« Il faut bien dormir ! » Curieuse assertion au seuil d'une réflexion sur la veille. Et pourtant ! Comment prendre au sérieux l'état de veille sans se référer dans un même mouvement au sommeil, le sien et celui des autres, sans en reconnaître l'impérieuse nécessité ? Pas moyen de faire autrement sans porter atteinte au plus élémentaire équilibre de la santé et de la personnalité. La vulnérabilité de chacun se révèle inexorablement dans ce qu'il connaît du sommeil : à un certain moment, on ne peut plus lutter ; la torpeur gagne tout le corps, défait les défenses, alourdit les paupières, incline la tête, déforme les impressions lumineuses et les sons, modifie le souffle. Tout l'être crie grâce et finalement s'abandonne, s'absente.
La veille est en contraste. En contraste, mais pas en opposition ; en articulation plutôt, puisqu'elle s'inscrit dans le respect de ce sommeil inévitable et de la vulnérabilité humaine. On veille à côté ou pour ceux qui dorment, souvent pour leur permettre justement de dormir, pour assurer leur tranquillité, tenir à distance les difficultés, voire le danger, les avertir s'il le faut. Point besoin pour cela d'être particulièrement puissant. À celui qui dort, la force n'est rien. « Le plus fort, le plus brutal, le plus attentif, le plus soupçonneux, le plus redouté des hommes, dit Alain, doit pourtant revenir à l'enfance, fermer les yeux, se confier, être gardé, lui qui gardait. » Et, en effet, « Hercule dormant peut être gardé par un enfant bien éveillé. » Il y a dans cette vulnérabilité des dormeurs, chacun à son tour, une réciprocité qui court de l'enfant à l'adulte et inclut le vieillard. Le faible peut se révéler aussi précieux que le fort, pourvu qu'il soit en état de veiller.
Ce transfert de pouvoir est un renversement que le veilleur éprouve avec l'intime fierté de qui répond « présent ». On