Pour un chrétien, toute démarche théologique comporte une dimension profondément spirituelle. Elle permet de connaître quelque chose du mystère de Dieu, alors que domine un environnement social narcissique et complaisant au sein duquel l'Église peine à se faire entendre. J'évoquerai d'abord quelques-unes des raisons pour lesquelles il peut être utile (voire nécessaire) à tout baptisé de suivre un parcours théologique. Cet apprentissage spécifique unifie le croyant dans son itinéraire de conversion. Il existe, en effet, un lien puissant entre l'engagement volontaire dans la théologie et la cohérence d'une démarche spirituelle au sein d'une vie intérieure apaisée.
Faire de la théologie, c'est tout d'abord, que l'étudiant soit débutant ou confirmé, croyant fervent ou non, acquérir une formation intellectuelle générale, grâce à des méthodes précises, à l'apprentissage de l'analyse critique et du discernement. Chacun croît ainsi en humanité. Cette posture – ce « style » propre au chrétien, pour reprendre l'expression du théologien Christoph Theobald1 – n'est pas nécessairement liée à une responsabilité pastorale ou ecclésiale. La personne engagée dans ces études acquiert une forme de sagesse de la pensée, guidée par une vision atypique du monde qui permet un décalage de la réflexion et des représentations. En effet, si la théologie emprunte une partie substantielle de ses notions, de ses concepts et de sa méthodologie aux sciences humaines, elle ne s'y réduit pas. Sa légitimité ne repose pas sur le strict déroulement rationnel de ses présupposés techniques et scientifiques. La théologie se reçoit d'un Autre qui la précède tout autant qu'Il la guide. L'acte théologique diffère donc profondément, par nature, de la connaissance du fonctionnement des religions et de la diversité des spiritualités dans le monde. Par exemple, l'acte théologique se prie tout autant qu'il se décrit et se construit, ce qui n'est pas le cas des autres sciences humaines.
Les études de théologie sont utiles pour une deuxième raison, plus particulière. Elles éclairent, pour le chrétien qui cherche à approfondir ses convictions, l'intelligence de la foi en proposant, de l'intérieur, une compréhension plus fine, car elle repose sur l'acquisition régulière de connaissances, validée par une institution universitaire. C'est ordinairement cette motivation qui est mise en avant par ceux et celles qui s'engagent dans un parcours de théologie ; ils souhaitent mettre à l'épreuve d'une façon critique le fondement de leur foi au Christ ressuscité en la confrontant à la diversité et parfois à la complexité du savoir théologique, à travers ses différentes disciplines – christologie, ecclésiologie, exégèse, droit canon, histoire de l'Église ou encore théologie fondamentale et théologie spirituelle. Cette approche reste première pour un croyant mais la théologie peut attirer au-delà du seul cercle des baptisés. Il est légitime de proposer à des personnes qui sont au seuil de l'Église, à des recommençants, à des chercheurs de Dieu, à des personnes qui s'interrogent et sont curieuses de passer la porte, de prendre le risque de se mettre en mouvement. Ils pourront alors se découvrir eux-mêmes, en écoutant davantage leur sensibilité et leur appétence pour le « dedans » de leur existence, en se mettant à l'écoute de leurs doutes et de leurs incertitudes par la médiation de l'expérience théologique.
Il est enfin une raison de faire de la théologie qui touche à la vie singulière de chacun. S'efforcer de comprendre l'acte de croire à la bonne nouvelle de l'Évangile est un acte sincère et profond. En s'y consacrant, on redécouvre que la vocation ultime de l'être humain consiste à rencontrer véritablement le Père, révélé par le Fils. Cette forme de consolation engage durablement la personne sur le chemin de l'union de l'âme à Dieu, chemin de sanctification par lequel l'être se métamorphose et trouve enfin sa véritable demeure. Elle parvient à se réconcilier avec son identité, à l'image et à la ressemblance de Dieu, et marche désormais à la suite du Christ. L'étudiant en théologie, comme toute personne en recherche spirituelle, ne se perçoit nullement comme quelqu'un qui sait tout ou qui peut tout. Au contraire, il laisse les choses se faire, en les acceptant comme elles sont, dans une attitude filiale d'obéissance et d'humilité. L'exercice pratique de la théologie fait de celui qui s'y engage une sorte de stagiaire permanent, toujours en train d'apprendre, toujours en train de découvrir, ne cessant de remettre sur le métier ce qu'il croyait acquis.
En définitive, la théologie nous place, selon les termes de Thomas Merton (1915-1968), sur le « seuil de quelque chose de plus ou moins indéfini2 », qui comporte une part mystérieuse. La théologie n'épuise pas l'immensité de l'adhésion croyante, elle l'irrigue plutôt. Pour reprendre les mots du sociologue Hartmut Rosa, elle permet à la foi du chercheur de Dieu de « résonner », en lui permettant de résister à l'accélération permanente qui semble caractériser notre époque3. L'apprentissage de la théologie permet ainsi de ralentir, de prendre le temps, de s'inscrire dans la durée en échappant à une vision utilitariste du temps. La théologie est une forme de résistance, elle détermine une nouvelle attitude au monde qui prévient une barbarie perpétuellement menaçante, une attitude qui ne se laisse ni conduire ni réduire. Elle permet au sujet croyant de penser et de se penser, de sentir et de se sentir, d'être lucidement soi.
Un parcours d'études théologiques ouvre ainsi, selon les méthodes propres de cette discipline, à une croissance spirituelle. L'étudiant change le regard qu'il porte sur son environnement et en élabore ainsi une vision générale, sans renoncer au détail. La maîtrise progressive de diverses méthodes écrites et orales – lecture, rédaction, échange collectif ou introspection – permet de se constituer un solide bagage scientifique et de développer un esprit critique qui pourra servir dans d'autres domaines. Ces qualités rejoignent et soutiennent la curiosité naturelle d'un être doué de raison qui cherche à comprendre le sens de son existence et souhaite mettre des mots sur la condition humaine. Il peut ainsi s'ouvrir à d'autres visions du monde, essayer de les comprendre et de les interpréter en enrichissant la palette de ses convictions singulières. Il s'agit moins en effet dans les études de théologie de reproduire à l'identique l'enseignement reçu du magistère, que d'ouvrir l'intelligence de la foi à une forme de découverte joyeuse. Il est alors possible de surmonter les difficultés afin de s'ouvrir et d'accueillir la bonne nouvelle de l'Évangile.
Par ailleurs, les convictions de foi gagnent toujours à se confronter au discours théologique et magistériel. C'est ainsi que l'on progresse dans la réception du mystère de la résurrection du Christ, qui ne cesse de s'approfondir à mesure qu'on l'intériorise. L'étudiant en théologie va acquérir une capacité de réflexion critique et sensible sur la façon dont il se représente et interprète les choses (consciemment ou non). C'est un mouvement intérieur qui rappelle que la foi est d'abord une faiblesse ou un « dessaisissement », plus proche du doute pascalien que de la certitude cartésienne. La foi ne relève ni de l'évidence, ni de l'assurance4. On ne perd d'ailleurs jamais son temps à confronter une foi singulière à l'œuvre d'un auteur qui a fait de la théologie son métier, qui y a consacré sa vie, sa pensée, son énergie, son temps.
Plus encore, choisir de faire de la théologie, c'est s'inscrire dans la dimension prophétique de l'Église. Il ne suffit pas, en effet, d'être intégré harmonieusement dans une communauté croyante, qui offre une forme de sécurité et de réconfort. Chaque baptisé qui s'engage dans des études de théologie permet à l'Église tout entière de progresser et de s'enrichir. Cette capacité nouvelle permet au croyant de dialoguer avec un monde complexe au sein duquel la voix de l'Église est de moins en moins entendue. Cette dernière doit s'appuyer sur chacun de ses membres pour pouvoir poursuivre sa mission d'annonce de la Bonne Nouvelle. Sa vision de l'éthique et sa doctrine sociale gagnent à se mesurer à d'autres conceptions, mais il faut les faire connaître. Est-ce qu'une défense argumentée et publique des convictions de l'Église sur la société n'est pas même une façon de faire de la théologie5 ? Il y a là une responsabilité baptismale du croyant engagé qui marche résolument à la suite du Christ.
Il est ainsi possible de proposer une approche spirituelle de la théologie. L'ambition est bien, en effet, d'unifier la vie spirituelle et la capacité à se positionner comme théologien. Je l'ai dit plus haut, le théologien reste, tout au long de sa vie, une sorte d'« apprenti », même s'il en fait son métier. Pourquoi ? Parce que la contemplation que permet l'acte rationnel de la connaissance théologique le replace toujours devant l'essentiel : elle l'invite à s'en remettre à Dieu, inlassablement et définitivement, en enracinant son cœur dans la surabondance de son amour. Savoir et croire convergent, alors qu'on a l'habitude de les séparer. Il existe une continuité existentielle entre l'apprentissage de la théologie et l'expérience de la contemplation. Comme le dit encore Thomas Merton : « Loin d'être opposée à la théologie, la contemplation en est le parachèvement normal. Nous ne devons pas séparer l'étude intellectuelle des vérités révélées par Dieu et l'expérience contemplative de cette vérité comme si elles n'avaient rien à voir entre elles car, au contraire, ce sont deux aspects d'une même chose6. »
D'ailleurs, l'étude de la théologie est une forme de propédeutique à la vie spirituelle, puisqu'elle « va de pair avec une vie de méditation7 ». Un tel engagement, pour être fructueux, demande ténacité, assiduité et persévérance. Le questionnement est souvent plus important que la réponse. Si être croyant n'est pas nécessaire pour faire de la théologie, la curiosité, l'étonnement, la soif et le plaisir de découvrir, l'envie de faire un pas de côté constituent autant de raisons qui rendent possible une telle exploration.
La rencontre de la théologie met ainsi à nu le croyant qui se retrouve comme dévêtu face à ses contradictions et ses insuffisances. Ce retournement intérieur, qui peut s'avérer radical, lui rappelle le risque toujours possible d'une « vacuité de sa vie spirituelle8 » et les moyens d'y remédier. Face à ce sentiment de vide, le chrétien est invité à habiter son espace intérieur, non pour s'enfermer dans une solitude mortifère mais au contraire pour s'ouvrir à l'hospitalité divine9. Le parcours théologique ne le conduit-il pas à la chambre du cœur, seul véritable espace de la rencontre divine, ainsi que le précise l'évangéliste (Mt 6, 6) ? C'est dire que l'acquisition de connaissances sur la Bible, le magistère de l'Église ou son histoire n'a d'autre finalité que la conversion intérieure.
Cet effort invite à un décentrage du soi intérieur afin de mieux se défaire du « faux-moi », ce moi illusoire dont Thomas Merton parle souvent dans ses Semences de contemplation. Au terme de ce cheminement peut se goûter, selon les mots du moine trappiste, « un bonheur paisible d'une acceptation silencieuse10 ».
Le chemin de l'apprentissage en théologie, tout autant que le chemin de contemplation du mystère divin, est sinueux, lent, incertain. Il comporte des difficultés inévitables et des obstacles, des déserts également. Aussi le théologien et le contemplatif se rejoignent-ils, lorsqu'il s'agit de renoncer à l'égoïsme afin de pouvoir s'avancer vers Dieu dans une pauvreté de cœur, dans l'exercice toujours à reprendre de l'humilité. Mais la foi chrétienne, avec ses concepts, ses intuitions, ses brouillards et ses incertitudes, n'est pas de l'ordre de l'assurance mais de la confiance. C'est cette dernière qui protège et expose, simultanément. Elle est comme une source lumineuse qui aveugle et qui précède, qui est un guide sûr. Elle aide à renouveler l'engagement dans les études de théologie comme dans la prière, soutenant le croyant balbutiant, dans un dialogue entre la créature et son Dieu dont saint Augustin s'est si bien fait l'écho : « C'est vous [Dieu] qui poussez [l'homme] à mettre sa joie à vous louer, parce que vous nous avez créé pour vous et que notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en vous11. »