« Depuis trente ans que je porte en moi l’existence de l’islam comme une question lancinante, j’ai une immense curiosité pour la place qu’il tient dans le dessein mystérieux de Dieu. (...) En laissant cette question me hanter (...), j’évite de figer l’autre dans l’idée que je m’en fais, que mon Église peut-être m’en a transmise, ni même dans ce qu’il peut dire de lui actuellement, majoritairement » 1.

 
Nous ne savons pas lire — pas nous lire les uns les autres. « Qui peut se flatter qu’il lira juste ? », demande Simone Weil 2 qui donne ici au mot « lecture » le sens de : évaluation de l’autre, interprétation affective de son comportement, de son apparence, jugement de valeur porté sur autrui. Personne, ou presque, ne sait lire autrui (et bien souvent soi-même) avec justesse, donc avec justice.
 

De l’ombre à la pleine lumière


La présence des musulmans en France est très ancienne, mais pendant longtemps, trop longtemps, on ne l’a guère remarquée. Ces gens « autres » demeuraient à la limite du visible, ne suscitant qu’un maigre intérêt, donc peu d’effort de « lecture ». Mais au fil des décennies, leur présence s’est élargie, pluralisée et vivifiée au sein de la société française qui elle-même s’est transformée sous les diverses poussées de l’Histoire, et, de l’arrière-scène où ils se tenaient (étaient maintenus, contenus), les musulmans sont passés sur le devant de la scène, nationale et internationale. De l’ombre et du flou à la pleine lumière, d’une faible perceptibilité à une visibilité devenue insistante.
Mais de quelle scène s’agit-il ? Essentiellement de la scène médiatique, enflammée à plusieurs reprises par des « évènements-choc » : l’affaire Rushdie, et les nombreuses autres fatwas lancées depuis tous azimuts, l’intégrisme forcené et destructeur du gouvernement taliban en Afghanistan, les attentats du 11 septembre 2001, précédés et suivis de tant d’autres crimes terroristes commis à travers le monde au nom d’une « foi » tragiquement dévoyée, car saturée de ressentiment, de haine et d’arrogance, et l’Irak, et l’Iran... Une telle entrée en scène à grand fracas brouille d’emblée la visibilité, et gauchit l’intérêt que nous portons (en hâte, sous la pression de l’actualité) à ces autres, soudain et massivement propulsés dans notre champ de vision. Notre lecture des musulmans, qu’ils soient en France ou ailleurs dans le monde, se révèle à la fois kaléidoscopique et compacte, excessive et confuse, compulsive et ressassante. Et, en général, inadéquate.
Certains membres de la communauté musulmane s’enorgueillissent de cette focalisation d’attention sur l’islam et s’ingénient à l’entretenir en recourant à des moyens souvent calamiteux, car violents, outranciers, qui du coup donnent une image dégradée, répulsive, de cela même qu’ils prétendent défendre et promouvoir. Mais la plupart des autres membres de cette communauté — laquelle est beaucoup plus complexe et variée que ne le laisse voir la lecture pressée, globale, dont nous avons tendance à nous satisfaire — n’ont que faire de cette « funeste gloire » et ne se reconnaissent nullement dans les miroirs, bien plus déformants qu’ardents, qui leur sont tendus. Ils sont las des malentendus et aspirent à une autre reconnaissance, moins tapageuse, plus juste et plus sereine. « Justice. Être continuellement prêt à admettre qu’un autre est autre chose que ce qu’on lit quand il est là (ou qu’on pense à lui). Ou plutôt lire en lui qu’il est certainement autre chose que ce qu’on y lit. Chaque être crie en silence pour être lu autrement » (S. Weil).
Méfions-nous du danger de nous laisser abasourdir par les vociférations de ceux qui veulent accaparer l’attention et imposer une vision fixe de l’islam (qui va de pair avec la lecture littérale, rigide, que ces intégristes font du Coran et avec celle, myope et loucheuse, qu’ils font de l’Histoire, ne tenant compte ni de la diversité, ni de l’évolution et des mutations de l’islam) ; gardons-nous de rester sourds à tous ceux et celles qui « crient en silence » pour qu’on les lise autrement, qui en appellent à la nuance. À, tout simplement, un peu d’intelligence. Méfions-nous du spectaculaire et du tonitruant. « Les vrais croyants font peu de bruit », cette remarque de Maurice Zundel garde plus que jamais sa pertinence, quelle que soit la croyance dont on se réclame.
 

Lire et être lu : un effort mutuel


« On lit, mais aussi on est lu par autrui, dit Simone Weil en insistant sur le retournement du processus. Interférences de ces lectures. Forcer quelqu’un à se lire soi-même comme on le lit (esclavage). Forcer les autres à vous lire comme on se lit soi-même (conquête) Mécanisme. Le plus souvent, dialogue de sourds. » À notre lecture « occidentale » de l’autre musulman, encore tâtonnante, trop souvent déficiente par manque de connaissance, de discernement, répond la lecture que cet autre fait de nous. Est-elle plus objective, plus juste, cette lecture en écho ? Il semble qu’elle souffre tout autant de maux et de lacunes que celle que nous avons d’eux, quelles que soient les différences entre nos façons de lire respectives. « Cause des mauvaises lectures : l’opinion publique, les passions. L’opinion publique est une cause très forte. (...) La lecture — sauf une certaine qualité d’attention — obéit à la pesanteur. On lit les opinions suggérées par la pesanteur (part prépondérante des passions et du conformisme social dans les jugements que nous portons sur les hommes et sur les événements) », poursuit Simone Weil.
S’en remettre à l’opinion publique ou à la passion en guise de guides de lecture du monde, des événements, des autres, voilà deux défaillances de la raison, deux démissions de la pensée qui forment toujours un terreau très propice aux éruptions de la barbarie ; l’opinion généralise et schématise tout, donc appauvrit le réel, glissant avec désinvolture de la simplification à la caricature, et la passion, elle, boursoufle ce qui est plat, écrase ce qui a du relief, déforme et corrompt tout, sautant avec morgue de la caricature à l’anathème et de là passant au crime. L’Occident ne se réduit pas plus que l’islam à un monolithe, les chrétiens ne forment pas plus que les musulmans une masse compacte, indifférenciée, et beaucoup, aussi, y « crient en silence pour être lus autrement » (à commencer, d’ailleurs, par ceux de leur propre communauté culturelle qui ont oublié, ou renié, parfois avec acrimonie, leur commun héritage spirituel).
Il se trouve heureusement des personnes, de chaque côté de ceux qui aspirent à une lecture autre et juste d’eux-mêmes (de leurs croyances et de leurs valeurs), qui oeuvrent à mettre en place la possibilité d’une telle lecture, pacifiquement, patiemment ; le travail que poursuivent toutes ces personnes, chacune dans son champ de compétence (social, intellectuel, artistique, religieux, politique…) doit être davantage mis en lumière, reconnu et soutenu : il ne faut pas laisser le monopole de la scène médiatique aux seuls malveillants et malfaisants. Mais une exigence, parmi d’autres, est à maintenir constamment dans le développement du dialogue, celle de la rigueur, laquelle consiste à ne pas négliger, encore moins à gommer les différences — car il y en a d’irréductibles entre la Bible et le Coran quant à l’« idée » que les uns et les autres se font de Dieu, quant au mode d’approche et d’interprétation des textes saints, quant à la conception de l’homme —, et à ne pas passer sous silence les difficultés posées par ces différences. Un consensus vague et complaisant n’a rien à voir avec un dialogue interreligieux et interculturel qui doit savoir garder vif et pointu l’art de la « disputation » où la parole de l’autre, aussi en contradiction, voire en conflit puisse-t-elle se révéler par moments, demeure toujours en vis-à-vis, à hauteur d’homme envisagé avec respect et loyauté.
 
« Les chrétiens ont vécu, pendant deux mille ans, d’une christologie tribale. Et maintenant, le grand défi est de surmonter une christologie tribale au moyen d’une christophanie qui permette aux chrétiens de reconnaître partout l’oeuvre du Christ, sans prétendre monopoliser ce mystère. Cela ne veut pas dire que tous doivent être considérés comme chrétiens ; (...) il s’agit de permettre que la conscience humaine des fins dernières ne soit pas divisée en compartiments incommunicables. (...) À un niveau doctrinal, et même intellectuel, les systèmes peuvent être incompatibles, les religions incommensurables. Mais l’homme ne vit pas seulement de pain, pas seulement de logos ; il vit aussi de l’Esprit, qui souffle dans l’homme et dans l’univers, où, quand et comme il veut » 3.

Le pain et le logos nous sont essentiels, ils sont notre nourriture quotidienne ; sans eux, pas de vie, pas de déploiement de notre humanité. Le pain, nous avons à le fabriquer jour après jour, le logos, à veiller sur lui avec soin et souci, à le revivifier sans cesse ; l’un et l’autre requièrent notre énergie, notre travail, notre volonté. L’Esprit, cette « voix de fin silence » qui souffle en liberté, ce lumineux impromptu, se dispense tout à fait de notre labeur et de toutes nos initiatives ; peut-être même ne passe-t-il que pour rabattre notre orgueil, nos absurdes prétentions en tout genre — à commencer par celle de détenir la vérité sur Dieu, de proclamer unique et exclusive la religion à laquelle on appartient. L’Esprit ne sollicite, pour être enfin Un petit effort mutuel en ce sens, et nous apprendrons mieux à nous lire, amicalement, fraternellement. Spirituellement.



1. Christian de Chergé, dans Sept vies pour Dieu et l’Algérie (éd. B. Chenu), Bayard, 1996, p. 33.
2. La pesanteur et la grâce, chap. intitulé « Lectures » (Plon, 1947). Les citations suivantes sont extraites de ce chapitre.
3. Raimundo Panikkar, L’expérience de Dieu, Albin Michel, 2002, pp. 113-114.