faudra un jour retrouver, « telle qu'elle fut créée par Dieu » 11, au terme d'un long processus de guérison.
Car cette force, en soi aussi peu coupable que les autres désirs déposés par Dieu dans l'homme lors de sa création 12, a été blessée par la chute d'Adam, et risque constamment d'être détournée de son véritable objectif. Selon Evagre, elle est désormais une « puissance de l'âme malade » dont les démons abusent pour « nous entraîner et [nous] contraindre, allant contre [notre] nature, à combattre les hommes » 13. Les symptômes de cette maladie sont nombreux, le plus aigu étant la colère qui vise le prochain. C'est donc contre les explosions de colère que les anciens mettent en garde, avec une insistance que l'on ne retrouve pas lorsqu'ils traitent des excès d'autres passions, de la concupiscence ou de la gourmandise, par exemple.
La colère, directement contraire à la charité, ne fait pas que révéler un désordre profond, elle compromet encore gravement l'expérience spirituelle, arrêtant net toute approche de Dieu. Basile la compare à une « folie momentanée » ou à une brève possession diabolique 14. Selon Marc l'ascète, elle dévaste l'âme tout entière 15. Pour Cassien, « elle enténèbre l'oeil intérieur » et empêche le discernement 16. Plus grave : pour Evagre qui a su magistralement analyser ses ressorts et ses conséquences 17, elle est l'obstacle principal à la prière, qu'il définit comme « un rejeton de la douceur et de l'absence de colère » 18. Elle ruine la contemplation : « L'intellect, explique-t-il, quand il est troublé par la colère, est incapable de scruter par la contemplation spirituelle, mais il voit comme un nuage posé sur les objets qu'il cherche à regarder » 20.
La colère atteint l'homme dans ses tréfonds puisque, selon Grégoire le Grand, elle blesse en lui l'image de Dieu qui consiste précisément dans la douceur : « Le péché de colère, en annihilant la douceur de notre âme, y corrompt sa ressemblance à l'image divine » 21. On ne s'étonnera donc pas de voir les anciens mettre l'absence de colère au-dessus de tous les autres labeurs ascétiques : Abba Jean, raconte un apophtegme rendit un jour visite à abba Paisios, qui habitait depuis quarante ans la partie la plus éloignée du désert, et le questionna sur le fruit de son ascèse. Ce dernier lui répondit : « Depuis que je suis solitaire, jamais le soleil ne m'a vu manger. » « Et moi, répliqua abba Jean, il ne m'a jamais vu en colère » 22.
La violence ne se réduit pas à sa manifestation la plus brutale, comme l'explosion de la colère. Elle sait prendre des formes plus subtiles dont les ravages sont d'autant plus néfastes pour celui qui les cultive que leur exercice est plus caché et se couvre parfois du prétexte de bien faire. Ainsi le ressentiment ou la rancune entretenus au souvenir d'une offense, l'animosité, l'indignation, les railleries, l'ironie dont la blessure est particulièrement douloureuse, et même la mauvaise humeur avec laquelle, soigneusement entretenue, certains terrorisent leur entourage Toutes ces manifestations de la violence sociale demandent une attention soutenue.


Guérir la violence


Comme il a été dit, la violence est naturelle à l'âme, et même rappelle l'intégrité de la « nature de sa création », comme les auteurs syriaques appellent notre état d'avant la chute. Inutile donc de la refouler, car elle est précieuse et même indispensable, surtout au début. Encore faut-il en faire un bon usage et ne pas se tromper d'objet. Car les luttes ne manqueront pas : tous les anciens décrivent la vie spirituelle comme un combat, en reprenant une affirmation de saint Paul : « Ce n'est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre (...) les esprits du mal » (Ep 6,12-13). Et la Tradition lui fera unanimement écho : « Comme un athlète ne recevra pas de couronne s'il ne résiste pas dans le stade, ainsi personne ne peut devenir chrétien sans combat », remarque encore Evagre 23.
Force soutenue par la grâce lorsqu'il s'agit de résister au mal, la violence se laissera transformer en patience et en humble support, lorsqu'elle aura à réagir à l'agressivité des autres. Mais seulement par grâce. Ce sera la première étape de sa conversion à l'évangile : elle ne servira plus seulement à s'opposer au mal, mais sera muée en non-violence. Malgré les apparences, cette non-violence n'est pas faiblesse ; au contraire : « L'homme patient vaut mieux que le soldat vaillant, celui qui maîtrise sa colère, mieux que celui qui prend une ville », écrit Cassien 24. Syméon de Taibouteh, un auteur syrien du vif siècle, la salue comme « la patience qui est au-delà de la force » ; elle est « bonté, humilité, calme, support des faiblesses du prochain, et triomphe du mal par le bien » 25.
Le support des offenses injustement subies en appelle à l'exemple du Christ qui, « devant l'ingratitude et le blasphème, a gardé la patience ; outragé et mis à mort, est resté patient sans jamais rejeter le mal sur personne », écrit Maxime le Confesseur qui précise ailleurs : « Qui possède l'amour de Dieu n'a plus de peine à suivre le Seigneur (...) mais supporte généreusement peines, critiques, violences, sans vouloir à personne le moindre mal » 26. Mais peut-être est-ce saint Benoît qui l'a le mieux valorisée, en la consacrant, au quatrième degré d'humilité, comme l'étape décisive de l'ascension spirituelle. Voici un passage de sa Règle qui résume toute la Tradition précédente :


« [Ce degré consiste en ce que], quand on se voit imposer des choses dures et contrariantes, voire des injustices de toute sorte, on embrasse la patience silencieusement dans la conscience, et, tenant bon, l'on ne se décourage ni ne recule, selon le mot de l'Ecriture : "Celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé" (Mt 10,22). Et aussi : "Que ton coeur soit ferme ! Supporte le Seigneur" (Ps 26,14). Et voulant montrer que le fidèle doit supporter pour le Seigneur toutes les contrariétés, elle place ces paroles dans la bouche de ceux qui souffrent : "Pour toi, nous sommes mis à mort chaque jour. Oh nous regarde comme des brebis de boucherie" (Rm 8,36) (...) Ils accomplissent le précepte du Seigneur par la patience (...) : frappés sur une joue, ils présentent aussi l'autre ; à qui ôte leur tunique, ils abandonnent aussi le manteau ; requis pour un mille, ils en font deux (Mt 5,39-41 ) ; avec l'Apôtre Paul, ils supportent les faux frères (2 Co 11,26), et quand on les maudit ils bénissent (1 Co 4,12) » (R 7,35-43).


Rien ne manque au tableau de ce que peut devenir, en milieu cénobitique, le déploiement de la violence et ses conséquences. Qu'il ne s'agisse pas là d'un simple exercice volontariste de violence « rentrée », Benoît le suggère par un jeu de mots autour du verbe « sustinere » qui, en latin, a le double sens de « supporter » et d'« attendre ». Ainsi, « sustine Dominum » (« supporte le Seigneur ») signifie à la fois « supporte le Seigneur qui éprouve » et « attends le Seigneur qui interviendra pour guérir la violence de toute ambiguïté, au travers même de l'épreuve ». Le support du mal ne sera pas démission, encore moins connivence avec lui, mais ouverture et disponibilité à une autre force venant relayer la violence naturelle, celle de l'humble amour qui guérit à la fois celui qui s'en sert et celui à qui elle s'adresse.
La patience voisine id avec la douceur, la vertu évangélique qui fait le plus radicalement ressembler au Christ : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur » (Mt 11,29). Pour la relier à la violence Evagre en appelle à un verset biblique qui, curieusement, décrit l'homme pacifique comme le lutteur par excellence. Il s'agit d'une interprétation particulière de Joël 3,10 : « Que celui qui est doux ["faible" en hébreu] dise : "Je suis un lutteur." » Qu'on ne s'étonne donc pas que, selon le même auteur, aucune vertu ne soit davantage crainte par les démons que la douceur 27. Durant une sorte de vision nocturne qui lui arriva durant le sommeil, et pendant laquelle il avait contemplé l'univers entier comme étendu sous ses pieds, une voix lui avait soufflé : « Sois miséricordieux et doux (...), et tu régneras sur l'univers entier. » Depuis cette nuit, il ne s'était plus appliqué qu'à ces deux vertus-là, convaincus qu'en les possédant il possédait toutes les autres 28. C'est aussi l'opinion de Cassien pour qui la douceur entraîne toutes les autres vertus : « Celui qui est toujours doux ni ne s'enflamme de colère, ni ne se consume dans les angoisses de la tristesse, ni ne se dissipe dans les futiles recherches de la vaine gloire, ni ne s'élève par l'enflure de l'orgueil » 29.
La douceur ouvre alors les portes de la contemplation. Evagre partage cette conviction avec l'un de ses correspondants sur le ton de la confidence : « Je suis convaincu que c'est ta douceur qui est à l'origine de ta grande connaissance [mystique]. Car aucune vertu ne produit davantage de sagesse que la douceur pour laquelle Moïse a été loué, lui qui était "le plus doux des hommes" (Nb 12,3). Moi aussi, je prie de devenir et d'être appelé un disciple de Celui qui est doux » 30. Car c'est aux doux qui sont à son image que la Terre a été promise par le Christ, dans les Béatitudes (Mt 5,5), cette Terre de la Promesse qui, selon le témoignage des Pères, signifie le Royaume dont le mystique fait l'expérience dès ici-bas 31.


Violence et grâce


Si le combat spirituel implique nécessairement l'usage d'une dose de violence correctement employée, celle-d, peu à peu purifiée à travers bien des épreuves, sera un jour relayée par cette force d'un autre ordre qui est celle de la grâce. Tout effort ascétique est fait d'une synergie délicate à gérer, il suppose une collaboration subtile et fragile entre la violence volontariste, longtemps prépondérante, et celle tout en douceur, de la force de Dieu qui s'y substitue progressivement 32.
Tous les écrits connaissent ce moment charnière de l'expérience où les efforts de l'ascèse s'effacent devant l'emprise joyeuse de la grâce : « Autre est la force de la vertu qui est déployée grâce à des efforts, comme des oeuvres imposées par une loi et des règlements fixes, et autre est la force d'une vertu qui se déploie spontanément dans la liberté du désir des fils, à partir d'un amour fervent, dans la paix et la joie de la maison du Seigneur. » Syméon de Taibouteh distingue ici les efforts nécessaires dans la lutte contre le mal, qui appartiennent au régime de l'esclavage de la loi, de ceux qui proviennent de la liberté intérieure que seul l'Esprit peut donner : « Pour accomplir le bien, [il nous faut] la vertu de la conduite nouvelle de l'évangile qui se déploie spontanément dans la liberté des fils, qui nous unit à l'Esprit Saint, sanctifie notre âme, et la remplit de paix, de consolation et de joie. » Dans un autre passage, l'auteur est plus clair encore :


« Car là où il y a des efforts extrêmes, il n'y a pas de liberté ; là où l'on se sert de tactiques [spirituelles], il n'y a pas de pureté ; là où entre du penchant naturel, il n'y a pas de limpidité (...); là où l'on voudrait à tout prix gagner la victoire, il n'y a pas d'amour ; et là où il n'y a pas d'amour spirituel, il n'y a pas de lumière impassible et ne réside pas la lumière de la grâce (…); mais lorsque toute la richesse du tabernacle [spirituel] de la connaissance [mystique] se trouve au-dedans de nous pour y accueillir le Christ (...) et que le tabernacle est gardé selon son désir, la victoire nous arrive grâce au Seigneur qui nous couvre de son ombre et qui, par grâce, établit en nous [son] reposoir » 33.

Comment ne pas y reconnaître la « douceur d'amour inexprimable » qui permet de « courir, le coeur dilaté, dans les voies des commandements » dont saint Benoît promet qu'elle viendra un jour se substituer à ce que l'ascèse des débuts avait de pénible (R 46-49) ? Une autre Règle monastique se permettra même de paraphraser audacieusement le « violenti rapiunt illud » (« ce sont les violents qui s'emparent du Royaume ») par « quieti et pacifici diripiunt Regnum » : « ce sont les doux et les pacifiques qui s'emparent du Royaume » 34.
 


1. Cf. Anselme Dimier, « Violences, rixes et homicides chez les cisterciens », Revue dis Sciences Religieuses, n" 46, 1972, pp. 38-57. L'auteur y recense les « violences perpétrées dans les monastères par des religieux, moines ou convers, par des moniales même, et qui vont souvent jusqu'au meurtre ». Cistercien lui-même, il ajoute modestement : « On en trouve des exemples dans tous les Ordres. » Cf aussi B.H Rosemvein, T Head, S. Fariner, « Monks and Their Enemies », Spéculum, n* 66, 1991, pp. 764-796.
2 Vttae Pfltrum, VII,33 (collection Nau, 201)
3 R 48,20, 70,3, Basile, Grandes Règles 28
4. R 2,24-25.29 , 23,5 , 30,2.
5. Petites Règles 68,165. Cf. l'apophtegme Macaire, 17 « Si tu te fâches en reprenant quelqu'un, tu satisfais ta propre passion Tu ne dois pas te perdre pour sauver ton prochain »
6 Petites Règles 29 (cf 2 Co 12,29)
7. R 27,6 8-9 , 28 , 64,11-15 Cf. aussi la Règle des quatre Pères, Macaire 2,4 « Bonté et sévérité mêlées » D'autres textes proscrivent même l'exclusion temporaire « Guéris par la patience, et pas par l'expulsion », Vtfae Patrum XVT5 (= Apophtegmes Isidore 1)
8. Traité de la virginité 18,3
9. Cf. Evagre, Sur les Pensées 10,14 (Cerf, coll « Sources chrétiennes », 1998, p. 438)
10. Cent Chapitres gnostujues 62
11. Hesychius de Batos, Chapitres sur la vigilance 126
12. Cf. Isaac le Syrien, Chapitres sur la connaissance 2,20
13. Pseudo-supplément 9 (Frankenberg, p 431)
14. Homélies 10 (cf. Homélie 8).
15. A Nicolas, 8
16. Institutions 8,1
17. Voir Gabriel Bunge, Drachenwein und Engelsbrot, Wurzburg, 1999
18. Traité de l'Oraison 14
20. Chapitres gnostiques 4,63
21. Morales sur lob 5,45
22. Vitre Patrum 4,24 (- Apophtegmes Cassien 4 , Institutions cénobitujues 5,27)
23. Institutw ad monachos
24 Conférences 12,6
25. Livre de la grâce 7,19 (inédit traduit sur Vat syr, Rahmani 103)
26. Centuries sur la chanté 1,88 et 4,5 Faut-il rappeler que pour saint Thomas d'Aquin, qui cite cependant abondamment Aristote et Cicéron, c'est le martyre qui est la perfection de la vertu de force (Ha-IIae, 124) ?
27. Sur les pensées 13.
28. Vie J
29. Conférences 12,6
30. Lettres 36,3
31. Cf Grégoire de Nysse, Homélies sur les Béatitudes 2,1
32. Publiant la traduction italienne d'une partie de l'oeuvre de Syméon de Taibouteh, Paolo Bettiolo l'a très significativement intitulée Violenza e grazia
33. Livre de la grâce 6, 24-25 et 54-55.
34. Règle de Macaire 28.