Et si l'on commençait par se réjouir que des femmes en grand nombre, après des siècles de soumission institutionnelle, de retrait domestique ou de silence conventuel, aient osé prendre la parole que les clercs leur avait confisquée, se soient engagées à participer activement à l'« office prophétique » du Christ et à l'animation de son corps ecclésial ! C'est par centaine de milliers que se comptent aujourd'hui en France les femmes, mères de familles, célibataires, religieuses et consacrées, qui ont investi le meilleur d'elles-mêmes, leur foi, leur savoir-faire, leur temps et, de plus en plus fréquemment, la formation théologique qu'elles ont eu le courage d'acquérir, au service de l'éveil de la foi, de la catéchisation des enfants, de la pastorale des sacrements de l'initiation chrétienne, de l'animation des aumôneries de jeunes et des communautés paroissiales, de la formation permanente des chrétiens...
Déséquilibre des polarités masculine et féminine
Il n'est sans doute pas illégitime de s'interroger sur les conséquences de ce que l'on nomme, par analogie notamment avec l'Education nationale, la « féminisation des personnels d'Eglise », et singulièrement celle des « agents de la transmission de la foi ». Encore faudrait-il rappeler que ladite transmission, dans l'Eglise, a toujours été assurée par les femmes, comme elle continue souvent de l'être (pour combien de temps ?) par les grands-mères au sein des familles. Ils ne sont pas rares, les jeunes chrétiens — et, parmi eux, les séminaristes — qui pourraient témoigner avoir hérité de la religion de leur grand-mère. Ce qui, soit dit en passant, pourrait expliquer leur attachement à certaines formes d'expression traditionnelles de la foi et de la prière.
Les institutions ont toujours tenu à s'assurer le concours des mères et à prendre appui sur leur pouvoir pour que soit assurée dans l'ordre de la vie privée la transmission des valeurs indispensables à l'ordre public. Dans son traité De l'éducation des filles de 1696, Fénelon indique que les devoirs que les femmes ont à remplir sont « les fondements de toute la vie humaine ». Il ajoute :
« N'est-ce pas elles qui ruinent ou qui soutiennent les maisons, qui règlent tout le détail des choses domestiques, et qui, par conséquent, décident de ce qui touche de plus près à tout le genre humain ?(...) Une femme judicieuse, appliquée et pleine de religion, est l'âme de toute une grande maison, elle y met l'ordre pour les biens temporels et pour le salut. Les hommes mêmes, qui ont toute l'autorité en public, ne peuvent par leurs délibérations établir aucun bien effectif, si les femmes ne leur aident à l'exécuter » 1.
Sur ce sujet, la République n'en pensera pas moins que l'Eglise et elle se préoccupera rapidement d'éduquer les éducatrices de citoyens, sachant que « toute femme est une école, et [que] c'est d'elle que les générations reçoivent vraiment leur croyance » 2. Cette conviction ancestrale a non seulement perduré, mais elle s'est même renforcée à la faveur de l'irrésistible mouvement de privatisation qui affecte la croyance et du déclin de la figure sociale du père, qui, dans les Eglises d'Occident, se traduit par la raréfaction de leurs représentants qualifiés et de leurs témoins autorisés : les prêtres. En deçà de toute considération ecclésiologique, on peut dire que les femmes occupent désormais un champ de compétences jusque-là dévolues aux seuls prêtres et qu'elles ont investi les lieux où s'attestent la vérité de la foi, la visibilité de l'Eglise et l'unité de son corps, introduisant ainsi au coeur de l'ordre institutionnel les vertus de la vie privée et la vibration d'une sensibilité oubliée.
On ne peut s'en réjouir sans s'interroger sur le nouveau déséquilibre des polarités masculine et féminine qui s'instaure dans l'espace ecclésial. D'aucuns s'en inquiètent : l'« absence » des hommes dans l'Eglise, la diminution du nombre de prêtres et leur éloignement progressif des services de proximité, n'auraient-ils pas pour conséquence le développement d'une « Eglise féminine » de plus en plus à distance d'une Eglise hiérarchique considérée comme désespérément masculine ? Un éveil de la foi placé sous le signe exclusif du féminin, une expérience ecdésiale vécue sur le mode domestique et convivial du petit groupe, ne risquent-ils pas d'empêcher une véritable intégration à l'Eglise et de priver jeunes et enfants de modèles d'identification et d'appartenance masculins ? (Là encore, soit dit en passant, on ne s'en préoccupait guère quand le modèle dominant était masculin !) Une transmission au féminin qui échapperait à toute confrontation avec l'autorité ne finirait-elle pas par enfermer la foi dans le piège de l'intériorité et de l'illusion du fusionnel, au détriment d'une réponse objective, libre et responsable à l'injonction évangélique ?
Féminisation ou dévirilisation ?
En posant ces questions, il faut prendre garde de ne pas céder aux caricatures auxquelles aboutit l'opposition simpliste du masculin et du féminin — le premier recouvrant la rationalité et l'action, l'institution et la loi, le politique et le pouvoir ; le second incarnant la sensibilité et la contemplation, le vécu et le spirituel, l'émotif et l'intuitif. Car c'est précisément la frontière entre les deux qui s'est estompée. Tandis que certaines chrétiennes revendiquent le droit d'accéder aux ministères ordonnés et au pouvoir décisionnel dans l'Eglise, on assiste du côté des hommes d'Eglise à une (ef)féminisation générale du discours, au développement d'une nouvelle rhétorique qui a intégré les valeurs réputées féminines pour mieux se démarquer de la « langue de bois » et tenter d'échapper à tout soupçon de dogmatisme et d'autoritarisme. Les vives réactions que provoquent chez les clercs le ton autoritaire de certains documents romains attestent cette sensibilité qu'on retrouve à l'oeuvre dans la prédication commune et dans la production éditoriale en matière de spiritualité. Contre tout raidissement dogmatique, mot d'ordre politique et discours moralisateur, se trouvent valorisés la dimension corporelle et affective, les attitudes spirituelles de passivité, d'attention et de compassion, les humbles gestes du quotidien.
On pourrait ici établir un rapprochement avec ce qui se passe en littérature et dans le cinéma français : depuis quelques années se multiplient les « petits films » et prolifèrent les livres d'« écrivains de l'infime » qui écrivent en douce pour évoquer les « plaisirs minuscules de la vie », ces auteurs minimalistes qui déploient tout leur talent à dire « je » en toute fausse modestie ou à raconter les « petits-riens-de-lapetite- vie » des « gens de peu », des « hommes sans qualité ». Parmi ces poètes de l'ordinaire, il en est d'ailleurs qui mettent l'indigence de leur rhétorique au service d'une transcendance rabougrie, d'un christianisme « dégriffé » et d'un « humanitaire » chimiquement pur de tout divin.
Nous aurions mauvaise grâce à faire reproche aux femmes d'être responsables de ce qu'Emmanuel Mounier en son temps aurait appelé une « dévirilisatioh » du christianisme, quand il stigmatisait « le peu d'efficacité du chrétien dans le monde moderne, son agressivité déclinante, sa raréfaction dans les avant-gardes de l'action » 3. D'ailleurs, aujourd'hui, le christianisme n'est ni dévirilisé ni décadent, mais il participe à la grande fatigue postmoderne d'une civilisation malade de sa « mobilisation infinie » (l'expression est de Peter Sloterdijk) et qui éprouve le besoin d'une « dé-mobilisation », d'une détente, d'une sérénité que peut-être seules les femmes sont en mesure de lui apporter. Les postmodernes ont pour les femmes les yeux que Christian Bobin porte sur une jeune mère, seule avec son enfant, dans le hall de la gare de Lyon-Part-Dieu, lumineuse comme une vierge de Fra Angelico :
« Les jeunes mères ont affaire avec l'invisible. C'est parce qu'elles ont affaire avec l'invisible que les jeunes mères deviennent invisibles, bonnes à tout, bonnes à rien. L'homme ignore ce qui se passe C'est même sa fonction, à l'homme, de ne rien voir de l'invisible. Ceux parmi les hommes qui voient quand même, ils en deviennent un peu étranges (...) Ils deviennent comme des femmes : voués à l'amour infini » 4.
« La donation première »
Réfléchissant aux enjeux du nouveau siècle, Jacques Julliard déclarait récemment : « Il est possible (...) que la féminisation de la société aboutisse à un changement de valeurs dominantes. Il est fort possible que nous passions du principe de la justice à celui de la compassion » 5. Il n'est peut-être pas déplacé d'appliquer ce propos à ce qui se joue dans l'Eglise et de dire que les femmes, par le témoignage de leur présence et de leur action, contribuent à renouveler le processus même de la ttansmission en opérant au sein de l'Eglise le passage d'une logique de la Loi à celle de l'Amour dont l'exigence est révélée par la Loi. Ce qui est sûr, c'est que dans la crise actuelle provoquée par l'ébranlement des grandes traditions et l'érosion du principe d'autorité que connaissent nos sociétés modernes, alors même que le fil de la transmission semble rompu, les femmes font à l'Eglise la grâce de maintenir le fil de la vie. Or, précisément, ce qu'il s'agit de transmettre n'est pas un « dépôt », comme on disait autrefois, mais la vie même, la vie qui précède le sens désormais fuyant. Les femmes attestent que « là où le sens s'efface, l'amour seul a désormais lieu d'être » 6.
Si aujourd'hui, comme le pensent et le souhaitent les auteurs de la Lettre aux catholiaues de France, l'expérience chrétienne et la vie de l'Eglise peuvent et doivent être mises résolument « sous le signe de l'engendrement » — « car l'entrée dans la foi est comme une nouvelle naissance » 7 —, on peut dire que ce sont les femmes qui ont favorisé cette prise de conscience en reconduisant sans cesse l'Eglise au lieu de surgissement et de commencement de la vie, au lieu de la « donation première », comme dirait Maurice Bellet. Dans la situation présente, l'Eglise a besoin de leur connivence avec le mystère de la naissance pour apprendre à faire confiance à ce qui naît, aux cheminements imprévisibles de la grâce et pour croire à la puissance inaugurale de la foi. Et c'est encore aux femmes que l'Eglise devra emprunter leur bienveillance maternelle, leur patiente tendresse et leur généreuse intuition si elle veut gagner la sympathie de ses contemporains, leur donner à goûter les saveurs de l'Evangile, offrir la consolation à ceux qui pleurent et les accompagner sur les chemins de leur errance.
Les croyantes d'aujourd'hui, besogneuses et silencieuses, fidèles et obstinées, les bras chargés de baumes et de parfums, nous donnent rendez-vous à l'aube pascale, au pied du tombeau vide, au seuil de l'inattendu. Aujourd'hui comme hier, les' femmes sont aux avantpostes de la foi, les premiers témoins de la vie plus forte que la mort. Telle la Madeleine des évangiles, elles portent le message, craintives et tremblantes, aux représentants incrédules et rétifs de l'institution qui n'en finissent pas de ressasser leur désenchantement et de fuir vers le couchant.
Plutôt que d'imputer à la féminisation de l'Eglise les déficits qu'accusent les nouvelles générations chrétiennes — quand bien même on pourrait les évaluer en recourant à l'arsenal des méthodes sociologiques —, mieux vaut consentir à l'idée que nous sommes au « temps du seuil », selon une autre expression de Maurice Bellet, et, au demeurant, en un temps où la réception de l'expérience féminine de la foi est loin d'être accomplie et sans laquelle, cependant, l'Eglise de demain ne pourra pas renouveler ses fonctionnements hiérarchiques ni ses engagements dans la société.
Cela même qui fait défaut aujourd'hui dans l'initiation chrétienne (rationalité et cohérence, objectivité institutionnelle et critères de discernement, engagement social et inscription historique) ne saurait revenir sans être profondément transformé par les requêtes de l'individu contemporain, que les femmes mieux que les hommes, mieux que les clercs, savent assumer, honorer et dépasser. C'est pourquoi il est de la responsabilité de l'Eglise d'aujourd'hui de travailler à une nouvelle alliance du masculin et du féminin pour que l'Evangile puisse demain encore susciter des croyantes et des croyants dans notre monde.
1. OEuvres I, Gallimard, 1983, p. 92
2. Jules Michelet, cité par Philippe Julien, La féminité voilée, Desclée de Brouwer, 1997, p 32
3 Vaffrontement chrétien, Seuil, 1954, pp 109-110
4. La part manquante, Gallimard, 1989, pp 11-12.
5. Le Monde des débats, décembre 2000, p 11
6. Pascal Marin, « Le Christ, la vie et la mort du sens », Lumière et Vie, n° 228, juiri 1996, p 80
7. Cerf, 1995, p. 48