Au moment de commencer cet artide, le titre que j'ai moi-même proposé me semble piégé. On pourrait s'attendre à une reconstruction du processus éthique et spirituel vécu par Ignace, mais sa discrétion sur lui-même condamne une telle entreprise. Comme l'a noté son secrétaire Polanco : « Ignace n'était pas très communicatif pour ce qui le concernait. » On pourrait aussi s'attendre à la présentation de sa « doctrine ou théorie éthique », mais elle est inexistante. N'en conduons pas pour autant qu'il n'y a aucun moyen d'approcher l'éthique d'Ignace. Les textes ignatiens s'inscrivent sur deux registres : d'un côté, des rédts de ce qu'il a vécu (l'Autobiographie et le Journal spirituel), et, de l'autre, des propositions pratiques (les Exercices et les Constitutions). C'est par là que l'homme Ignace vit devant nous, avec ses expériences, ses contrastes, sa fermeté et sa tendresse, sa rigueur et son goût pour les grandes choses, et, pour l'essentiel, sa passion d'être utile aux autres, de « servir ». La question du « que faire ? » est si présente que là où l'on s'attendrait à des substantifs, dans les Exercices surtout, se présentent des infinitifs : « demander », « louer », « changer », « se déterminer »...
Pour remplir la tâche assignée par le titre, on suivra, chez celui qui s'est perçu comme un pèlerin, le passage du corps habité par un désir inscrit dans les institutions et les récits médiévaux à un autre désir qui se sent autorisé à suivre la trace de l'Autre dans son propre corps.
 

RÉFÉRENCES HISTORIQUES DE LA « FIDÉLITÉ »


Parler de la « fidélité » chez Ignace, c'est renvoyer à une dimension d'une singulière importance. Il la pratiquait scrupuleusement avec ses compagnons et l'exigeait de toute la Compagnie envers l'Eglise ; dans les Constitutions, il y insiste pour normaliser les différentes charges de responsabilité au sein du corps.
 

L'esprit de la féodalité


Dans le contraste que suggère notre titre entre « fidélité » et « liberté », on tiendra compte du fait que le premier mot renvoie, chez Inigo, à la manière de penser et de vivre l'éthique dans le contexte culturel qui fut le sien. D'après le dirtionnaire, la fidélité désigne « la solidarité avec d'autres ou une communauté d'individus, qui, par elle-même, contient le critère pour juger de la valeur des actions et des causes défendues ». La « fidélité » était ce qui normalisait le monde féodal dans lequel Ignace naquit en 1491. Fort dévot, ce monde était fort peu éthique. Jaloux de leur autonomie, les individus pouvaient aussi se montrer pieux. Ils s'abandonnaient généreusement aux gestes et sacrifices que leur dictaient tant l'Eglise — espace de la vérité absolue — que leur intimité subjective. Aussi bien pouvaient-ils manquer totalement d'éthique comprise comme réalisation du « bien lui-même » dans les institutions et les affaires. Dans ces espaces, leur conscience recevait leurs règles et leurs fins du sentiment et de la loyauté envers tel ou tel. Les serments et les interdépendances garantissaient ce qui tenait lieu en ce temps-là de tissu social : le puissant était le protecteur, et les protégés dépendaient plus de sa personnalité que de la loi. L'expérience vécue par sa propre famille, dans des avatars d'alliances plus ou moins réussies, enseigna au jeune Inigo comment chacun devait savoir se défendre, en promettant fidélité et demandant protection. La situation, propice à la convoitise et à l'ambition privée, l'était aussi au plus grand courage. Mais les hommes, dans leur héroïsme, partaient moins à la défense de quelque chose d'universel qu'à celle de fiefs et de privilèges particuliers nés de la violence et de l'arbitraire.
Lorsque Inigo naît en 1491, alors que se maintenaient les coutumes et les mentalités où prévalait la relation interpersonnelle sur le contenu de la proposition, les temps étaient au changement. Ferdinand d'Aragon régnait. Il luttait pour imposer le prindpe monarchique qui avait, quoi qu'il en fût, une finalité juridique. Son réalisme cynique de « roi catholique », comme sa vision politique de forgeur d'un Etat nouveau, étaient tels que, dit-on, Machiavel en fit en partie son modèle pour son Prince. Ferdinand luttait pour faire de l'Espagne un « organisme politique » : il contrôla les pouvoirs particuliers de ses vassaux, se libéra de la relation féodale et finit par imposer un pouvoir absolu faisant autorité sur le droit et la loi. A son insu, comme tant d'autres alors, il instaurait ainsi les conditions pour sortir de l'arbitraire et faire émerger la liberté dans un Etat de droit.
Inigo, de 15 à 25 ans, fut intégré à l'une des familles les plus haut placées du moment, celle de Juan Velâsquez de Cuéllar, trésorier général de Ferdinand. Il y reçut la formation d'un grand et apprit à vivre comme tel. Dans cette maison, le roi passait et y parlait de ses projets et réalisations qui allaient jusqu'au nouveau monde. Bien que sa jeunesse portât Inigo aux distractions et plaisirs qu'offrait une telle cour, il écoutait, regardait et percevait également la déconstruction en cours des pratiques et valeurs d'autrefois. C'est là qu'il ouvrit son esprit à de nouvelles façons de penser et se forma à la prudence et à l'habileté politiques nécessaires pour « fréquenter les hommes et apaiser les discordes ». De sa mentalité attachée aux privilèges et de son esprit libertin témoigne sa prétention, en 1515, à faire valoir son état de clerc tonsuré en vue d'éviter une sanction judidaire méritée pour un forfait commis sur ses terres. Cependant, l'incorporation d'Ifiigo, en 1521, à une commission de négociation requise par son nouveau protecteur, le vice-roi de Navarre, atteste que sa formation politique était reconnue. D'autre part, sa défense « quichottesque » de Pampelune, où il reçut la blessure « providentielle » d'où naquit Ignace, révèle son sens de la fidélité et de l'honneur.
Ce court rappel de la vie d'Ifiigo n'a d'autre but que de souligner combien, alors, il savait que son identité provenait de sa position dans la société et de sa fidélité à ses cadres. Mais Inigo appartenait à une catégorie en récession socio-économique. A la cour de Juan de Velâsquez, il a pu s'apercevoir que l'époque favorisait les sodétés commerçantes et bancaires. Ignace, selon son propre témoignage, « savait regarder et écouter ». Beaucoup pensent que, même dans les Exercices spirituels, il reste quelque chose de la pratique comptable du jeune Inigo dans son besoin de procéder par comparaison en lignes et colonnes. L'explosion du commerce et l'émergence de l'imprimerie furent assurément les deux canaux au moyen desquels s'articula, pour lui, l'expérience du changement et grâce auxquels lui vint ce désir ardent d'une autre manière de vivre que beaucoup souhaitaient dans l'Eglise du début du xvr siècle.
On vivait la fin du Moyen Age, et l'Eglise souffrait d'un long et constant déclin de sa vitalité. La croissance de sa richesse la piégeait dans une soumission toujours plus grande au pouvoir temporel. La « commande », cette « lèpre de l'Eglise », produisait des évêques et des cardinaux adolescents, et enrichissait de manière ostensible les anciens ordres mendiants. Pendant que la théologie s'enchevêtrait dans la logique, la vie spirituelle déclinait. Pour le « peuple », les oeuvres tendaient à remplacer la foi. Dévotions machinales, pèlerinages, adorations d'images et de reliques, cérémonies fastueuses et ventes d'indulgences dominaient. Partout, les esprits religieux abandonnaient cette « entreprise religieuse » pour se consacrer à un mysticisme intériorisé. On parlait de réforme de vie, de réformes de l'Eglise, de retour à la Bible. Mais, hormis le cas exceptionnel de Ximénes qui, fort de l'appui royal, put faire avancer les choses en Espagne, ailleurs l'apathie et la défense des privilèges paralysaient tout effort
 

Le message d'Erasme


L'ambition d'une radicalité chrétienne s'élève sur un horizon de décadence, au sein d'un monde en pleine érosion. Des propositions mystiques prolifèrent autour de la perte et, bientôt, du deuil d'une figure historique de l'Eglise. C'est dans ces circonstances qu'apparut Erasme dont l'incidence sur Ignace est prouvée 1. Il propose, non pas une réforme constitutionnelle, mais un message ; non pas un nouveau « mécanisme », mais un nouvel esprit. Et de tous ceux qui voulaient des réformes, il fit une armée invisible et apparemment invincible. L'imprimerie récemment développée permit à son langage simple et universel d'éviter la « police des pratiques religieuses » qu'étaient les droits et privilèges à respecter. Son message surgit d'une profonde ferveur évangélique qu'il désigna sous le nom de philosophia Christi : la « philosophie du Christ ». Erasme critique les dévotions machinales et préconise le retour au Nouveau Testament, afin de retrouver l'esprit primitif du christianisme tel qu'il avait été vécu avant d'être asséché par les dercs jaloux de leur autorité et de leur pouvoir. « Pourquoi, ajoute-t-il, la connaissance de la doctrine de Jésus devrait-elle être réservée à des moines et à des théologiens qui sont la minorité et qui ne pensent souvent qu'à leurs privilèges et à leurs terres ? Chaque homme possède la vraie théologie, puisqu'il est inspiré et guidé par l'esprit du Christ. » Il revient au théologien de mettre sa compétence au service de la simplicité de l'Ecriture, mais le laïque est la mesure du christianisme, pour autant qu'il le comprenne.
Loin d'effrayer, ce message fut reçu comme seul capable d'amener de l'intérieur une réforme de l'Eglise. Erasme y revendique un « savoir expérimental » introduisant une nouvelle série de problèmes. Le sujet apparaît fort de toute son expérience. De nouvelles stratégies d'« interlocution » s'ouvrent en dehors de l'interlocuteur situé dans le cosmos ou les livres. Ne donnant plus la priorité au livre ni à ses commentateurs, l'attention se déplace vers ce qui se passe dans le pathos du corps. Descendre vers le monde de la perception n'apparaît plus comme une chute, une sorte de péché originel de la connaissance, mais réalise plutôt la promotion du monde sensible qui s'élève ainsi de la diversité à l'unité. Epoque de grande créativité intellectuelle et artistique, où s'impose l'idée de proportion. Plus qu'un concept mathématique, la proportion est avant tout une catégorie esthétique se rapportant au problème de la forme. Déjà, François d'Assise avait éveillé un nouvel idéal d'amour chrétien propre à briser et dépasser la séparation dogmatique rigide entre « nature » et « esprit ». Le sentiment mystique progressait vers la totalité de l'être pour s'en pénétrer, et plus seulement vers Dieu comme origine et cause transcendante de l'être. Connaître, c'est « intelligere », c'est-à-dire « intus légère », lire au-dedans. A cela, tout le monde est invité. Et c'est dans cette perspective qu'on doit inscrire liiigo/Ignace s'efforçant de lire, interpréter, donner leur juste mesure aux mouvements de l'âme, à partir de Loyola.
 

ETAPES DE L'ÉTHIQUE IGNATIENNE


Sur sa période de maladie à Loyola, Ignace note que « ses yeux s'ouvrent, s'ouvrent un peu ». Travail sur son propre corps. Ignace est en train de penser, d'imaginer ce qu'il va « faire » après sa guérison. Il s'agit bien d'un « faire ». Il passe des exploits qu'il pourrait faire en faveur d'une grande Dame à ce qu'il pourrait faire à l'imitation des saints.
 

Loyola


Commence pour Ignace ce lent déchiffrement du livre de son corps, de ses sens : il analyse, soupèse, pondère, interprète. La perspective de ces deux « faire » le rend joyeux, et, pendant longtemps, il ne sortira guère de cette stérile alternance qui l'occupe des heures entières. Mais, un jour, il remarque une différence dans les modalités de sa joie. Dès qu'il cesse de penser aux exploits à faire pour la Dame, il devient triste ; dès qu'il cesse de penser à l'imitation des saints, il demeure dans la satisfaction et la joie. Et Ignace n'en reste pas au seul sentiment. Dans une attitude semblable à celle de bien de ses contemporains, il cherche « la raison dans l'expérience ». On peut faire diverses hypothèses : la boiterie définitivement inguérissable le rendait incapable de servir la Dame, tandis que cette même blessure devenait une « opportunité » et lui permettait d'ouvrir des horizons toujours plus grands à l'imitation des saints.
Le texte dit qu'Ignace commença à « soupeser ». Donc à « penser ». En ceci, il concorde avec Nicolas de Cues qui, dans son dialogue intitulé L'idiot, souligne que la sagesse est dans la rue, les échanges, le poids des marchandises, dans ce pouvoir qu'a l'homme de mesurer, peser et compter. Penser, c'est par conséquent soupeser la différence entre les joies ressenties. Cette « différence » ne serait-elle pas le chemin vers l'« in-différence »? Là commence le discernement : « Il arriva peu à peu, dit-il, à connaître la diversité des esprits qui se mouvaient en lui, l'un du démon, l'autre de Dieu. » Pragmatique et expérimental, Ignace ne reste pas dans l'ambiguïté de ses sentiments. Il ne les conserve pas comme une masse agrégée ; il ose au contraire les nommer, les inscrire dans un système de significations et soumettre leurs connexions à des règles précises. Il le fait avec les signifiants qu'il a reçus : Dieu, esprit, démon. En cela, c'est un inventeur. Il n'était pas évident d'appeler « esprit de Dieu » et « esprit du démon » la diversité de mouvements qu'il éprouvait. Dans la mentalité médiévale, l'homme restait « témoin » et « face à » des forces qui se le disputaient, sans qu'il lui fut possible d'être au gouvernail de sa propre barque. Relier ces termes à sa propre expérience, c'est inventer quelque chose ; et là, il est un vrai sujet. D'autre part, les termes usés commencent une nouvelle carrière. « Esprit de Dieu », à partir d'Ignace, n'aura plus le même sens qu'auparavant.
Dans son « dire », Ignace inaugure — un dire qui se fie au vécu et ne se préoccupe quasiment pas de la « vérité » telle qu'elle a été reçue et selon laquelle s'affirmait la nécessaire médiation de l'Eglise. Dans son dire, « Dieu et l'homme » apparaissent liés, sans intermédiaire. Il ne pense pas, comme l'inclinerait à croire sa tradition, que ce soit une épreuve permise par Dieu pour son bien ; il entreprend plutôt un chemin de vérification. Il est persuadé que la véradté d'une idée doit prendre corps, une forme qui présente et réalise dans le visible ce qu'il perçoit et ressent de l'invisible. Il décide de faire pénitence et d'imiter les saints, de faire ce qu'ils ont fait. L'expérience parle, et Ignace démêle l'écheveau. C'est comme si les choses du passé, celles de la chair, les imaginations d'hier, se détachaient de lui. Il dit : cela venait, s'en allait, et sortait de l'esprit... Quelque chose s'opère en lui. Il persévère dans ses lectures de vies de saints et dans ses observations. Il en parle aux autres, sans autre préparation que sa seule expérience qu'il prend comme matière et modèle en l'annotant. Il ne sait ni ne se préoccupe de ce que disent « ceux qui savent ».
Une fois guéri, il s'en va. De cette étape, il tire, et nous livrera, une perspective originale. Les liens juridiques si importants dans sa vie d'autrefois, et qui relient encore les « parfaits » dans l'Eglise, ne lui apparaissent plus comme essentiels. C'est un laïque à qui ne vient pas l'esprit l'idéal de la vie monastique — chemin de la perfection encore évident pour tous.
 

Manrèse


A Manrèse, Ignace va « se réveiller comme d'un rêve ». En commençant par la disparition de cela même qui l'avait lancé dans la vie, à savoir le critère de l'affectif, de la joie. La joie l'avait aidé à discerner ce qui venait de Dieu et ce qui venait du démon. Ce critère, devenu peut-être « narcissique », ne lui est plus utile dans l'agitation où il se trouve. Il ne le conduit à rien d'objectif. Surgissent alors les scrupules, les demandes à Dieu de le tirer de là, les pénitences les plus dures, les confessions, y compris l'idée du suicide... Plus rien de ce qu'il fait n'opère. Soudain, dans cette réminiscence répétée des péchés, quelque chose « advient » en lui Ce n'est pas un autre jeu d'alternances, mais un éveil : « Le Seigneur a voulu qu'il se réveillât comme d'un rêve. » Le « rêve » en question était un cauchemar, avec ce qu'un tel mot comporte de labyrinthique, de voie sans issue, dans un brassage indéfini de jeux logiques. Du coup, l'impasse du « rêve » se dissout, et c'est le retour à la pensée consciente et raisonnée, à des références réfléchies et aux possibilités de déployer des alternatives. Son effort et son travail rompent avec ce qu'il faisait auparavant. Il se demande comment il s'est mis dans cette voie sans issue, et se rend compte que cela venait de son permanent « retour sur » et de la confession de ses péchés. Il y renonce et s'en trouve libéré.
Ignace a identifié que l'issue se trouvait dans le problème lui-même. Pour ce faire, il s'est enfoncé dans l'acte qui avait produit cette sorte de piège : la répétition narcissique, l'enchevêtrement dans la logique qui n'en finit pas de jouer avec et sur elle-même. En pareil cas, il ne s'agit plus d'« agere contra », d'agir contre ce qui se donne • le faire serait rester prisonnier du labyrinthe logique. Il ne recourt plus à Dieu ni n'évoque les mouvements des esprits. Bien plutôt, par un recours sain à la raison, il quitte le jeu et revient à une vie ordinaire. Ainsi, en toute conscience et luddité, il porte un jugement et renonce même au critère des consolations, de la joie. Il le fait malgré son confesseur, qui s'inscrit, quant à lui, dans la tradition consacrée des pénitences et de leurs hiérarchies préétablies. Le pèlerin recommence à manger de la viande. En sortant de l'« esthétique » de la joie, Ignace s'est aussi dégagé du discours traditionnel.
Un autre changement apparaît à ce moment-là : sa relation aux livres. Auparavant, il lisait beaucoup de vies de saints fort instructives. Il semble désormais se limiter à son livre, celui qu'il écrit, et où, comme il dit, c'est « Dieu qui l'instruit ». Il lit ce qui se passe dans son âme et le transcrit. A Manrèse aussi, Ignace recevra de Dieu l'« illumination » du Cardoner, cette vision où il comprendra les « choses de la foi, les choses de la science et la vérité de tout ». C'est, selon l'expression de Nadal, la vision architedonique qui présidera au « Principe et fondement » des Exercices. Il ne s'agit pas d'un « savoir plus », ni d'un « savoir au-dessus des autres », mais d'un savoir (saveur) des savoirs — architectonique intuition de sagesse.
A partir de là, Ignace commence avec décision à « communiquer aux autres les choses du Seigneur (...) au fur et à mesure qu'il les recevait de Dieu ». Ce n'est pas là décision militante, mais déploiement d'une expérience. Il se rend compte qu'« au fur et à mesure qu'il communiquait aux autres les choses que Dieu lui donnait, elles ne diminuaient pas en lui, mais au contraire grandissaient bien plus ». Découverte capitale d'où naîtront les Exercices. Il y a des choses qu'on ne possède qu'en les donnant : tu as de l'amour si tu donnes de l'amour, tu as de la tendresse si tu donnes de la tendresse, tu as la vraie vie si tu donnes de la vraie vie. Or on a et donne ces « choses », en vérité, dans la mesure où l'on ne se regarde pas en train de les donner. En communiquant dans l'oubli de soi, Ignace pouvait se laisser habiter par les choses et capter chacune en elle-même et dans sa cause, dans sa pleine vérité et dans la force divine que son être lui donne. « Voir Dieu en toutes choses », conformément à une formule qu'Ignace consacrera plus tard, ce n'est pas se laisser enlever vers un espace hors du monde d'où voir toutes choses comme détaché de tout, mais faire voir Dieu à tous en tout. C'est être dans la « vision » ; c'est partidper d'une « visibilité » presque sans perspectives.
Des années après, Ignace, devenu Père général de la jeune Compagnie de Jésus, célébrera des messes pour recevoir confirmation de l'élection de pauvreté totale à inscrire dans les Constitutions. A ce moment-là, il continue à vouloir recourir à la joie et à la consolation. Mais, à la suite de nombreuses messes, il s'en rend de nouveau compte, et « les ténèbres s'ouvrirent ». De nouveau, il se réveille d'un « rêve » semblable à celui de Manrèse. Il reprend conscience qu'« amour de Dieu et joie en Lui » ne sont pas des critères de discernement. Et le vieil Ignace de revenir au discernement comme à un travail d'analyse raisonné des situations. Dieu est le gratuit, l'Absent qui gratuitement se donne : on ne peut le « citer ou le notifier », même pour les causes les plus sacrées.
 

Les Exercices spirituels


Les étapes précédemment mentionnées ont surtout servi à prendre consdence des ruptures par lesquelles est passé le pèlerin. Muni d'un petit bagage de gestes et de mots, il poursuit son pèlerinage vers Dieu. La succession de gestes et de pas, le long de cette route, souligne que chacun d'eux n'est pas définitif : non, Dieu n'est pas là, mais ailleurs, au-delà. A chaque instant, il y a un accueil et une réponse, de même qu'un désir et une attente. A chaque instant, Dieu est là, mais il faut se lever et courir au-delà ; et cela aussi est en Dieu. A chaque instant, le vécu, le senti, le parler ouvrent à une sorte de sous-sol des sens, des actes et des discours : en tous, il y a un non-sens, un non-dit, un nonpensé, qui ouvre et assigne la tâche de recommencer à penser, sentir et dire. Ainsi s'instaure une méthode.
En décrivant une expérience, en l'annotant à travers une pratique, Ignace ne prétend pas élaborer une théorie. S'il fait quelque chose dans son expérience particulière, située dans son contexte historique, c'est bien de s'expliquer et de dire « comment » trouver Dieu, trouver la liberté. Il le fait au milieu et en fonction des expériences qu'il partage avec ceux de son temps : leurs ambitions, leurs peurs, leurs grandeurs et petitesses. C'est « un voyageur perdu à ses débuts, non plus dans le monde, mais pour le monde », comme on l'a dit. Avec et comme ses contemporains, Ignace est acculé à chercher en lui-même une certitude et une règle. En laissant de côté la tradition et les institutions existantes, lui aussi, à sa manière, soulève la question du sujet, la question d'une autonomie témoin et créatrice de raison : il est sujet. Et il l'est dès lors que, à la fois « monde et vérité du monde », il cherche à juger, décider. Ici apparaît la figure d'un cogito. La mutation se répand à tous les espaces socioculturels du moment. Chez Ignace, cette mutation se capte et se reconnaît en fonction et à partir d'un certain « désenchantement » vis-à-vis du monde des mots, des idées et des certitudes objectives qui fut le sien. Héros et victime d'une désorientation, Ignace s'engage et propose une méthode pour s'engager vers un Centre qui attire toujours à soi, tout en expulsant hors de soi, vers le monde et les autres.
Les Exercices présentent cette méthode où Ignace décrit, non pas son expérience, mais le fruit qu'il en retire, pour qu'au sein même de nos « appartenances » nous puissions opérer les ruptures nécessaires afin de nous exposer à Dieu et d'aller vers la liberté. En ce sens, c'est dans les Exercices que l'on peut trouver, non pas un traité d'éthique ignatienne, mais des règles éthiques pour cheminer en toute liberté. Indice qu'il s'agit de règles pratiques : les Exerdces ne se lisent pas, ils se font. Toutefois, même quand ils se lisent, leur lerture devient un faire en raison de l'ensemble de recommandations pratiques qui ressortent à chaque page et invitent à faire des ruptures en s'insérant dans le monde. Reviennent alors les questions qui alertent le sujet moral : « Que faire ? Que dois-je faire ? Que dédder ? »
Ignace part d'une constatation. Nous appartenons tous au monde, à un monde. Les Exercices spirituels invitent à opérer une rupture au coeur même de cette appartenance. Le texte du « Principe et fonde- ment », péristyle du parcours à effectuer, assigne immédiatement à chacun une rupture au coeur même de son appartenance au monde, par exemple lorsqu'il invite à contempler la création : il ne s'agit pas de raisonner dessus, dans une logique de cause/effet, mais de sentir la gratuité, le caractère contingent d'une vie qui « est » et aurait pu ne pas être, et qui ne peut se comprendre que comme « inscrite dans » et « assignée à » une générosité sans fond. Tous les « pourquoi » et « pour quoi faire », le sens et l'utilité des choses avec lesquels nous habillons notre existence — et dissimulons le caractère hasardeux et gratuit de notre vie reçue — ne peuvent occulter l'absence de racine d'une vie qui nous échappe. Rupture radicale, dès le départ, par rapport au monde et à ma propre vie qui adhère toujours à des sens « préformatés ».
« Le monde et ma vie » s'appuient sur une Présence qui se manifeste en minant sans pitié toute assurance et qui ouvre, sur le point le plus décisif de notre existence, à la fécondité de Dieu. Dieu se découvre, se perçoit, se ressent comme Quelqu'un sans lequel il est impossible de vivre. En rupture, par conséquent, avec tout ce qui n'est pas Lui ou ne va pas vers Lui. Cela, la logique le dit, mais surtout l'expérience réactualisée en permanence. Ainsi, la « rupture » avec tout ce qui n'est pas Lui est seulement la forme que prend, inaltérable, la dépendance rédproque bien perçue, puisqu'il n'est rien « en dehors de Lui » ; c'est à partir de l'expérience de Dieu dans la « création » — expérimentable aujourd'hui dans les dépendances que la perception me certifie à chaque instant — que je me rattache à l'originaire en moi, à ce qui, en moi, est toujours origine. Son effet par rapport au monde et à ses éléments est immédiatement de distance, de privation. A cela, je me sens assigné par la privation qui me vient de la Présence : vivre, c'est être dans la Présence, la faire vivre, épouser le geste de son don gratuit.
Ce qui guide les Exercices, c'est un mot qui à chaque instant invite à des actes et à des élections en accord avec une volonté de Dieu — celle-là même qu[ me fait Le chercher — et qui ne se manifeste jamais que dans l'instant. L'« instant » permet de s'assurer que la détermination sera exempte d'affections désordonnées. En cela, Ignace invite chacun à refaire l'expérience que lui-même a faite. Mais, nous le savons, l'expérience d'autrui n'a jamais servi à personne. Et c'est pourquoi Ignace ne parle pas de la sienne. Ce qu'il fait, c'est montrer un chemin, un parcours aux étapes bien délimitées, où vont se dérouler des choses insoupçonnées. Chacun réagit à sa manière, mais le chemin est là, avec un accompagnateur qui ne nous prend pas par la main, mais qui se limite à être témoin de ce qui se passe et à voir si l'on suit ou non la méthode.
Dans tout le parcours des Exercices spirituels, il est question d'oraison, de parler avec Dieu, avec les saints, etc. C'est dire que la méthode n'est pas efficace en tant que telle. Elle est suspendue à autre chose qu'elle-même, à ce qui se dit, s'écoute, au vide à reconnaître, à faire en nous. Mais, chose étrange, elle souligne ce qu'il y a à demander, à faire. Ne serait-ce pas une façon de « citer et notifier » Dieu conformément à des goûts et des nécessités bien humaines ? D'autre part, comment peut-on demander ce que l'on veut si on ne le sait pas et qu'on le cherche ? Ne serait-ce pas trop se fier aux sens, et reprendre des chemins déjà reconnus comme relevant de notre narcissisme ? Danger de faire fonctionner l'imaginaire, la sensibilité, etc. On sait que cela fonctionne très bien. Ici, il faut simplement noter comment Ignace, dès l'ouverture avec le « Principe et fondement », a fourni le critère qui doit être en vigueur tout au long des étapes et permettre le discernement.
Ce critère peut être compris comme étant celui de l'éthique : il s'agit de revenir à l'originaire en nous, à la création, avec tout le sens et l'efficacité de son indifférence. L'originaire, la création, ne nous renvoient pas à une coupure temporelle qui distribuerait les temps dans un avant et un après, et serait le début d'une nouvelle série. L'« originaire » est ce qui est en permanence origine en nous et qui, dès lors, distribue sens et pratiques. Ce que la contemplation de la « Création » — ce retour à l'originaire en nous — nous a procuré dès le début, c'est le sentiment d'appartenir à un Dieu qui nous déborde. Ce sentiment d'appartenance à Dieu inscrit en nous le sentiment d'être assigné à une liberté totale vis-à-vis des choses de ce monde. C'est cet originaire qu'Ignace fait expérimenter de différentes façons à l'exercitant tout au long du parcours qu'il propose. Il le fait autant avec les contemplations de la vie du Christ qu'avec les méditations charnières que représentent « l'appel du Roi éternel », « les deux Etendards », « la contemplation pour trouver l'amour ».
 
* * *

Si l'on interprète avec une clé éthique les points successivement proposés par Ignace, nous pouvons déterminer qu'il nous dit ceci : le « moi » se constitue à travers les réponses qu'en toute circonstance on donne à l'« originaire » en lui. Les mouvements de l'âme, des esprits parlent de ce qui se vit en nous, ils parlent de la liberté, existante ou non, face aux choses et à l'appel intérieur de la volonté de Dieu. Quant au critère éthique dans les conduites pour aller de l'avant, il faudra le chercher dans la sortie de soi, dans le consentement à la « dé-possession » à laquelle on se sent assigné dès le « Prindpe et fondement » et qui doit se façonner en des conduites concrètes, inscrites à l'horizon d'une toujours plus grande universalité en même temps que d'une toujours plus grande fidélité à l'oeuvre dans le moindre détail et en toute drconstance. En fin de compte, on peut penser que l'éthique et les pratiques qu'Ignace aurait voulu voir devenir habituelles chez les siens s'expriment dans la célèbre formule d'Hevenesi : « Que la première règle de tes actions soit d'agir, comme si le succès dépendait de toi et non de Dieu ; et [en même temps] de t'abandonner à Dieu comme s'il devait tout faire à ta place » 2.
Le « comme si » qui articule les deux propositions souligne la tension inévitable de la vie éthique prise entre les tentations de deux figures unilatérales. Conduite qui ne s'accroche pas uniquement à Dieu ou aux idéaux qui me guident, ni ne colle à la tâche concrète et à ses exigences, mais qui sait saisir, avec la même force, les deux extrémités de l'alternative. Elle rappelle par conséquent qu'être homme, c'est simplement chercher comment être homme, sans songer à trouver un port — idéal ou concret — où les voiles pourraient être définitivement amenées. Notre être éthique est dans cette recherche qui « me fait » tout en faisant les choses dans la fidélité à l'expérience des événements et tout autant à la Présence qui, « dans et à partir » d'eux, me déborde, en même temps qu'elle m'interpelle et m'assigne à l'« Originaire » en moi.



1. « En 1517, l'archiduc Charles, qui gouvernait les Pays-Bas, monta sur le trône d'Espagne, il emmena avec lui ses courtisans flamands Les oeuvres d'Erasme avaient passé les Pyrénées C'est en 1522 que commença ce phénomène extraordinaire l'oeuvre d'Erasme conquit la Péninsule ibérique " Il est étonnant d'observer ( ) cette dévotion à Erasme dans toutes les classes espagnoles chez les gens instruits comme chez les ignorants, dans le clergé comme chez les laïques" », H R Trevor-Roper, De la Réforme aux Lumières, Gallimard, 1972, p 24
2. Cf. Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, Aubier, 1956, p. 306.