Il n'y a pas si longtemps, on faisait grief à l'Eglise d'être une mère castratrice, une marâtre tyrannique Aujourd'hui, si d'aucuns la soupçonnent encore de n'être qu'une vieille dame indigne qui dissimule bien des turpitudes sous ses discours moralisateurs, et s'il peut lui arriver de se faire bousculer par de jeunes sauvageons dans les transports en commun de l'histoire, on la traiterait plutôt avec une indifférence polie... et les quelques égards que l'on doit tout de même à la plus ancienne des institutions. On peut bien concéder à une vieille dame de deux mille ans qu'elle cultive quelques manières surannées et que parfois elle radote. La République a beau la toiser du haut de ses deux cents ans : qu'elle le veuille ou non, elle aussi a pris un coup de vieux, s'inquiète du peu de respect qu'on lui voue et s'arrache la cocarde pour savoir comment transmettre les valeurs « citoyennes ».
Les institutions, quelles qu'elles soient, ont besoin de temps à autre d'un liftinag, disons d'un aggiomamento, pour perdre leur mauvaise graisse, rafraîchir la mémoire de leur origine et se réajuster à l'époque Mais parce qu'elles sont par essence du côté de l'ordre et de la conservation, de la régulation et de l'arbitrage, il faut bien admettre qu'elles paraîtront toujours vieilles au regard de la jeunesse d'initiative, de la force de protestation et de la joyeuse indépendance des individus.
Le problème, c'est qu'en régime de postmodernité l'individu est devenu l'institution dominante, je veux dire la norme et la finalité de toutes choses. Inutile de revenir ici sur les conséquences de ce tout-individu : dés-institutionnalisation de la religion, dérégulation des croyances, pratique consumériste de la spiritualité, crise de la tradition et de l'autorité qui l'incarne... Ce phénomène massif auquel participe l'effondrement démographique non seulement du clergé, mais aussi des communautés chrétiennes, accentue l'impression de vieillissement de l'Église Après le « coup de jeune » de Vatican II, « la vieille Dame est passée directement du printemps à l'hiver », comme dit Jacques-Yves Bellay. Oh, elle ne manque pas de courage dans les intempéries, mais comme elle paraît chétive tout à coup, dépouillée qu'elle est de son prestige d'antan, fatiguée par les combats qu'elle a dû mener au long des siècles, tout juste encombrée d'un langage et d'un appareillage devenus obsolètes !
Et si la vieille Dame dont je parle n'était pas celle que l'on croit, non pas l'« Eglise » donc, mais ce qui dans l'Eglise appartient encore au vieux système religieux de l'Occident qui, selon la « quatrième hypothèse » de Maurice Bellet, n'en finit pas de mourir et qu'il serait vain de vouloir sauver ? L'Eglise porte le deuil du « christianisme » qu'elle avait engendré en faisant alliance avec une métaphysique que la modernité a définitivement minée. Mais, pour qui sait voir, se laisse deviner sous le voile du deuil son sourire originaire. Sous le masque de la mort transparaît le sourire étonné d'une jeune fille qui n'est pas sans faire penser à « la petite fille Espérance ». Charles Péguy, dont on connaît le diagnostic sans concession qu'il portait sur la déchristianisation du monde moderne, considérait que l'Eglise ne pourrait jamais périr de vieillissement, au nom même de la vertu théologale d'espérance qui est essentiellement « contre-habitude » et « garantit à l'Eglise qu'elle ne succombera pas sous son mécanisme ».
Il ne s'agit pas, bien sûr, d'ignorer l'inquiétude des chrétiens face à l'avenir et de se consoler artificiellement d'une crise sans précédent. Les promesses de l'éternité dont elle bénéficie ne sauraient faire oublier à l'Eglise son inscription et sa responsabilité dans l'histoire Mais peut-être qu'en cette époque de l'histoire l'Eglise contre toute évidence sociologique n'a jamais été aussi jeune. Parce qu'il lui faut recommencer à vivre dans un monde qui a appris à se passer d'elle elle réapprend qu'elle est commencement, elle se souvient qu'elle est née de la résurrection de Jésus, qui est « un événement de jeunesse l'événement même de ce qu'est la jeunesse de Dieu », selon la belle formule de Frédéric Boyer. Paradoxalement, c'est à l'Eglise, cette vieille Dame si démodée, si dénigrée pour sa ringardise et ses rigidités, que l'on doit la sauvegarde de l'irréductible nouveauté de cet événement.
Il n'y a qu'elle pour sauver Jésus, non seulement de l'oubli, mais surtout du mythe qu'il devient quand s'emparent de lui les spiritualités jeunes et sauvages du Nouvel Age Gardienne du mystère de ce Dieu incarné, c'est elle qui empêche que son Evangile soit définitivement recyclé dans la vieille lessiveuse syncrétiste
Et parce qu'elle est contemporaine du Ressuscité transparaît sous son fard craquelé et derrière ses parures désuètes un air d'éternelle jeunesse. Pour qui sait voir au-delà des apparences du monde et des aléas de l'histoire, son visage resplendit d'une beauté virginale et primordiale, pur reflet de l'amour d'un Dieu plus jeune que toute mort. Beaucoup la croient ménopausée, définitivement stérile. Mais elle, contrainte au dépouillement, est en train de redécouvrir ce que finalement, au plus secret d'elle-même, elle a toujours été : cette adolescente rougissante et maladroite, étourdie par tant de grâce et de responsabilité, d'une insolente jeunesse.

La belle affaire, me dira-t-on. Vous vous réfugiez dans le mystère d'une Eglise ontologiquement jeune. Il vous faudra bien avouer qu'en nos contrées occidentales elle est devenue une Eglise de vieux. Mais est-ce si vrai qu'on le dit ? Les jeunes chrétiens font encore parler d'eux. Leur capacité de mobilisation et de rassemblement a même de quoi faire pâlir partis, syndicats et organisations laïques. Je pense à la Communauté de Taizé que des observateurs patentés décrivaient récemment comme un « haut-lieu chrétien de socialisation européenne ». Je pense bien sûr aux fameuses Journées Mondiales de la Jeunesse Leur succès signe d'une certaine façon l'acte de décès de la « civilisation de la paroisse ». Mais n'annoncent-elles pas quelque chose de neuf quant au mode d'appartenance à l'Eglise et qui s'expérimente plus modestement au plan local dans tous les diocèses de France ?
Une Eglise de vieux, dites-vous. Et alors ? Ai-je envie de vous répondre En Christ, il n'y a plus ni vieux ni jeune, tout comme il n'y a plus ni juif ni grec, ni homme libre ni esclave, ni l'homme ni la femme, selon la célèbre affirmation de saint Paul qu'on a souvent interprété comme la condamnation anticipée du racisme de l'esclavagisme et du sexisme. Il est temps de condamner aussi l'âgisme qui gagne nos sociétés, et l'Eglise elle-même, et que les sociologues définissent comme le rejet de la vieillesse, et aussi de la jeunesse au profit de ce que Xavier Gaullier appelle « l'individualisme adultocentriste ».
Quoi de plus détestable que le jeunisme de ces adultes qui, en cultivant le mythe de l'inaltérable jeunesse pour mieux fuir leur propre vieillissement, finissent par mépriser et les jeunes qu'ils ne parviennent plus à être et les vieux qu'ils ne veulent pas devenir ?
Les communautés chrétiennes sont faites d'enfants et de personnes âgées, de jeunes et d'adultes, de vieux militants et de récents convertis, de jeunes gens confirmés et d'hommes mûrs catéchumènes, d'adolescents sceptiques et de parents convaincus (mais ce peut être l'inverse), de prêtres fatigués et d'animateurs enthousiastes (mais ce peut être aussi l'inverse). Ils ont besoin les uns des autres pour ensemble témoigner de la nouveauté du vieil Evangile que l'Eglise leur a légué. Une Eglise jeune ne saurait se confondre avec les auto-célébrations de la jeunesse. Une Eglise jeune a besoin de ceux qui, parce qu'ils ne le sont plus, peuvent, par leur dynamisme et leurs engagements, témoigner d'une jeunesse qui ne passe pas, celle du Christ ressuscité.
D'ailleurs, il est probable que, grâce au recul des années et de l'expérience, les anciens possèdent davantage que les jeunes eux-mêmes « ce qui fait la force et le charme des jeunes : la faculté de se réjouir de ce qui commence, de se donner sans retour, de se renouveler et de repartir pour de nouvelles conquêtes ». Cette citation est extraite du message final que les Pères du Concile adressèrent aux jeunes en 1965, les invitant à affirmer leur foi « dans la vie et dans ce qui donne sens à la vie : la certitude de l'existence d'un Dieu juste et bon », face à l'athéisme, ce « phénomène de lassitude et de vieillesse ». Ce qui revient à dire que tout croyant, quel que soit son âge, est toujours jeune. A-t-on suffisamment noté que les grands témoins de la foi qui font vibrer les jeunes ne sont pas des « idoles » de leur âge, mais le plus souvent des vieillards burinés par l'épreuve, à l'espérance inoxydable ? Inutile de citer des noms.
Et, si j'en crois les évêques de France, les espérances d'un renouveau ecclésial ne sont-elles pas suscitées aujourd'hui par des hommes et des femmes parvenus au mitan de leur vie qui « recommencent » à croire ou demandent le baptême par des hommes et des femmes qui, le temps de la retraite venu, offrent à l'Eglise leur savoir-faire d'animateurs, de gestionnaires, de formateurs, par des intellectuels chevronnés et reconnus qui prennent le risque d'une parole évangélique sur la scène publique ? Comment ne pas évoquer aussi ces nombreux chrétiens qui, au terme d'une vie professionnelle bien remplie, riches de leur expérience s'engagent sans réserve dans une tâche humanitaire, se mettent au service des demandeurs d'emploi, des sans-logis, des illettrés, créent des associations de proximité ou encore s'expatrient pour prendre part à des projets de développement dans un pays du tiers-monde ? Il en est d'autres qui, à soixante ans, se lancent dans une aventure spirituelle à laquelle, leur vie durant ils s'étaient dérobés ou dans une recherche théologique que, jusque-là, ils pensaient inaccessible. Sans parler de ces adultes qui consacrent aux jeunes précisément le meilleur d'eux-mêmes pour accompagner leur recherche et soutenir leur persévérance sur le chemin de la foi, et de ces grands-parents qui, grâce à la tendre complicité qu'ils savent établir avec leurs petits-enfants, leur transmettent les premiers mots de la prière.
Plus que leur disponibilité, ce qui rend admirables tous ces croyants avancés en âge et en expérience, c'est leur liberté à être ce qu'ils sont et à vivre de façon communicative ce qu'ils croient, sans chercher à singer les jeunes en cédant aux flatteries de l'industrie cosmétique et du tourisme de masse. Au travers du témoignage qu'ils rendent à la vie et de la gratuité de leur investissement pour la cause du Christ et de son Royaume, l'Eglise peut oser dire aux jeunes, comme elle le fit au Concile, qu'elle est « la vraie jeunesse du monde ». La grâce que font à l'Eglise ceux que les jeunes appellent les vieux, c'est d'attester qu'on peut naître quand on est déjà vieux, pour peu qu'on s'offre à la liberté de l'Esprit qui fait toutes choses nouvelles. Pourquoi ce qui vaut pour les individualités croyantes ne vaudrait-il pas pour les communautés chrétiennes ? Déjà, dans les décombres du système de chrétienté, la sève de l'Evangile fait fleurir de jeunes Eglises qui ne se préoccuperont plus d'être des Eglises jeunes mais, dans la communion de toutes les Eglises, l'Eglise du Christ, celle dont on ne craint pas de dire qu'elle a l'âge de ses artères, puisqu'elle est tout entière irriguée par l'Esprit qui, de toujours à toujours, unit le Père et le Fils.


« Et Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel
Regardait ce que c'est que le temps et que l'âge ;
Père il considérait d'un regard paternel
Le monde circonscrit ainsi qu'un beau village.
Et Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel
Regardait ce que c'est que le temps et l'espace.
Père il considérait d'un regard paternel
Ce que c'est que d'un monde éphémère et qui passe.
Et Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel
Regardait ce que c'est que le progrès de l'âge.
D'un regard toujours jeune et toujours paternel
Il regardait vieillir un monde jeune et sage » 1.

1. Charles Péguy, Eve