Dans le recueil des Apophtegmes, qui rapporte des paroles prononcées par les Pères du désert, on lit l'anecdote suivante :
L'anecdote est significative : le vieillard commence par rejeter fermement l'usage de la colère, mais, dans la dernière phrase, exhorte à s'y livrer ! Un tel récit suggère par lui-même la complexité des positions tenues par les Pères. De façon générale, ceux-ci voient dans la colère une grave faute et en soulignent les effets dévastateurs. Certains textes, pourtant, reconnaissent qu'elle est parfois légitime, voire utile et nécessaire.
Ce qui, au premier abord, ressort surtout de la littérature patristique sur le sujet, c'est la dénonciation de la colère. Ce jugement s'éclaire en partie par l'influence de la pensée stoïcienne. Pour celle-ci, en effet, l'idéal du sage est l'« impassibilité » (apatheia), et toute passion est donc mauvaise ; il en résulte que la colère doit être non seulement modérée mais supprimée. C'est ce qu'on lit en particulier dans le De ira de Sénèque. Ce penseur stoïcien prend position contre Théophraste, un disciple d'Aristote, pour qui la colère, à condition d'être mesurée, était utile et naturelle ; il affirme, quant à lui, que la colère doit être entièrement extirpée. Toutefois, même si certains Pères ont été fortement marqués par cette influence stoïcienne, leur dénonciation de la colère s'enracine d'abord dans l'enseignement de Jésus : « Quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal » (Matthieu 5,22).
Elle s'exprime tout particulièrement chez les Pères du désert. Nombre d'« apophtegmes » en témoignent : la colère est « contre nature » : « Si tu te mets en colère, tu assouvis ta passion. Tu ne dois pas, en effet, te détruire toi-même, pas même pour sauver autrui » ; « Qu'est-ce que la colère ? Rivalité, mensonge et ignorance2 ». Évagre, vers la fin du IVe siècle, voit dans la colère une passion diabolique ; c'est notamment par elle que le démon fait déchoir de la paix qui a été atteinte à travers l'oraison :
À l'inverse, si toutes les vertus fraient la route au parfait contemplatif, cela vaut plus que tout pour l'absence de colère4. Certes, Évagre reconnaît qu'on peut légitimement s'irriter contre les démons. Néanmoins, l'affirmation centrale est que la colère doit être extirpée de l'âme. Elle se retrouve non seulement chez les Pères orientaux jusqu'à Jean Climaque5, mais aussi bien chez les Pères latins, ainsi qu'en témoigne Jean Cassien au livre VIII de ses Institutions cénobitiques. Ce dernier reconnaît certes que « la colère a un service à nous rendre […] lorsque nous nous insurgeons contre les mouvements lascifs de notre cœur » ou « lorsque nous sommes émus contre la colère elle-même6 ». Il souligne cependant que rien ne justifie la colère contre autrui : l'Écriture « veut supprimer absolument tout foyer de colère et ne laisser aucune occasion d'irritation, de peur qu'autorisés à nous mettre en colère avec motif, nous n'en tirions prétexte pour nous mettre en colère sans motif. En effet, le but de la patience ne réside pas dans la colère juste, mais dans l'absence totale de colère7. »
Cette orientation générale se retrouve jusqu'à la fin de l'époque patristique. Elle est particulièrement manifeste chez Martin de Braga – un moine du VIe siècle qui, originaire d'Europe centrale, vint demeurer dans les régions correspondant à la Galice et au nord de l'actuel Portugal. Il composa un traité sur la colère, fortement marqué par le De ira de Sénèque, dont il est en quelque sorte une imitation ou une transposition chrétienne. Ce traité s'ouvre par un tableau sans concession :
Martin ajoute que la colère, à la différence d'autres passions, ne prend pas seulement possession d'une âme mais aussi de populations entières :
Martin ne s'en tient évidemment pas à cette description. Il enseigne aussi à lutter contre la colère, à la contenir en soi-même et à l'apaiser chez les autres. Mais cela même n'est possible, justement, que par d'autres chemins que ceux de la passion incriminée. On peut au plus la « simuler » dans certains cas, quand il s'agit de « réveiller l'âme paresseuse des auditeurs ». Il reste qu'on ne saurait remédier à la colère en y cédant soi-même : « Puisque la colère est un délit de l'âme, on ne doit pas corriger le fautif par une faute10. » Cette dernière formule, comme bien d'autres du traité, est une reprise presque textuelle d'une expression déjà utilisée par Sénèque. Cependant, outre que l'influence stoïcienne ne doit pas faire oublier l'inspiration évangélique du propos, l'appui sur le philosophe latin est en soi révélateur : pour Martin comme pour d'autres Pères de l'Église, le rejet de la colère n'est pas seulement dicté par l'Évangile, mais il est aussi et d'abord un « devoir » (officium) dont la sagesse humaine a perçu l'importance et qui doit s'imposer à la conscience humaine.
L'orientation dominante que nous venons de dégager ne suffit pourtant pas à résumer la pensée des Pères au sujet de la colère. Elle n'exclut pas que, selon certains auteurs, le recours à la colère puisse être jugé parfois légitime ou même nécessaire.
L'idée d'une juste colère est notamment développée à propos d'un verset de psaume qui, dans la version grecque de la Bible, se traduit ainsi : « Mettez-vous en colère et ne péchez pas » (Psaumes 4,5)11. Ainsi, au IVe siècle, Ambroise de Milan donne ce commentaire :
Un peu plus tard, dans l'Orient grec, Jean Chrysostome commente à son tour le même verset :
Jean Chrysostome rappelle d'ailleurs que, d'après les Actes des Apôtres, Pierre s'est indigné contre Saphira, et Paul contre Élymas (Actes 5,9 et 13,9-11). Il est vrai qu'il apporte aussitôt une précision importante :
On aura relevé l'allusion à la colère divine. De fait, si la colère se justifie parfois, cela se fonde ultimement sur ce qui est dit de Dieu lui-même dans la tradition biblique. Il faut ici rappeler la fameuse controverse avec Marcion au IIe siècle. Alors que celui-ci voulait éliminer de l'Écriture tous les passages sur la colère de Dieu, les Pères de l'Église se sont fermement opposés à lui : Dieu s'irrite contre les pécheurs. Non point qu'il faille céder à quelque représentation anthropomorphique : la « colère » de Dieu n'a rien à voir avec la passion délétère dont on a parlé plus haut. Mais elle signifie que Dieu n'est pas indifférent au mal et qu'il proteste contre lui – cela même étant l'expression paradoxale de son amour. Comme l'écrit Lactance au début du IVe siècle, « il est logique que Dieu se mette en colère, puisqu'il est mû par la bonté15 ».
Certes, dans le texte cité plus haut, Jean Chrysostome souligne aussi la différence entre Dieu et l'homme. Il met bien en garde ses auditeurs : ceux-ci doivent veiller à ce que l'indignation, en eux, ne serve pas de tremplin au péché. Il reste que la colère, lorsqu'elle se manifeste de manière juste, est « un instrument utile pour réveiller notre somnolence, pour donner de l'énergie à notre âme, pour nous rendre plus ardents à nous indigner en faveur de ceux qui subissent l'injustice, pour poursuivre ceux qui ont des desseins hostiles16 ».
Le thème de la juste colère est particulièrement développé par un évêque du Ve siècle, Diadoque de Photicé (une ville située en Épire, à l'ouest de la Grèce). Cet évêque considère en effet que, parfois, la colère « rend les plus grands services » :
Bien plus, Diadoque va jusqu'à considérer la sainte colère comme une marque de progrès :
Certes, Diadoque ajoute que l'âme ne doit pas s'en tenir à une telle disposition vis-à-vis des méchants : « La raison n'admet pas qu'elle ait des accès de haine19. » Il n'en fait pas moins place à ce qu'on appellera plus tard la « sainte colère », voyant en elle une étape sur le chemin d'une vie spirituelle qui ne prend pas son parti de l'injustice.
La position des Pères est donc plus complexe qu'il ne paraît d'abord. Certes, ils ne cessent de mettre en garde contre la colère déraisonnable et mortifère. En effet, dès lors que cette passion est « la persévérance dans une haine secrète », ou encore « le désir de nuire à celui qui nous a offensés20 », elle contredit radicalement l'enseignement de Jésus qui demande, non seulement de ne pas se mettre en colère contre son frère, mais d'aller même jusqu'à aimer ses propres ennemis (Matthieu 5,44). Mais cette conviction n'empêche pas les Pères de faire aussi droit à une légitime colère, du moins en tant que celle-ci est protestation contre le mal et qu'elle est elle-même dictée par l'amour. Une telle disposition est assurément risquée : si la colère peut être un remède pour corriger autrui, ce remède ne se retournera-t-il pas en poison pour celui qui s'y livre ? Elle doit être en tout cas dépassée, faute de quoi elle occulterait cela seul qui peut dans certains cas la justifier : la bonté.
Aussi les Pères ne manquent-ils pas d'indiquer les chemins qui permettent un tel dépassement. Face à la colère, il faut d'abord un « délai d'attente » (« Si tu attends, elle cessera21 »). Il faut aussi « détendre le visage, adoucir la voix, ralentir le pas et ainsi, peu à peu, l'intérieur se conforme à l'extérieur22 ». Il faut encore s'examiner soi-même et, par cette voie, devenir plus indulgent envers autrui. L'humilité, plus que tout, est un rempart contre la colère. Elle ouvre à la douceur, cet état de l'âme qui « reste égale à elle-même aussi bien dans les humiliations que devant les louanges23 ». Être doux, ce n'est pas ignorer l'expérience de la colère, c'est avoir reçu la grâce de la surmonter. La douceur n'est pas concession au mal, ni tiédeur de l'âme. Elle est la force de celui ou de celle dont la colère – légitime ou non – a été gracieusement désarmée.