Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ ; il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme ; car tous, vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus » [Ga 3,27-29). Voilà la nouveauté de l'Evangile pour Paul ! Faut-il alors comprendre que Jésus est venu abolir toutes les différences qui peuvent marquer nos existences historiques ? Paul nous permet d'y voir plus clair quand il précise, dans un autre contexte : « En sa personne, il a tué la haine » (£p 2,16). Il est venu renverser les barrières que l'envie, la jalousie, le ressentiment ne cessent d'élever entre les humains, y compris entre les hommes et les femmes. Il n'a pas aboli pour autant l'oeuvre même du Créateur : « Homme et femme, il les créa. » Il s'y réfère dans son enseignement et, s'il ne fait pas acception de personne, il sait bien reconnaître hommes et femmes dans leur singularité même. Quand il s'adresse à Simon le pharisien : « Tu vois cette femme... » {Le 7,44), il sait discerner avec délicatesse tout l'amour qu'expriment ses gestes très féminins 1. Les évangiles, sans s'y attarder, soulignent qu'hommes et femmes n'ont pas les mêmes réactions devant Jésus. A l'annonce de la passion, Pierre réagira en se proposant au combat pour défendre Jésus (Le 22,33), Marie de Béthanie versera sur ses pieds l'huile de l'onction des rois et des grands prêtres (Jn 12,1-8). Tous deux veulent, en cet instant, exprimer leur attachement à Jésus : Pierre le fera en offrant son dévouement, Marie en offrant son parfum, expression personnelle de son amour !
Y aurait-il alors une manière masculine et une manière féminine d'aller au Christ ? La vie spirituelle ne se vit pas en apesanteur par rapport à la sensibilité, à l'affectivité de chacun. Il est donc normal que ces différences se retrouvent dans la spiritualité. Viennent-elles de la culture, des rôles imposés par la société à l'homme et à la femme ou d'une nature humaine diversifiée ? On peut en débattre longuement : ce n'est pas ici notre propos. Nous voudrions seulement souligner cette diversité de regards sur Dieu et nous enrichir des perspectives qu'elle nous ouvre.
 

Deux témoins !


Le temps de l'Avent nous a été donné pour ranimer l'espérance au coeur de l'Eglise, dans l'attente de la venue du Christ. Deux figures nous sont proposées par la liturgie pour nous aider à le vivre : l'une féminine, l'autre masculine. Marie et Jean-Baptiste. Marie, c'est la lente maturation du désir, prenant corps dans la méditation aimante de la Parole de Dieu. Jean-Baptiste c'est un brûlant appel à la conversion explosant dans l'histoire de son peuple pour y préparer les voies du Seigneur. L'attente est la même, ardente de part et d'autre, mais elle se traduit différemment. Le coeur de Marie comme celui de Jean frémissent au moindre signe du Royaume ; attentifs à la Parole qui va prendre chair, ils tressaillent de joie à son approche. Ils vont traduire chacun à leur manière ce bouleversement de tout leur être. Pour Marie, ce sera le silence contemplatif à peine rompu par le Magnificat. Pour Jean, ce sera la voix qui crie dans le désert : « Préparez le chemin du Seigneur ! »
Lors de l'« épiphanie » de Jésus au Temple, quand Joseph et Marie viennent roffrir au Père, un homme et une femme sont là, figures de l'humanité rassemblée dans sa diversité. Syméon, sur qui l'Esprit repose, prononce l'oracle prophétique qui désigne cet enfant comme « lumière des nations et gloire de son peuple Israël ». Anne, « servant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière », partage son action de grâces avec ceux qui attendent la consolation d'Israël (Le 2,22-38). A l'autre bout de l'Evangile, au pied de la Croix du Christ, nous retrouvons un homme et une femme : Marie et le disciple que Jésus aimait, recevant chacun une vocation qui les reconnaît dans leur différence, fils et mère. Pas seulement, ni d'abord, disciples, mais fils et mère dans ce lien nouveau que le Christ établit entre eux et qui les reconnaît dans leur féminité et leur masculinité.
Devant le tombeau vide, nous retrouvons encore deux témoins privilégiés, un homme et une femme : Marie de Magdala et le disciple que Jésus aimait. Là aussi, chacun va accueillir et transmettre la révélation du Ressuscité à sa manière. Marie est venue la première : « L'amour a fait les premiers pas ! » Devant la pierre roulée, elle n'a qu'une pensée : Celui qu'elle venait envelopper une dernière fois de gestes de tendresse n'est plus là. Avec cette présence corporelle, qui était tout ce qui restait à son amour pour s'exprimer, on lui a tout pris : « On a enlevé mon Seigneur ! » Et cette perte est si radicale qu'elle ne reconnaît pas Jésus dans celui qui s'adresse à elle : « Pourquoi pleures-tu ? » Il faudra qu'il la reconnaisse et l'appelle par son nom pour qu'elle se jette à ses pieds (Jn 20,11-18).
Le disciple, lui, n'avait pas devancé le jour pour venir au tombeau ; c'est le cri de Marie qui le met en route. Entré à son tour dans le tombeau, « il vit et il crut » (in 20,8). Dira-t-on qu'il a précédé Marie dans la foi ? Mais, sans Marie, il dormirait encore ! Chez Marie, le coeur a été plus ardent ; chez le disciple, l'intelligence des Ecritures plus éveillée. Faut-il parler de spiritualité masculine et de spiritualité féminine ? D'accents différents certainement, et, en tout cas, c'est pour nous une incomparable richesse que de pouvoir recueillir ainsi ce double témoignage sur les grands moments de la Révélation.
 

Le cinquième Evangile


Il y a des jours où nous rêverions d'un évangile au féminin ! Comme nous aurions l'impression de mieux connaître Jésus si nous pouvions le retrouver évoqué par Marie de Magdala ou Marie de Béthanie, lire le récit de la rencontre du puits de Jacob écrit par la Samaritaine elle-même, recueillir les confidences de Marthe qui le reçut à sa table... Quel regard neuf sur Jésus ! Oui, mais les évangiles ne sont pas écrits pour satisfaire notre curiosité, ou même pour nous donner un portrait haut en couleurs de Jésus. Ils n'ont qu'un seul but : nous faire connaître le message de salut apporté au monde par la vie, la mort et la résurrection de Jésus, et cela, ils le font bien, chacun à sa manière.
Si nous voulons tout de même percevoir quelque chose de l'évangile au féminin, c'est vers l'histoire de la spiritualité qu'il faut nous tourner. Là, en effet, nous allons retrouver l'Evangile lu et vécu par des hommes et par des femmes, dans un même souci de fidélité, mais dans des tonalités différentes : le cinquième Evangile que les romanciers ont cherché au fond des bibliothèques et que la sainteté des fidèles ne cesse d'écrire.
Le frère Enzo Bianchi, fondateur d'une communauté monastique qui regroupe des hommes et des femmes, à Bose en Italie, témoigne de la richesse spirituelle que cette communauté trouve à respirer avec ses deux poumons, le masculin et le féminin :
 
« La mixité homme-femme est une grande chance, car les approches spirituelles ne sont pas les mêmes pour les hommes et pour les femmes. Je le constate, par exemple, lorsqu'il s'agit de faire une homélie, un commentaire de l'Ecriture : les paroles masculines et féminines sont radicalement différentes. La présence à l'Eglise, la manière de faire oraison sont, elles aussi, très différentes. C'est une confrontation constructive, qui, certes, n'est pas toujours très facile à vivre, car il faut consentir à la pluralité des visages dans la communauté, mais qui est cependant une indéniable richesse » 2.

On retrouve cette diversité tout au long de l'histoire de la spiritualité. On ne connaît pas de mystique homme chez qui l'on pourrait rencontrer l'exubérance affective, le foisonnement d'images que l'on trouve par exemple chez Hildegarde de Bingen. La manière même de s'adresser au Christ, les titres qu'on lui donne dans l'intimité même de l'expérience mystique sont différents. Là, il sera le « Seigneur » ; ici, le « bien-aimé » ou l'« époux ». Et si l'on trouve l'appellation « bienaimé » chez un homme, elle sera rarement employée seule mais accolée au titre de Seigneur ou de Sauveur. Quant au mot « époux », il est rare chez un homme adressé directement à Dieu. Angélus Silésius fait exception quand il écrit : « Le nom d'époux est pour moi le plus doux. Tu peux, si tu le veux, reconnaître Dieu pour ton Seigneur ; moi, je ne peux pas l'appeler autrement que "mon époux" » 3. Par contre, Ignace de Loyola et Thérèse d'Avila parleront en termes équivalents de leur « Seigneur » et de « sa divine Majesté ».
Frère Charles et petite soeur Magdeleine de Jésus trouveront dans les évangiles de l'enfance un des lieux d'ancrage de leur spiritualité, mais frère Charles sera plus sensible à l'ouvrier de Nazareth et petite soeur Magdeleine au « tout petit Jésus » offert par Marie au monde. Ignace de Loyola partage avec soeur Elisabeth de la Trinité une grande dévotion à la Trinité, au point qu'il ne peut l'évoquer sans d'abondantes larmes. On ne l'imagine pas cependant s'adressant à la Trinité en disant : « O mes Trois... » Et pourtant, si l'on poursuit la prière de la carmélite de Dijon : « Immensité où je me perds, je me livre à vous comme une proie », on retrouve bien la même offrande. On pourrait noter encore bien des différences : remarquer, par exemple, que la dévotion mariale a été chantée et propagée essentiellement par des hommes, de saint Bernard à Grignion de Montfort et à Jean-Paul II ! La dévotion au Coeur du Christ, si on la découvre chez sainte Gertrude, aura des accents plutôt féminins, mais, de saint Bonaventure au père Teilhard de Chardin, bien des hommes y ont été sensibles.
Ce cinquième Evangile est donc bien à multiples facettes, sans qu'il soit toujours facile de savoir si les diversités sont à mettre au compte de l'époque, des itinéraires différents ou du masculin et du féminin. Lisez en parallèle Angèle de Foligno et Jean de la Croix : une femme, un homme, trois siècles les séparent. Il n'est pas sûr qu'elle sache écrire ; lui a été un brillant étudiant de Salamanque... Et pourtant, l'inspiration profonde de leur expérience spirituelle est facilement reconnaissable ; des hommes et des femmes peuvent s'y sentir également à l'aise. C'est le même amour, vécu au coeur d'une alliance personnelle avec un Dieu qui se rend présent au plus intime de l'âme et la transfigure. Angèle en témoigne avec une spontanéité qui n'oublie jamais la grandeur de Celui qu'elle accueille dans toute l'ardeur de son amour. Jean de la Croix, parce qu'il a eu la grâce de vivre sa vie et son expérience sous le signe du Cantique des cantiques, a su faire parler également l'époux et l'épouse, et nous retrouvons leurs voix mêlées dans toute son oeuvre.

Dans la lumière de la Trinité


C'est ce qui explique qu'au-delà des diversités de sensibilité et d'expression des femmes aient pu se trouver à l'aise dans des spiritualités qu'on pouvait considérer comme très masculines, et réciproquement. Ignace de Loyola a eu d'innombrables disciples femmes 4, et Thérèse d'Avila ne cesse d'inspirer des hommes. Dans la mesure où une spiritualité représente une manière évangélique de vivre cohérente et féconde, elle déborde les particularités masculines et féminines, et, de même que Jésus est « le chemin, la vérité et la vie » pour tous, elle peut aider les uns et les autres, dans le respect de leur personnalité propre.
Les couples qui ont tenté l'expérience de la prière en commun le savent bien : il leur est souvent difficile de maintenir longtemps une prière partagée sans se gêner mutuellement. Les langages sont différents, et le désir de communier dans une même approche spirituelle finit par être une contrainte dans la prière. Par contre, il sera souvent très profitable, la prière terminée, d'en partager ensemble les fruits. La diversité deviendra alors bénéfique. Elle se révélera à la fois stimulante et enrichissante pour la poursuite du parcours spirituel de l'un et de l'autre...
Toute mystique chrétienne, quels que soient le genre de vie et le contexte dans lequel elle s'exprime, est finalement une mystique nuptiale, et c'est ce qui fait son originalité par rapport à d'autres courants spirituels. Mystique d'Alliance où le croyant se trouve accueilli dans le dialogue des trois Personnes divines avec toute son humanité masculine et féminine. Dans l'amour qui l'attend, il trouve toute la richesse et la diversité de l'amour dont nous ne reflétons jamais qu'un aspect, masculin ou féminin. Nous pouvons aller à Dieu de tout notre être, il n'est rien en nous qui ne soit accueilli par Lui.
Quand le Verbe s'est fait chair, il s'est certes incarné dans une humanité masculine, mais c'est toute la condition humaine qu'il a assumée. Nous pouvons aller à Lui avec nos particularités et nos différences : Il peut les reconnaître et les combler. S'il est une chose dont les mystiques peuvent témoigner, c'est bien que Dieu est plus grand que notre coeur :
 
« Lorsque l'humaine volonté
s'est vu toucher de Dieu lui-même,
nen ne peut plus la contenter
qui soit moins que le Dieu qu'elle aime,
mais cette beauté ravissante
ne se perçoit que par la foi,
on la goûte en je ne sais quoi
que le coeur brûle d'obtenir » 5

Au coeur de cet amour, les différences humaines sont surmontées sans être abolies. Les tensions qu'elles peuvent susciter sont réconciliées dans la paix qui vient de Dieu Les espaces de la charité sont dilatés dans la communion du Père, du Fils et de l'Esprit.



1. Cf lacques Cuillet, Jésus Christ dans notre monde, Desclée de Brouwer, coll. « Christus », 1974, pp. 45-46 (repris dans Christus, n° 168HS, novembre 1995, pp. 192-194).
2. Panorama, février 2001, p. 28
3. Le Pèlerin chérubinique, 11,38
4. Cf Hugo Rahner, Ignace de Loyola et les femmes de son temps (2 vol ), Desclée de Brouwer, coll « Christus », 1964.
5. Jean de la Croix, OEuvres complètes, Cerf, p 211