Être exilé, c’est perdre ses racines, son environnement, toute une part de son identité et du lien à sa terre, à ses valeurs, à ses symboles… C’est aussi être motivé par l’espoir d’une vie meilleure, quand ce n’est pas simplement la condition d’une survie, ou encore l’espoir d’un salut pour soi-même, sa famille, son peuple ; et plus avant, l’espoir d’un retour possible. À ces réalités complexes répond dans nos sociétés une recherche d’accueil, de compréhension et de « vivre ensemble », digne et juste, avec des populations qui s’installent de manière brève ou durable.
Afin de nous aider à regarder ces réalités en face, nous convions le lecteur, sans autre préambule, à une longue contemplation à travers trois expériences : d’abord le récit d’un réfugié politique congolais (Gaspard-Hubert Lonsi Koko) qui nous fait partager son long parcours d’exil en France et les leçons qu’il en tire aujourd’hui ; ensuite, celui de Guilhem Causse, jésuite, qui trace le portrait de deux demandeurs d’asile qu’il a été amené à accompagner dans le cadre d’associations (JRS et Pierre Claver) ; enfin, celui d’un couple dont l’existence depuis une trentaine d’années est rythmée par l’accueil et l’aide aux exilés : en ayant adopté des enfants venus de pays lointains, puis en s’engageant au Secours Catholique et à la CIMADE.


Parcours d’un réfugié politique


GASPARD-HUBERT LONSI KOKO
Homme politique de la République Démocratique
du Congo (RDC), résidant en France.A récemment publié aux Éditions
de l’Égrégore : Le demandeur d’asile (2005) et Socialisme, un combat permanent (avec J. Laudet, 2008), et à L’Harmattan : La République Démocratique du Congo : un combat pour la survie (2011).


Né à Léopoldville (actuellement Kinshasa), je suis le deuxième enfant d’une famille qui en comptait dix (deux sont entre-temps décédés). Je vis depuis vingt-huit ans de manière permanente en France où j’ai sollicité, dès mon arrivée, l’asile politique. L’OFPRA 1 ayant rejeté ma requête au bout de six mois, j’ai fini par obtenir le statut de réfugié en seconde instance. Depuis 2005, je vis entre Paris et Kinshasa où, curieusement, je me retrouve étranger, à la merci des agents administratifs et des policiers pour qui je ne suis qu’un « Bounty » (Noir à l’extérieur et Blanc à l’intérieur) bon à soutirer de l’argent.Après avoir vécu pendant cinq ans comme demandeur d’asile et douze ans comme réfugié statutaire, j’ai choisi en 2000 de ne plus bénéficier de la protection de la convention de Genève de 1951. Depuis, j’ai réintégré tous mes droits au regard du Congo. Mais il me sera très difficile d’oublier, j’en suis certain, le parcours kafkaïen de ce jeune Zaïrois âgé d’à peine vingt-deux ans qui avait posé ses valises une matinée ordinaire de l’été 1983 dans le XVIIIe arrondissement de Paris.

Fuir un régime répressif
Militant de l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS), qui était le principal parti d’opposition au régime mobutiste, il s’est donc retrouvé en France, comme la plupart des gens de sa génération, après avoir réussi à fuir le régime répressif qui sévissait à Kinshasa. C’est tout à fait humain de vouloir chercher, dos au mur, d’autres endroits pour pouvoir vivre dans les meilleures conditions possibles. Il a été confronté à des problèmes que connaissent beaucoup d’immigrés, et il vivait sans cesse dans la crainte d’être expulsé vers son pays d’origine où il risquait d’être persécuté. Ainsi était-il dans l’angoisse du renouvellement, tous les trois mois, du récépissé de demande de titre de séjour. Aussi, dans la crainte d’une réponse négative de la commission de recours, avait-il pris la précaution de multiplier des démarches auprès d’Amnesty International, de la Ligue des Droits de l’Homme, de la Cimade, du Haut Commissariat des Nations Unies, de différents avocats… dans l’espoir d’éviter à tout prix une éventuelle reconduite à la frontière. En tout cas, ce n’était pas de gaieté de coeur que ce jeune homme habitait en France. Sa vie devait se passer, en réalité, au Zaïre. Puisque le régime instauré dans ce pays par Mobutu était une dictature dans laquelle il se sentait menacé, il avait fait le choix, en attendant des perspectives meilleures, de vivre en région parisienne.Un certain racisme ne l’avait pas non plus épargné dans son pays d’accueil. Il lui arrivait régulièrement d’avoir affaire, dans des lieux publics, à des gens insensibles à la cohabitation humaine, lesquels n’hésitaient pas à diaboliser les étrangers surtout en période de crise économique. Le ressortissant zaïrois était également confronté aux tracasseries financières à l’origine de fins de mois difficiles. De plus, dans le job qu’il occupait pour payer ses études, il était moins rémunéré, pour un travail identique, qu’un condisciple autochtone ou originaire d’un pays membre de la Communauté économique européenne. Il était de même très souvent victime de préjugés.Il n’était pas non plus facile à ce héros picaresque des temps modernes de changer tout à coup de vie après vingt-deux ans d’existence passée au sein de sa famille, qu’il dut quitter ainsi que ses amis. Ce n’était pas évident d’abandonner son patrimoine, son milieu d’origine, pour un monde différent où il était sans arrêt plongé dans la solitude, où il s’enfermait dans sa chambre, tandis que, sur le plan mental, la pensée voguait à des milliers de kilomètres. Il lui était très difficile de mener une double vie, physique et spirituelle, loin de sa terre natale. Les Cap-Verdiens parlent de la morabeza pour exprimer ce sentiment que l’esprit, pourtant libre, est toujours resté au pays, alors que le corps, pourtant esclave, en est parti.Malgré moult difficultés, notre jeune homme a suivi des études de lettres modernes à la Sorbonne nouvelle, travaillé au Secrétariat de la Ville de Paris en relation avec des groupes politiques et a été très longtemps le premier secrétaire de la section François Mitterrand du Parti socialiste dans le XVe arrondissement de Paris et membre du Bureau fédéral de ce parti politique français dans ce département. Faut-il croire que les difficultés forgent la nature humaine ?

Bénir son pays d’adoption
L’expérience que je tire de l’exil évoque un parcours borgésien, dans la mesure où l’exilé est à un moment donné en proie au vertige métaphysique. Mais ce témoignage représente pour moi une sorte de maïeutique socratique plutôt qu’une démarche psychanalytique. Même s’il n’a pas été facile au père de famille que je suis devenu de s’épancher sur le parcours du demandeur d’asile qu’il avait été, il ne cessera de bénir son pays d’adoption où il a passé toute sa vie d’adulte. En effet, la France m’a permis de rencontrer celle qui est devenue ma compagne, avec qui nous avons fondé une famille.Cette problématique est au coeur de la Bible. Quelques spécialistes soutiennent qu’une partie de la Bible a été écrite pendant la période d’exil, dont le vécu avait poussé beaucoup de personnes à s’intéresser à leur passé et à leur présent pour mieux se projeter dans l’avenir. J’en veux pour preuve les prophètes de l’exil, notamment Ézéchiel et Jérémie. Ézéchiel, ayant vécu l’exil babylonien, a dit un jour : « Nos parents ont bu du verjus et ce sont les dents de nos enfants qui en furent agacées. » Cette idée a été reprise par Jérémie en ces termes : « Ce sont nos parents qui ont vécu l’exil – pourquoi nous sommes-nous maintenus aujourd’hui en exil ? » Toute la problématique de l’exil s’articule plus ou moins autour de ces pensées.À l’instar d’Ézéchiel et de Jérémie, je me suis souvent demandé, moi aussi, si mes deux enfants devront vivre définitivement au pays de leur mère. N’auraient-ils pas de droits dans le pays d’origine de leur père ? Cette situation a fini par m’inciter à réfléchir sérieusement sur ma raison d’être non seulement au regard de mon parcours personnel, mais surtout à ce que j’ai construit et au devenir de cette oeuvre. Cela a pesé beaucoup, au-delà du changement du régime politique survenu entre-temps à Kinshasa, dans ma décision d’éviter à mes enfants un exil ad vitam eternam par rapport à mon pays d’origine. Tel Josué, mon devoir de père consiste dans l’absolu à les ramener en République Démocratique du Congo, anciennement Zaïre : libres à eux de choisir un jour leur lieu d’établissement.

Partir pour mieux revenir
C’est une évidence : la plupart des exilés de ma génération ont eu l’impression d’être tombés de Charybde en Scylla et d’avoir été victimes d’effets néfastes de la confusion entre réfugiés politiques et réfugiés économiques. Certains, qui vivaient dans l’opulence avant l’exil, ont été fragilisés à cause de la dégradation de leur situation matérielle ici. C’est justement à cause de ces vies brisées, de nombreuses carrières sacrifiées, d’avenirs hypothéqués et de tous les drames connus pendant notre séjour à l’étranger que j’ai fait le voeu, si j’accède un jour à un poste de responsabilité au Congo-Kinshasa, de prendre des mesures relatives au rapatriement de tous les corps des Congolais morts en exil, de mettre fin à l’exil des âmes.La Bible met l’accent sur une certaine conception de l’exil, selon laquelle la défaite d’aujourd’hui permet la victoire de demain. Tous les combats que je mène par rapport au Congo s’enracinent dans cette défaite de l’exil. Reculer pour mieux sauter ? Le Congo n’a pas voulu de moi dans le passé, mais peut-être que ce refus était salutaire. Les Bantous disent que « la tige volubile du haricot s’enroule sur elle-même pour mieux produire ». Il faut partir pour revenir – et produire. Jonas n’a-t-il pas fini, après avoir vaqué à ses occupations, par remplir la mission qui lui avait été confiée ?Mon exil servira à la fois à la République Démocratique du Congo et à mon pays d’accueil, c’est-à-dire la France. Quoi qu’on puisse dire aujourd’hui, je suis un Bantou par mes parents, un Celte par mes enfants et un cartésien par le façonnement à la française. S’il m’arrive demain de participer à la destinée de la République Démocratique du Congo, je suis convaincu au moins d’une chose : je serai l’artisan de la laïcité républicaine. Cela constituera un apport considérable à la conception animiste, à la chrétienté et à l’islamisme qui est en train de s’installer dans mon pays d’origine. Je ferai naturellement valoir la nécessité de la séparation de l’Église et de l’État, afin de mieux dissocier la spiritualité de la chose publique. Je suis de ceux qui pensent que le principe spirituel relève de l’univers privé : l’État doit permettre toutes les expressions spirituelles, sans en adopter aucune. Je n’aurais peut-être jamais épousé cette conception si je n’avais pas vécu en France.

La France : une terre promise
Beaucoup de pays ont été sauvés grâce à la diaspora, grâce à leurs citoyens exilés. Le ciel touche la terre à l’horizon. On croit toujours que le bonheur est ailleurs ; mais plus on avance, plus l’échéance recule. Si j’ai eu parfois l’impression d’avoir couru après l’illusion, je ne regrette nullement mon exil. De plus, la France restera toujours une terre promise pour moi. Certes, j’y ai passé des moments difficiles. Mais ce pays m’a doté de la capacité de transformer les difficultés en carapaces, pour pouvoir mieux rebondir. Voilà pourquoi je ne condamne pas ceux qui m’ont poussé à l’exil. Au contraire, je les remercie parce qu’ils ont fait de moi ce que je suis devenu.
Cerise sur le gâteau, moi qui pensais ne plus retourner en République Démocratique du Congo, j’ai enfin pris la résolution d’y apporter ma modeste contribution à l’édifice commun.Toutefois, sans cracher dans la soupe, je souhaiterais que l’on essaie toujours de privilégier, dans l’étude des demandes d’asile, des solutions pouvant prendre en compte la dignité humaine. Il est donc important que, dans les pays d’accueil des réfugiés, le poids de l’être humain sur la balance de l’égalité ne soit fonction ni de sa condition sociale, ni de son pays d’origine, ni d’un quelconque quota politique. On doit au contraire respecter le principe selon lequel « tout demandeur d’asile est présumé réfugié politique ». Il est donc fondamental de sauvegarder quelque havre de paix au profit des gens qui sont persécutés du fait de leurs convictions, de leur condition sociale ou de leur appartenance ethnique.L’arbre ne s’élève qu’en enfonçant ses racines dans la terre nourricière.
Ainsi devons-nous tous, au regard des exilés, nous montrer humbles et avoir à l’esprit « la parabole de l’enfant perdu ». Dans l’imaginaire bantou, on ne rejette pas un enfant qui est parti, ou qui a pris une autre citoyenneté. Il restera toujours un maillon de la famille. Aujourd’hui, ces exilés commencent à revenir au bercail pour s’investir soit économiquement, soit politiquement, et c’est le peuple congolais qui en bénéficiera. Avec la mondialisation, avec les rapports qui changent entre l’Orient et l’Occident, entre le Nord et le Sud, ils deviendront les passeurs de demain ; ils serviront de passerelles entre les différents mondes.

Accompagner l’exil


GUILHEM CAUSSE S.J.
A publié :
Les banlieues (Fidélité, 2009).


C’est à Rome, au Centro Astalli, en 2007, que j’ai rencontré pour la première fois des migrants et ceux qui les accompagnaient. Ce Centre est l’antenne italienne du JRS (Jesuit Refugee Service), et le coeur d’un réseau auquel près de 20000 personnes ont recours chaque année. Dans la chapelle du Centre, une fresque a été peinte : elle représente la fuite en Égypte de la Sainte Famille. Ceux qui arrivent ici sont à l’image de cette famille demandant asile aux Égyptiens. De retour en France, j’ai rejoint le JRS pour participer à cette aventure : accompagner, servir et défendre les migrants. L’association n’était alors qu’un lieu de partage d’expérience et de prière rassemblant des volontaires engagés dans diverses associations. Ensemble, nous nous sommes posé cette question : étant donné la situation des migrants et des associations présentes en France, quel service singulier pourrait rendre le JRS ?Pendant cette période, j’étais engagé à l’association Pierre Claver, qui s’est fixé deux objectifs : l’accompagnement juridique et l’apprentissage
du français, en choisissant de s’adresser aux demandeurs d’asile. J’y ai participé comme professeur de français pendant deux ans. Les cours avaient alors lieu dans le sous-sol d’une chapelle près de la Gare de Lyon. À cette occasion, j’ai notamment rencontré deux personnes : le premier, S., venait du Sénégal et le second, N., d’Afghanistan. Tous deux étaient à Paris depuis un mois environ. Je m’inspirerai ici de leur parcours.

Apprendre la langue et commencer à échanger
Rapidement, je découvre que l’apprentissage du français est pour N. un élément déterminant à plus d’un titre. D’abord, il lui donne une occasion de garder vive la motivation qui l’a conduit jusqu’ici, qui lui a permis de traverser des épreuves difficilement imaginables, et qui risque de s’émousser dans l’inactivité des jours qui se suivent à attendre un hypothétique passage vers l’Angleterre ou vers quelque autre pays du nord de l’Europe. Accompagner est donc d’abord veiller sur cette motivation.Le second élément est la prise de conscience que sa route va peut-être s’arrêter en France : apprendre le français n’est pas seulement occuper son temps de manière à éviter la perte de motivation, c’est aussi commencer à s’enraciner dans ce lieu, comprendre un peu mieux les manières de vivre, de penser, d’agir de ce pays. C’est ainsi que j’ai commencé à donner une couleur culturelle à mes cours : géographie, histoire, vie civique et politique, etc. En écho à ces propositions, N. a évoqué ses propres traditions. Et nous avons alors été attentifs à permettre à tous de vivre les fêtes des diverses religions représentées.Accompagner est ici instaurer un dialogue où nous nous découvrons les uns les autres, jusque loin parfois.

La demande d’asile et l’épreuve de l’attente
Un troisième élément est la réponse à la demande d’asile : très souvent, cette demande est refusée par l’OFPRA et examinée en appel quelques mois plus tard par un juge. Or le juge peut ne pas être indifférent au fait que le demandeur ait appris le français entre-temps, suffisamment en tout cas pour qu’un dialogue s’engage sans l’intervention d’un interprète. Pour toutes ces raisons, l’apprentissage du français est une manière particulièrement adaptée d’accueillir et d’accompagner des personnes en demande d’asile. Mais, comme nous n’avons pas tardé à nous en rendre compte, elle ne suffit pas, sans compter qu’elle n’est pas adaptée à tous. Cela suppose notamment que la personne migrante décide de déposer sa demande d’asile en France. En offrant cette porte d’entrée, nous ne devons pas ignorer que nous les convions à ce choix. En même temps, nous savons que la situation de l’asile n’est guère meilleure dans les autres pays européens.Dans ces conditions, commencer à accompagner un migrant, c’est s’engager à ses côtés jusqu’à ce que sa demande obtienne une réponse. C’est lui dire que nous partageons son désir qu’il soit accueilli dans notre pays, et que nous serons à ses côtés pour toutes les démarches qu’il aura à accomplir. Il doit cependant rester clair que nous ne détenons pas les clés de la décision, et qu’il nous faudra aussi nous préparer à l’échec.

Et ceux qui ne demandent pas l’asile ?
Pour S. qui vient du Sénégal, même s’il s’est présenté comme voulant améliorer son français, l’enjeu s’est peu à peu révélé autre. Il cherchait en fait à rencontrer des personnes capables de l’aider à obtenir sa régularisation. Une fois son projet mis au jour, avec le soutien de Pierre Claver et de JRS, j’ai décidé de l’aider à poser une demande au Canada, puisqu’il n’avait aucune chance d’obtenir quoi que ce fût en France. Cette tentative s’est soldée par un échec et il a rejoint la clandestinité. Il n’a plus donné de nouvelles jusqu’au jour où il m’a appelé pour me dire qu’il s’était fait arrêter et était en rétention à Vincennes. J’ai pu aller lui rendre visite le lendemain, lui porter quelques habits et lui conseiller de se rapprocher des membres de la CIMADE présents dans le Centre. Il fut libéré dès le lendemain pour vice de procédure. Depuis ce jour, il ne m’a appelé qu’une seule fois. Cela me confirme dans la conviction que nous devons savoir qui nous pouvons aider et qui nous ne pouvons pas, afin d’orienter chacun le plus tôt possible vers le meilleur accompagnement adapté pour lui. Néanmoins, les situations sont si complexes qu’il est parfois difficile de le savoir au départ. Dans le cas de S., lorsqu’il fut évident que l’association ne pouvait plus le suivre, un accompagnement personnel a pris le relais de l’accompagnement associatif. L’issue reste douloureuse : j’ai été touché par l’immense incertitude de sa situation, ne pouvant que l’écouter et l’assurer de ma présence. Dans ces moments, le fait d’être moi-même accompagné s’est révélé vital.

De l’accueil à l’hospitalité
Pour N., comme pour nombre d’autres étudiants, nous nous sommes heurtés à une difficulté de taille : le logement. Au début, il logeait dehors, préférant les intempéries à la violence des centres du 115. Même lorsqu’il fut reconnu comme demandeur d’asile, il lui a fallu attendre plusieurs semaines avant de bénéficier d’un CADA (Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile) ou d’une chambre d’hôtel. Mais le Centre peut être à l’autre bout de la France, et ces personnes préfèrent parfois refuser d’y aller plutôt que de rompre les liens même fragiles qu’ils sont en train de créer. Les responsables de Claver ont donc décidé de financer des chambres ou de trouver des personnes prêtes à les accueillir, au moins pour les périodes les plus rudes.Témoin de ces situations, le groupe réuni par JRS a pris la décision de créer une structure capable d’intervenir à la fois en appui des cours de français existants et de créer un réseau de tuteurs et de familles d’accueil, appelé « JRS-Welcome ». Les tuteurs accompagnent le demandeur dans toutes ses démarches tandis qu’il est logé par une famille ou une communauté religieuse, à chaque fois pour une durée déterminée. Cette proposition a l’avantage de permettre à chaque personne de rencontrer une famille, de s’insérer en vivant la vie quotidienne commune, tout en continuant à suivre des cours de français. Bien sûr, cette personnalisation de l’accueil comporte un inconvénient : seul un petit nombre de demandeurs peut être accompagné. L’espoir est de pouvoir démultiplier le réseau.Une dernière épreuve guette le demandeur et les accompagnateurs : la réponse de l’OFPRA et celle du juge de la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile). Lorsqu’elle est positive, comme ce fut le cas pour N., c’est une grande joie et l’occasion de poursuivre la route vers un travail et un logement. Mais lorsque la réponse est négative ? Nous en revenons à ce qui s’est passé pour S. Comment faire évoluer cette situation dont nous constatons la violence des conséquences pour ces personnes ? Les enjeux sont juridiques autant que politiques, et le plus souvent ils dépassent l’échelle du pays. D’autres prennent alors le relais.C’est une personne qui est accompagnée, une personne avec un visage, un nom et une histoire. Ceux qui l’accompagnent sont aussi des personnes qui découvrent peu à peu la réalité de l’exil par ceux qui le vivent. Un lien se crée et s’approfondit, lien éprouvant parfois lorsque surgissent des incompréhensions. L’accompagnement commence par un accueil large, et l’écoute du désir de celui qui vient. Si ce désir correspond à ce que l’accompagnateur peut offrir, le chemin s’engage plus avant, en commençant par répondre aux besoins à la fois immédiats (logement, santé, nourriture) et de plus longue durée (langue, culture, religion, métier). L’accompagnement se déploie alors à travers une histoire commune et réciproque ; un dialogue se tisse, par-delà les réponses aux besoins d’urgence, dans l’attention permanente au désir profond. Et il approche de son terme lorsqu’arrive la réponse tant attendue et redoutée. Là, il faut pouvoir accompagner avec délicatesse ceux qui sont déboutés, tout en aidant encore quelque temps ceux qui sont régularisés jusqu’à ce qu’ils aient un travail et un logement. Ce que nous espérons, c’est que ce bout de chemin partagé puisse être le commencement d’une vie ensemble ici.

Au milieu des exilés


F. CVX, bénévole au Secours Catholique.
G. Bénévole à la CIMADE, association portant assistance aux étrangers, y compris les étrangers incarcérés.

G. : Hier, j’avais une permanence dans une prison. Parmi les détenus
que je devais rencontrer, la CIP (Conseillère d’Insertion et de Probation, l’équivalent de l’assistante sociale) me signale quelqu’un qui risquait d’être un peu agressif. Ce monsieur, jeune, avait été déchu de la nationalité française, il était sous le coup d’une longue peine et souhaitait faire une demande de libération conditionnelle. Pour cela, il lui faut un titre de séjour, puisqu’il est considéré comme étranger. « Il n’en est pas question. Je suis né en France », dit-il, désirant recouvrer sa nationalité française. Il faut alors y aller très pédagogiquement et très lentement. Cette approche n’a rien de chrétien, mais c’est en chrétien que vous réagissez dans des moments aussi délicats que celui-là. Immédiatement après, je rencontre un Turc âgé, condamné pour meurtre. Il avait passé toute sa vie en France, sur des chantiers, avec d’autres Turcs et il ne parle que sa langue. Mais il n’a qu’un souhait : purger la fin de sa peine dans son pays pour pouvoir recevoir la visite de sa famille, en ayant l’espoir, vu son grand âge, d’être un jour libéré. Un détenu sert d’interprète et, occupé à transcrire une adresse, me dit : « Vous savez, cette ville signifie en français Chalcédoine, là où il y a eu un concile. » Un peu surpris, j’ai embrayé : « Oui, en 451. » Il se retourne : « Alors ça ! » et ajoute sur le ton de la confidence : « Vous savez, ce monsieur, c’est moi qui le réveille le matin. Ici, il est seul, il ne peut parler à personne, il est dans un isolement quasi total. » Un autre dialogue s’est alors instauré. En le quittant, je me risque à dire : « Et vous, sur le plan religieux… ? – Je suis de l’Église apostolique arménienne. » Il ne restait plus qu’à partir, en rendant grâce, chacun à sa place. Je prends ensuite le métro et m’assieds à côté d’une personne qui tient un grand abécédaire : il demande l’aide de sa voisine pour lire les lettres. Puis la voisine descend et il essaie de reprendre, seul : « A, B, C, D, E… » Il arrive difficilement au F. Je l’y aide. Avant de partir, je lui demande son pays : « Afghanistan. » Dans le couloir du métro, un groupe étranger joue de la musique. À un moment donné, je vois une jeune fille sortir du groupe et aller vers un Asiatique en pleurs : elle lui dit deux mots et recommence à jouer. Merveilleux. En quelques espaces de temps, vivre tout cela : c’est d’une nature qui ne peut pas être qu’humaine.
F. : L’autre jour, j’étais avec trois de mes petits-enfants. Un vieux couple passe et bouscule quelqu’un qui devait être d’origine maghrébine. J’ai été frappée de la réaction de ce monsieur qui ne leur en voulait pas du tout : « Ils n’ont pas vu que j’étais là. Ils m’ont pris pour un poteau. » Quelle belle réaction d’a priori positif, comme on dirait dans le langage ignatien ! Je ne sais pas si nous aurions réagi comme ça.
Christus : Depuis quand travaillez-vous au Secours catholique ?
F. : C’est la deuxième année. Mon équipe est locale : elle travaille sur deux quartiers HLM de notre ville. Il y a beaucoup d’étrangers, dont un certain nombre de Maghrébins. Nous rencontrons parfois une vraie difficulté quant à leur désir d’intégration : lorsqu’une fois par mois, on organise un goûter avec un temps d’échange et d’accueil, les femmes maghrébines restent à part. Plusieurs s’expriment mal en français, certaines ne savent pas lire, et, du coup, au lieu de s’intégrer aux Françaises qui sont là, elles restent ensemble. Je pense qu’elles doivent en avoir aussi besoin. Faire bloc, c’est une façon de renouer avec ses racines.

L’adoption comme un appel
Christus : Vous avez été sensibilisée aux étrangers par votre mari ?
F. : Non, je l’étais bien avant de le connaître. Quand on s’est mariés, j’étais engagée à Terre des hommes, où je m’occupais particulièrement d’enfants qui venaient en France pour être opérés. Nous avons cinq enfants : les deux aînés « faits maison », et trois adoptés : une fille d’origine indienne, une fille et un garçon d’origine colombienne. Nous avons essayé de maintenir le lien avec l’organisme qui les a adoptés et avec la personne qui a facilité l’adoption.
G. : Nous étions effectivement baignés dans cet environnement. Les enfants le sont restés, d’ailleurs : deux ont vécu à l’étranger, une fille s’est mariée et vit à Vancouver. Notre fils colombien arrivé à dix ans est sentimentalement le plus attaché à son pays, mais goûte beaucoup la vie en région parisienne.
F. : Les deux aînés ont été très marqués par cet engagement. Tout ce qu’a fait notre fils aîné, en tant que médecin au Bengladesh, en Inde et au Pakistan, nous devons sans doute en être un petit peu à l’origine. Notre second s’est autant investi que son frère au Bengladesh. L’aîné est allé pendant un an à l’hôpital de Dacca où il a créé les deux premiers lits de soins intensifs. Il avait tout d’abord été en Inde avec des scouts routiers (par l’intermédiaire de la religieuse qui s’était occupée de notre fille indienne là-bas), puis deux années de suite avec des étudiants en médecine. Ils allaient, deux par deux, dans quatre dispensaires, et, en rentrant, en rendaient compte à leurs collègues de Jussieu. Ils ont créé un réseau de parrainage. Notre fils y est retourné tous les ans pour suivre les enfants. Il a été autorisé à faire son externat dans une léproserie en Inde. Après son mariage, pendant un an et demi, il a fait l’équivalent de son service militaire en tant que médecin de l’ambassade à Islamabad. Quelques années plus tard, il lui a été demandé d’y retourner pendant trois ans pour travailler à l’hôpital de la ville. Il y est allé avec son épouse et ses trois enfants en bas âge. Dès que sa femme et lui-même sont arrivés à leur premier séjour, ils ont eu le réflexe de vouloir apprendre l’ourdou. Au deuxième séjour avec les enfants, ils n’ont pas hésité à les mettre dans l’école de l’environnement immédiat dont les enseignantes étaient musulmanes, une école ourdou anglaise.
Christus : Rien ne vous prédestinait à cette vie dans votre propre famille ?
F. : Mes parents avaient un peu voyagé en Europe, mais leur vie d’imprimeurs était très classique. Mais j’ai fait des études d’infirmière, ce qui veut dire que j’avais envie de ne pas forcément suivre la route de papa-maman.
G. : En 1975, deux ou trois heures avant de mourir, ma mère nous a dit : « Il faut faire venir monsieur le curé, parce que, sinon, plus tard je ne serai plus consciente. » Elle se rendait compte qu’elle allait mourir, et le vivait dans la foi. Et elle ne cessait de dire : « Ah, ces pauvres enfants ! Ah, ces pauvres enfants ! » Elle lisait La Croix du Nord qui était à l’époque un quotidien, des revues comme Peuples du monde, ce qui lui donnait une bonne culture, même si elle n’avait été à l’école que jusqu’à douze ans. J’ai traduit cela comme un appel à faire quelque chose pour ces « pauvres enfants du monde ». Et c’est cette même année qu’on a lancé la demande d’adoption qui a abouti en 1979. Une grossesse qui a duré quatre ans et demi.
F. : Avant de te rencontrer, je m’étais dit que si je ne me mariais pas, je serais maman dans un village d’enfants SOS. Ça s’est réalisé familialement.

Exilés en prison
Christus : Depuis quand appartenez-vous à la CIMADE ?
G. : Depuis près de dix ans. Sur la demande d’un ami très proche, j’ai commencé à intervenir dans une prison, puis, de fil en aiguille, dans d’autres établissements. Les intervenants Cimade en détention ne rencontrent que la population étrangère (sur 65000 détenus en France, 20% sont étrangers). L’étranger incarcéré peut être très vite confronté au problème du droit au séjour. C’est notre domaine d’intervention. Sur la demande des CIP (conseillers d’insertion et de probation), des aumôniers, voire des intéressés eux-mêmes (car nous figurons sur le livret d’accueil), nous entrons en contact avec eux. Nous n’arrivons pas à les rencontrer tous, hélas ! Nous travaillons avec eux et leur famille pour renouveler un titre de séjour qui vient à expiration (pour renouveler un titre, il faut aller en préfecture physiquement, ce qui leur est difficile !), étudier une interdiction de territoire prononcée par le juge ou un arrêté d’expulsion décidé par le préfet ou le ministre (ces mesures d’éloignement sont ce qu’on a appelé « la double peine »), rédiger la requête en relèvement d’interdiction de territoire ou la demande d’abrogation d’arrêté d’expulsion, accompagner les familles, aider les avocats qui ne connaissent pas nécessairement le droit des étrangers, soutenir les CIP surchargés.
Christus : Qu’est-ce qui vous frappe le plus quand vous rencontrez ces étrangers en prison ?
G. : Les personnes attendent tout (trop) de vous. Elles sont souvent extraordinairement reconnaissantes de votre présence même lorsque vous ne pouvez rien pour elles. Les exemples sont légion. Je ne peux pas m’empêcher de penser à ce garçon qui voulait perdre la nationalité française parce qu’il avait tué sa petite soeur de sept ans. Plus personne ne l’acceptait dans sa famille, sauf sa maman. Il voulait repartir dans le Sud algérien, s’enterrer là-bas. Une souffrance terrible. Un jour qu’il déversait contre lui-même des tonnes de fautes, je lui ai dit : « Vous savez, Monsieur, si j’avais été à votre place, peut-être que j’aurais fait pareil. – Quoi ? Je ne suis donc pas seul ? Je ne suis pas un monstre ? » À ce moment-là, j’ai vu son visage se détendre, il a souri… Depuis, il a été transféré. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, ni ce que j’aurais pu faire pour lui, d’ailleurs. Souvent, techniquement, on ne peut rien, sinon être là, être avec.
F. : On doit d’abord aider la personne à se pardonner à elle-même. C’est le grand problème des détenus.

Être ni d’ici ni de là-bas
Christus : Ce que vous avez vécu avec vos enfants adoptés ne vous permet-il pas de mieux comprendre cette difficulté terrible d’être ici sans être de là-bas, que vivent les prisonniers étrangers ?
G. : Prenons le cas de ce jeune d’une vingtaine d’années : la maman a été expulsée avec lui au Mali alors qu’il avait deux ans ; quand il a eu 14-15 ans, elle lui a dit : « Ici, on n’a rien. Pars en Europe. » Il arrive en France après bien des périples. Mais il travaille au noir. Un jour, on contrôle son identité en même temps que son ticket de transport, et il entre en prison. Pour tenter de trouver une solution, j’essaie d’abord de savoir où il est né : « Dans le XIIIe arrondissement, lui aurait dit la maman, au mois de juillet, il y a quinze ans. » Je questionne deux ou trois établissements : aucune trace. Refusé par le Mali (il n’y est pas né, ce n’est donc pas un ressortissant malien) ; refusé par la France. Où aller ? Il n’est de nulle part. Ce gamin, comment l’aider ? Le soir, parfois, quand je reviens avec tout cela, je me tais. Et c’est toi qui vis ce silence.
F. : Ce n’est pas drôle. Et en même temps, c’est important de prendre de la distance. Je l’ai souvent fait avec les enfants quand ils m’agressaient. Ce n’était pas à moi que c’était destiné, j’en avais tout à fait conscience. Mais je comprends aussi qu’il y a des moments où il faut ne pas avoir à rendre des comptes. Et puis, c’est quelquefois fatiguant de parler.
Christus : C’est que vous portez ces personnes…
F. : Avec d’autres personnes du Secours Catholique, nous avons accompagné une jeune Pakistanaise chrétienne qui faisait partie dans son pays d’une ligue de défense des droits de l’homme. Elle a été kidnappée par des islamistes, mais elle a réussi à revenir chez son père. Pour éviter d’être assassinée comme son frère, elle a dû partir. Ses parents sont libraires, cultivés ; elle-même était professeur dans l’Enseignement supérieur. À Abu-Dhabi, elle s’est fait prendre les trois sous qu’elle avait. Arrivée à Roissy, elle aboutit, Dieu sait comment, gare Saint-Lazare. Une personne, dont on ne connaîtra jamais le nom, lui a dit : « Prenez le train pour Mantes » et lui a donné l’adresse du Secours catholique. Elle est tombée sur un ménage chrétien qui a préparé avec elle un dossier en béton pour l’OFPRA, et elle a obtenu le statut de réfugiée. Je me suis souvent dit en pensant à elle : comment se fait-il que je sois arrivée sur cette terre avec autant de chance par rapport aux autres ?G. : J’ai fait le pèlerinage à Saint-Jacques l’an dernier, depuis Paris, et quand je marchais et que c’était un peu dur, je pensais : « Bon sang de bois ! Toi, tu es là, tu as tout ce qu’il te faut, et tu choisis de le faire, tandis qu’eux… » Je revoyais ce Mauritanien rencontré en détention. Comme on doit la vérité aux personnes, je lui ai dit : « Je ne peux rien faire pour vous éviter l’expulsion. » Il se met alors à pleurer. Temps de silence, puis : « Je sens que c’est très dur pour vous. – Oui, répond-il. Tout le village s’est cotisé pour me faire venir.
Et je vais retourner là-bas sans argent ni rien : la honte ! » Cet homme, expulsé, vit probablement aujourd’hui dans son village…

(Propos recueillis par Remi de Maindreville et Yves Roullière)


1. Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (NDR).