Lessius, coll. « La part Dieu », 2009, 224 p., 18,50 euros.
 
« Aujourd’hui, lorsqu’on veut devenir religieux, la question est moins d’adopter un “état” que de répondre à un appel spécifique et d’opter pour une manière de vivre l’Évangile à la façon d’un fondateur. » Dans la simplicité même de son énoncé, cette proposition me paraît une des plus heureuses qu’ait trouvée Philippe Lécrivain, jésuite, pour définir ce qu’il entend par « vie religieuse ». Il a été donné à un fondateur – une fondatrice – de faire une « expérience de Dieu bouleversante » et unique. Sa manière de vivre en est le récit, récit vivant qui, chez des compagnons ou des compagnes, suscitera le désir de se joindre à lui (à elle) pour (re) faire à leur manière l’expérience de Dieu. Mais de « fondement », nul n’en peut poser d’autres que Jésus Christ (1 Co 3,11). C’est lui que le religieux est appelé à suivre de plus près et à imiter, et non le fondateur lui-même.
Dans la première partie, « Revisiter la tradition », l’auteur, en fin histo­rien, décrit la lente évolution qui a fini par réduire la vie religieuse à un « état de vie » centré sur les voeux de pauvreté, chasteté et obéissance. Les « conseils évangéliques », tels que Jésus les révèle à ses disciples dans son Sermon sur la montagne, ne débordent-ils pas largement la triade clas­sique, comme l’indique l’auteur ? Plus que des « conseils évangéliques » d’ailleurs, ce sont des « chemins de vie » que propose Jésus à tous ceux qui viennent l’écouter, comme dans l’épisode de l’homme riche (Mt 19,16-26). Jésus propose à cet homme de se détacher de son héritage, peut-être celui de l’Ancien Testament, pour se mettre à sa suite. Le détachement, ici, n’est que le moyen qui lui est indiqué pour s’attacher à Jésus pauvre, chaste et obéissant, et entrer ainsi avec lui dans la voie de la perfection évangélique ou de la Nouvelle Alliance. Ce qui n’est pas la même chose que de « faire des voeux de religion ».
Quant à Mt 19,1-12, c’est d’abord à des gens mariés, insiste P. Lécrivain, que s’adresse la radicale exigence évangélique ; et ses disciples ne s’y trom­pent pas : « S’il en est ainsi, il n’est pas expédient de se marier. » De même, l’expression de Jésus : « eunuques pour le Royaume des cieux », ne vise pas les religieux célibataires, catégorie sociale qui n’existe pas alors.
Certes, il y a une véritable originalité de la vocation religieuse. Mais cette originalité ne saurait être vécue de façon séparée, élitiste, comme si les religieux étaient des super-baptisés au sein du peuple de Dieu ou des super-militants dans leur relation au monde. S’ils sont mis à part par leur genre de vie, c’est pour être, à la manière du moine ancien, « séparé de tous pour être uni à tous ».
Tout chrétien est appelé à la perfection de l’amour. Cet amour précède l’Amour qui unit tous les membres du Peuple de Dieu, et si les religieux sont appelés à en être les signes de façon spéciale, c’est d’abord par leur manière de vivre dans une vie communautaire fraternelle. C’est pourquoi le mot ensemble est si important dans la pensée de Philippe Lécrivain.
À ce point, Philippe Lécrivain est des plus convaincants lorsqu’il nous invite à dépasser les oppositions superficielles entre Communion et Mission. C’est dans la mesure où ils vivent l’unité de leur « être ensemble » (vie communautaire) et de leur « agir dans le monde » (mission) que les religieux pourront vraiment devenir le signe de l’Amour trinitaire. Amour de Dieu « ad intra », Communion des trois Personnes entre elles, et amour de Dieu « ad extra », amour pour le monde jusqu’à devenir Homme : tous deux sont un seul et même Amour. C’est à cette similitude que doit tendre toute vie chrétienne, et la vie religieuse en particulier.
Les religieux ont donc à « inventer une manière de vivre pour de nouveaux commencements ». Une manière de vivre témoignant d’un « Dieu crucifié » qui prend sur Lui la détresse des hommes et fait avec eux une Alliance nouvelle et éternelle (dimension eucharistique de la vie reli­gieuse). Au service du nouveau monde qui vient, marqué par l’international et le mondialisme économique, les religieux ont aussi à devenir les signes vivants du Royaume du Dieu qui vient (dimension eschatologique de la vie religieuse), comme l’a indiqué Vatican II.
L’ouvrage de Philippe Lécrivain est original, tant par son contenu, riche et documenté, que par le mouvement général qu’il imprime, dans une veine à la fois traditionnelle et novatrice. Il mérite d’être lu par des religieux mais aussi par bien d’autres membres du Peuple de Dieu.