Trop de concepts ambigus, fussent-ils brevetés par les autorités, trop de mots baudruches gonflés aux bons sentiments alimentent les discours politiques et religieux pour qu’on n’en vienne pas à se méfier d’un recours désinvolte au si beau vocable de « bienveillance ». Plutôt que de le transformer en mantra ou d’en faire un mot d’ordre purement rhétorique, mieux vaudrait commencer par le soumettre à un examen critique d’autant plus nécessaire qu’on s’imagine le plus souvent que la bienveillance congédie l’esprit critique alors qu’on reconnaît à la critique la capacité d’être bienveillante. Bienveillante, elle l’est à l’égard de la bienveillance elle-même, en lui restituant son sens premier, en reconnaissant son ambition de vouloir du bien à autrui, quand le langage ordinaire la cantonne quelque part entre tolérance et indifférence, la réduisant à une forme d’indulgence débonnaire et paresseuse. Cette bienveillance « faible » n’est autre que le produit de l’individualisme contemporain et du relativisme ambiant, célébrés complaisamment par les uns et dénoncés violemment par les autres dans un ressassement permanent. Mais aucune théorie sociologique, aucune explication psychologique, aucun précepte religieux ne sauraient avoir raison de l’étonnement que suscite, en son humilité même, la force d’une bien-veillance qui s’accomplit en bien-faisance.
Comme un mouvement vers l’autre
La bienveillance est trop étonnante, trop scandaleuse même, quand elle va jusqu’au don de soi, pour qu’on la range parmi les produits miracles de l’épanouissement personnel et qu’on en fasse le baume apaisant d’une société en mal de réconciliation. Placer l’existence humaine sous le signe de la bienveillance, c’est accepter de se confronter aux grandes questions métaphysiques dont le mot lui-même est porteur. Celle du Bien, qui tout en ayant l’évidence de l’Être n’en constitue pas moins une énigme dont André Malraux disait qu’elle seule pouvait rivaliser avec le scandale du mal. Celle de la volonté, qui peut être bonne ou mauvaise,