« Traiter tous les hommes avec la même bienveillance et prodiguer indistinctement sa bonté peut tout aussi bien témoigner d’un profond mépris des hommes que d’un amour sincère à leur égard. » Rémy de Gourmont, Pensées inédites.    




Le Petit Robert donne de la bienveillance cette définition : « sentiment par lequel on veut du bien à quelqu’un ». Mais cette définition de « vouloir du bien à quelqu’un » garde une certaine ambiguïté car elle ne précise ni pourquoi je veux ainsi du bien à celui que je rencontre – ni surtout quel bien je lui veux. Est-ce mon « bien » que j’impose à l’autre afin, par exemple, de me prouver à moi-même que je suis bon et généreux ? Ou ai-je suffisamment d’estime de moi-même pour ne pas être obligé d’utiliser l’autre comme un miroir à mes besoins de réassurance, l’enfermant dans ce que, moi, je décide être « bien » pour lui ?
Écoutons ce qu’écrit Emmanuel Levinas : « Est violente toute action où l’on agit comme si on était seul à agir ; comme si le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’action. Est violente par conséquent aussi toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs. La violence est souveraineté, mais solitude. […] Le violent ne sort pas de soi. Il prend, il possède ; la possession nie l’existence indépendante. [1] »
En effet, il existe des liens souterrains entre la violence exercée sur l’autre et le besoin d’auto-affirmation, même si, en surface, c’est souvent la gentillesse relationnelle et le désir de plaire qui sont de mise, par impossibilité de vivre un quelconque conflit. La violence, il est vrai, a toujours à voir avec une méconnaissance du statut et de la place de l’autre, mais celle-ci n’est que la traduction en miroir d’un sentiment personnel de non-valeur. C’est ce manque d’estime de soi qui contraint justement à utiliser, manipuler les autres en permanence pour se ressourcer et, se regardant enfin bons dans leurs yeux, lutter contre le sentiment intolérable de ne pas se croire « aimables ».
 

Se savoir aimable


Mais alors ce sentiment d’être ou non « aimable » d’où nous vient-il donc ? Il nous vient d’avoir été primitivement vu par un autre : avant de nous voir nous-même et donc de nous aimer ou non, nous avons été un bébé regardé par sa mère [2] : « Je suis regardé, donc je regarde », énonce Donald Winnicott. Mais comment ai-je été regardé ? Toute vie individuelle commence sur horizon d’« alliance » avec un autre, avec des autres, qui initient ou non à ce goût et à ce plaisir de la rencontre, de la mutualité.
Or, précisément, si l’autre, les autres, n’ont pas été suffisamment fiables, c’est-à-dire capables de partager avec nous la satisfaction comme la souffrance, la leur comme la nôtre, mais qu’ils nous ont imposé leurs désirs et leurs modes de satisfaction sans prendre les nôtres en compte, il est clair que ces autres seront vécus comme nous empêchant d’être nous, et nous obligeant à nous protéger. Tout ce qui alors renverra à une possible dépendance ou passivité, comme le fait de faire confiance, sera viscéralement refusé dans la mesure où cela nous renvoie à une souffrance déjà vécue et sera désormais écarté grâce à un renversement en son contraire ; au lieu d’être soi-même dans une situation de dépendance, il s’agira, grâce à toutes les conduites d’emprise, d’y mettre les autres.
 

S’approprier l’autre


Pour illustrer ce qu’est cette « bienveillance » qui se confond avec une relation d’emprise, nous prendrons deux exemples très brefs dans  la littérature [3] : la relation « amoureuse » de Swann avec Odette [4] et la relation qu’entretient Agathe avec les siens, et spécialement avec un de ses fils [5]. Nous voyons effectivement comment Swann, qui dit et croit aimer Odette, ne la rencontrera jamais, et comment il ne prendra à aucun moment en compte ce qu’elle est ou ce qu’elle fait. Seul lui importe, grâce à sa générosité sans bornes, de chercher à se l’approprier entièrement pour ne plus jamais ressentir la souffrance de la perte. Son obsession reste, comme il l’écrit, de « vouloir intervenir dans sa vie à tous moments d’une façon agréable pour elle ». Pour elle ? Ou plutôt pour lui ? En effet, il s’agit de ne pas vouloir savoir ce que peut réellement être ou faire Odette, afin de ne pas ouvrir la porte à la souffrance possible de la déception, et afin de maintenir ainsi une image d’elle idéale dont il a, lui, narcissiquement besoin. Et, s’il s’ingénie à ignorer qui est Odette, il s’ingénie tout autant à ignorer qui il est et quelles sont aussi ses propres motivations : ainsi réussit-il à se persuader, en toute « bonne foi », de son désintéressement allié à une totale bienveillance envers Odette.

 

La perversion du « bien »


Le personnage d’Agathe imaginé par Balzac permet de mieux comprendre le pourquoi de ce que j’appellerai ces formes de « bienveillance narcissique » : Agathe, rejetée par son père qui la croit illégitime, sera abandonnée chez une tante. Dans ce cas, comment interpréter les sentiments négatifs de ses parents autrement que comme synonymes de rejet et antinomiques à l’amour, et comment ne pas voir dans ce rejet la preuve de sa « mauvaiseté » ? Or c’est sur cette base expérientielle qu’Agathe va construire et imaginer ce que devrait être le « bien » et les relations aimantes. Ce qu’elle vivra ensuite avec son mari, à qui elle se dévoue entièrement, sans pouvoir s’intéresser à elle-même, puis avec son fils Philippe qu’elle veut combler et rendre heureux par tous les moyens, découle de ses expériences précoces faussées. Ainsi, pour elle, l’amour se doit d’être aux antipodes de ce qu’elle a vécu avec ses parents : du rejet violent dont elle a été l’objet, elle est passée à l’idée exactement inverse : face à cette haine destructrice coupable, l’amour ne peut être qu’idéal, innocent, sans alliage ; aimer, c’est tout accepter de l’autre, c’est vouloir le satisfaire dans tous ses désirs… dont voilà le résultat : « Il [Philippe] s’était habitué à ériger ses moindres intérêts et chaque vouloir momentané de ses passions en nécessité […]. L’univers commençait à sa tête et finissait à ses pieds, le soleil ne brillait que pour lui. » On voit ainsi quels dégâts sont alors provoqués autour de soi dans ce besoin de n’apparaître qu’« aimant » et de ne jamais pouvoir mettre des limites et manier l’agressivité !
Et c’est là où s’installe un redoutable cercle vicieux qui concerne toutes les relations d’emprise : ni déplaisir, ni plaisir n’y sont reconnaissables, ni partageables dans la relation ; mais sans partage d’affects qui rendrait possible d’apprendre qui on est et qui est l’autre, que pourra vouloir dire faire alliance ?

 

L’authentique bienveillance


Or j’aimerais justement essayer de montrer que c’est cette possibilité de partager avec l’autre plaisir et déplaisir qui est le critère incontournable d’une authentique bienveillance. J’ai lu avec intérêt le livre de Lytta Basset intitulé Oser la bienveillance [6]. Après un réquisitoire argumenté contre le dogme du « péché originel » qui a tellement fait de ravages et dont elle dit avoir été elle-même victime dans son enfance, elle termine son livre par un chapitre intitulé : « Une bienveillance qui incite à devenir responsable », incitation précisément barrée par les formes de bienveillance de Swann avec Odette et d’Agathe avec Philippe. Cette bienveillance qu’elle illustre à l’aide de l’histoire de Zachée, j’aimerais pour ma part la reprendre avec l’histoire d’Albert Camus et de son instituteur [7], sous ce nouvel angle d’un partage d’affects qui permet de rassembler sous un seul aspect tous ceux qu’elle y développe [8], et qui m’apparaît être la clé de tous les autres : « Une bienveillance qui traite d’égal à égal. [9] »

 

Être reconnu et accueilli


Mais alors que veut donc dire cette bienveillance qui traite d’égal à égal, quand je choisis de parler d’un instituteur, M. Germain, qui doit justement exercer son autorité sur ses élèves ? Il ne peut donc s’agir de vouloir être les mêmes – chacun doit tenir sa place – mais nous allons essayer de montrer que, depuis cette place différente, c’est le partage du plaisir à être dans l’échange avec l’autre qui va faire de chacun des égaux.
« Avec M. Germain, cette classe était constamment intéressante pour la simple raison qu’il aimait passionnément son métier. » Sa méthode consistait à être très exigeant sur la conduite et à rendre au contraire vivant et amusant son enseignement. Il faut lire toute la page qui suit, relatant ses diverses trouvailles pédagogiques : sa façon de tirer de l’armoire l’herbier ou les papillons quand l’intérêt des élèves fléchit, ses projections d’une lanterne magique qu’il était le seul dans l’école à avoir obtenue, ou ses concours improvisés de calcul mental qui donnaient des points supplémentaires au classement mensuel. C’est aussi ce partage d’affects dans cette lecture des Croix de bois de Roland Dorgelès où chacun mettait tout son coeur, l’un pour lire et l’autre pour écouter. Camus s’interroge : estce que vraiment il aimait seulement l’école parce qu’elle lui offrait une évasion à la vie familiale tellement fruste et pauvre ? Certes non, dans la classe de M. Germain, pour la première fois tous ces enfants « sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération » : et s’ils se sentaient ainsi tellement reconnus, c’est que leur maître ne se contentait pas de leur apprendre ce qu’il était payé pour leur enseigner, il les accueillait avec simplicité dans sa vie personnelle, « il la vivait avec eux », leur parlant de son enfance et leur exposant ses points de vue. Cependant, il restait très respectueux de chacun : par exemple, comme beaucoup de ses confrères, il était anticlérical mais n’avait jamais en classe un seul mot contre la religion – ce qui lui permettait de condamner et de punir avec d’autant plus de force tout ce qui portait atteinte à la vie en commun.
 

Ouvrir un avenir


Mais ce plaisir du partage ne se ferme pas sur lui-même et sur l’instant présent ; dans ce plaisir s’anticipe un avenir. M. Germain a discerné parmi eux les quatre meilleurs : il leur propose de les présenter à la bourse des lycées, mais il lui faut l’autorisation des parents. Les trois autres l’obtiennent, mais la grand-mère d’Albert, qui commande à la maison, pense qu’ils sont trop pauvres pour se permettre de laisser Albert ne pas rapporter d’argent pendant six ans. M. Germain, comprenant la peur de sa grand-mère et de sa mère, l’accompagne chez lui pour les rencontrer et essayer de les convaincre. Une heure plus tard, M. Germain réapparaît pour lui annoncer que l’affaire est conclue mais aussi pour lui répéter combien sa grand-mère est une brave femme et, tout ému, il ajoute combien il ne lui faudra jamais oublier sa mère. Mais voilà que la porte se rouvre à l’étage et que surgit la grand-mère : elle a oublié de lui dire qu’ils ne seraient pas en mesure de payer les leçons supplémentaires qu’il se proposait de donner à Albert. Mais lui, tenant Albert par les épaules, la rassure en lui disant qu’Albert l’a déjà payé !
Et pendant un mois, tous les jours, ils travaillent ensemble. Arrive enfin le jour de l’examen : M. Germain est là avec ses quatre petits élèves autour de lui. Il les conduit au lycée, attend avec eux ; comme ils sont très en avance, il disparaît pour aller leur acheter des croissants. Puis un appariteur appelle les noms. Albert tenait la main de son maître, et il avait du mal à se séparer : « Va, mon fils, dit M. Germain. […] Albert se retourna vers son maître. Il était là grand, solide, qui lui souriait tranquillement. »
Deux jours plus tard, ils sont de nouveau ensemble pour attendre les résultats. Pour trois sur quatre, c’est le succès : et le quatrième qui est collé, M. Germain ne le laisse pas seul ; il va l’accompagner chez ses parents. Mais, auparavant, il passe chez Albert. « Tu n’as plus besoin de moi, disait-il, tu auras des maîtres plus savants. Mais tu sais où je suis, viens me voir si tu as besoin que je t’aide. »
Dans cette capacité à s’effacer tout en laissant la porte ouverte au cas où Albert aurait besoin un jour de lui, tout est dit sur l’authentique justesse relationnelle de M. Germain. Nous avons là un exemple magnifique d’une authentique bienveillance. Du fait que M. Germain prend plaisir à être à la place où il est, découle le plaisir des élèves à être dans sa classe. Dans ce partage, chacun se sent reconnu comme important car chacun valorise l’autre en miroir et c’est cette reconnaissance qui fait de chacun des égaux. Et comment ne pas être « incité à devenir responsable » dans la bienveillance quand quelqu’un se montre à ce point responsable de vous, sans jamais exercer une quelconque emprise ? 


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[1] Difficile liberté, Livre de poche, 1984, pp. 20-23.  
[2] Sur ce problème, nous renvoyons le lecteur intéressé à notre chapitre « La relation mère-enfant : creuset de l’amour », dans La haine nécessaire, PUF, 1999. 
[3] Pour un plus ample développement nous renvoyons à notre livre Les violences morales, Odile Jacob, 2001, pp. 98-123 et pp. 29-39.
[4] Marcel Proust, Un amour de Swann, Livre de poche, 2006.
[5] Honoré de Balzac, La rabouilleuse. Gallimard, 2008. 
[6] Albin Michel, 2014.
[7] Albert Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994. Cf., pour de plus amples développements, mon livre Entre toi et moi. La découverte des possibles, Odile Jacob, 2015, pp. 117-128.
[8] « Être à l’affût du désir d’autrui », « Faire lâcher culpabilité et perfectionnisme », « Désireuse de relations qui durent », etc.
[9] Ibid., pp. 322-324.