Les vacances !... Les matins de départ ont un goût de naissance : l'angoisse et l'espérance ont vie commune Le poids des jours est déposé, le temps du possible commence.. Les Alpes de Haute-Provence.. Marcher... Plus de voiture... Marcher, apprivoiser ses peurs qui sommeillent encore. Mais le temps épousant le temps fait entrer doucement le calme et la sérénité. Vivre ! Chaque jour, avec les mêmes visages, prendre la même allure, mettre son pas dans le pas de l'autre. Longues heures silencieuses : les mots essoufflent, trop vides... Les mots de l'un ne disent pas les mots de l'autre. « Goûter le plaisir de se taire ensemble, de se taire côte à côte », disait Péguy. Longues marches de solitude où grandissent les désirs et mûrissent les choix.
S'asseoir, à la nuit tombante, face à la montagne. Les événements de la route sont partagés. Temps de la mémoire. Temps de la rencontre, de la communion, du calme qui enveloppe avec la nuit qui approche. Nous n'avons pas encore besoin de lampe nous n'avons plus besoin du soleil. « Que s'illumine ta face, Seigneur ! » Une prière lente monte à nos lèvres : « En tes mains, Seigneur, je remets mon esprit. » Une espérance naît, celle du temps pour soi : « Garde-nous, Seigneur, alors que nous allons dormir... »
Demain, on continuera l'aujourd'hui.


L'urgence


Demain est devenu aujourd'hui. Bientôt le retour ! Ensemble, il fut évoqué avec une certaine joie, une certaine appréhension. Cependant, nous nous sentons prêts à y entrer. Les partages du soir ont fait grandir en chacun le désir de mieux connaître le milieu humain qui nous entoure, auquel nous sommes envoyés. Nous avons comme redécouvert Dieu, et savons qu'il nous veut disponibles et habités de sa paix. Nous comprenons mieux que « l'alliance avec Dieu passe par l'alliance avec un peuple auquel il nous donne... Une alliance comme Jésus a vécu son alliance avec les hommes et les femmes de Palestine, en serviteur et non en maître, en donneur de vie et non de leçons, en humble qui suscite, appelle et s'efface pour que l'autre existe et grandisse, et qui trouve sa joie dans cet effacement et cette croissance » 1.
Un rééquilibrage de notre vie a été considéré. Un temps de retrait (mensuel, hebdomadaire) a même été envisagé. Non pas des résolutions qui donnent bonne conscience et dont nous savons d'expérience qu'on les prend... pour ne pas les tenir. Des versets de psaumes vont plutôt nous accompagner : « Au réveil, je contemplerai ton visage, je me rassasierai de ton image » (17,15) ; « Au matin, je me prépare pour toi, et je reste aux aguets » (5,4) ; « Au matin, fais que j'entende ton amour, car je compte sur toi » (142,8).
A l'arrivée, le courrier, les téléphones, les demandes de rendez-vous... La vie familiale, communautaire... Mais encore ranger ses affaires, mettre un peu d'ordre. Tout est urgent ! Tout fond sur vous comme un « essaim de guêpes ». On est incapable de faire le ni entre l'urgent et ce qui peut attendre. Et cependant, quelque part, on se dit : « Mais cela peut attendre ! » Pourquoi donc, à peine rentrés, la vie trépidante a-t-elle repris son rythme ? Au nom de qui, de quoi ? Et les vieux slogans qui nous ont bercés reprennent vigueur : le service, le dévouement et l'attention aux événements sont invoqués comme le prolongement de l'attitude évangélique à l'égard du prochain et de l'évolution du monde...
On est vite très occupé, avec peu de temps libre même pour la prière. Et si l'on tente de prendre le temps de prier, la prière elle-même est occupée par ce rythme trépidant... Elle devient souvent une intention ou une offrande en cours de conversation, rarement un temps de silence ou de recul. Pierre Claverie le dit exactement, quand l'ardente obligation de prêcher devient pour lui une forme de pauvreté : « N'avoir rien à soi, même pas son temps, c'est bien plus accablant et enrichissant. C'est là que je place mon effort de fidélité » 2. Et l'on avance, jour après jour, en se disant : « Ah, si seulement j'avais le temps !... Si je retrouvais du temps pour écouter, pour m'étonner, m'émerveiller, pour admirer !... »
Peut-être trouverons-nous un jour un frère, une soeur, qui, délicatement, mettront à notre porte le texte que saint Bernard adressait au pape Eugène III, son ancien disciple :

« Si tout ce qui fait ta vie et ta sagesse, tu les donnes à l'action, sans rien réserver à la réflexion et à la méditation, vais-je te louer ? Non, en cela, je ne louerai pas. Et il ne se trouvera personne, je pense, pour le faire, s'il a entendu cette parole de Salomon : "Qui limite son action acquerra la sagesse." Et assurément, l'action elle-même a besoin d'être précédée par la réflexion... Souviens-toi donc, je ne dis pas toujours, je ne dis pas même souvent, mais au moins de temps en temps, de te rendre toi-même à toi. Parmi beaucoup d'autres, ou même après beaucoup d'autres, recours à tes services » 3.


Le recul


Que signifie cette mauvaise conscience à prendre le temps ? Désir de perfection ? Egocentrisme et intolérance ? Gagner toujours plus ? Et que ferons-nous du bien acquis, du temps gagné ? Orgueil démesuré ou désir inconscient de « posséder » les fonctions qu'on nous a confiées ou que nous nous sommes attribuées ? Boulimie dans le faire ? Peur de ne pas accomplir notre travail parfaitement ? Sentiment plus ou moins avoué de se faire plaisir ?
Il y a comme une paranoïa à se jeter dans le travail tête baissée, avec le désir d'être le meilleur, de commander, d'écraser tout sur son passage pour se réaliser... La peur de perdre du temps peut aussi se transformer en scrupules, accompagnés d'une perte de joie, de paix, risquant d'aller jusqu'à l'obsession. Nous avons tous connu un jour ou l'autre cet état de fatigue lié à un surmenage occasionnel. Tableau sans gravité et qui s'amende lorsque la restauration d'un rythme de travail équilibré produit ses effets sur l'état général. On redevient alors capable d'apprécier les moments de détente, la rencontre entre amis, l'amour de soi aimé des autres.
Mais pour y parvenir, il faut, comme l'a reconnu pour son compte le patriarche Athénagoras, mener la guerre la plus dure contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer :

« J'ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible. Mais, maintenant, je suis désarmé. Je n'ai plus peur de rien, car l'Amour chasse la peur Je suis désarmé de la volonté d'avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes jalousement crispé sur mes richesses. J'accueille et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l'on m'en présente de meilleurs, ou plutôt, non pas meilleurs, mais bons, j'accepte sans regrets. J'ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur. C'est pourquoi je n'ai plus peur. Quand on n'a plus rien, on n'a plus peur. Si l'on se désarme, si l'on se dépossède, si l'on s'ouvre au Dieu Homme qui fait toutes choses nouvelles, alors, lui, efface le mauvais passé et nous rend un temps neuf où tout est possible. »
 


Désarmement


Que veut dire, en vérité, « manquer de temps » ? Etre encombré de soi-même ? Craindre d'être ébranlé si l'on s'arrête pour réfléchir sur sa façon de vivre ? Fuir la réalité ? Comment se désarmer, avoir le courage de revoir sa vie, d'aller en soi-même, de se rencontrer quelquefois pendant plusieurs heures, dans le calme et la solitude, de se poser des questions sur son agir quotidien ?
La vie moderne impose à l'homme un rythme trop rapide, elle lui assigne aussi une multitude de rôles : familial, professionnel, amical, religieux, civique, politique, sportif... L'individu « normal » est celui qui maîtrise ces différents rôles, les harmonise et les coordonne. Pourtant, quand ils sont trop nombreux, trop intenses ou incompatibles, ils créent une tension à peine tolérable. On risque l'effondrement, le surmenage, la maladie des responsables (les somatisations). Parfois, l'individu est obligé d'assumer rapidement des rôles nouveaux auxquels il n'était pas préparé, notamment dans des sociétés en mutation, marquées par les transformations économiques : la concurrence, les déplacements. Les groupes en transformation ont une morbidité supérieure au reste de la population. Mais, si nous n'y prenons garde, nous risquons de nous laisser mener, dans la multitude d'activités dont nous remplissons nos journées, par un besoin tirés adolescent d'« embrasser le monde », d'utiliser la moindre minute, de reculer les limites d'un temps qui nous apparaît inutile sinon mort : repas, sommeil...
Chacun de nous peut s'interroger pour son compte, ou même, lorsque la tension devient trop forte, avoir recours à une aide bienveillante. L'écoute attentive est souvent, en soi, une aide considérable pour des personnes qui n'ont pas d'autres occasions de s'exprimer et de mettre dans leurs pensées l'ordre qui permet le choix. L'écoute, en suspendant le jugement, facilite la verbalisation et l'analyse de la situation. Qui est ainsi écouté peut accoucher de sa propre vérité.

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Le premier et le dernier mot de notre vie doivent toujours être axés sur Dieu. Nous venons de Dieu. Nous retournons à Dieu. Se donner du temps, donner du temps à Dieu, c'est retrouver ce centre de gravité qui est seul capable d'unifier nos vies : la contemplation du mystère de Dieu et de sa présence à notre histoire. L'aube d'un nouveau millénaire n'est-il pas l'heureuse occasion qui nous est offerte de revisiter notre vie ?



1. Pierre Claverie, cité par Jean-Jacques Pérennès dans Pierre Claverie, un Algérien par alliance,
2.1bid.,p 88
3. De consideratume, dans Lectures pour chaque mur de l'année, t. II, p. 99