La vie du jésuite Pierre de Clorivière, héros de la traversée de la suppression et du rétablissement de la Compagnie de Jésus, se lit d'un trait comme un récit d'aventures. La clarté de l'écriture de Chantal Reynier, érudite sans pesanteur, et la vivacité d'une narration jamais romancée font revivre un personnage encore peu connu, longtemps oublié. Cette vie offre en outre une coupe à travers la fin de l'Ancien Régime, la Révolution française, l'Empire et la Restauration et donne à comprendre les transformations – en ruptures, résurgences et innovations – d'une période dense et pénible de l'histoire de l'Église en France. Ces qualités de style et de travail historiographique, loin de n'être que de pures formes, sont au service de l'intelligence d'un itinéraire spirituel, « contre vents et marées », et de questions de théologie de la vie religieuse : comment vivre d'une consécration au Christ quand elle est socialement rendue impossible ou ecclésialement improbable ?

Ce n'est pas le moindre bienfait du livre de Chantal Reynier que de purger notre imaginaire de la résistance spirituelle en temps de tribulations. Certes, à lire aujourd'hui les écrits de Clorivière, notamment son commentaire de l'Apocalypse, on craindrait de voir revivre un imaginaire du complot, où la Bête de la Fin des temps désignerait un coupable. L'Apocalypse retrouve sous sa plume sa puissance révélatrice, son énergie à faire apercevoir un horizon. Clorivière est un novateur. À bon entendeur, salut ! L'Église est persécutée, les religieux proscrits, des sociétés bannies, comme l'analyse avec limpidité Chantal Reynier. « Même si le danger est partout, écrit-elle, il ne peut être prétexte à la fuite. Les consacrés, hommes ou femmes, sont désormais de plain-pied avec leurs contemporains, quelles que soient leurs origines sociales ou culturelles. La destruction des structures sociales d'Ancien Régime permet paradoxalement à l'Église de redécouvrir la radicalité de la consécration. » (p. 211).

Méditons l'attitude de Clorivière en son ressort évangélique, sa détermination sans prendre de front les opposants. Ce n'est pas que Clorivière fût lâche, voulant fuir le martyre, mais celui-ci ne s'est finalement pas présenté. Face à la destruction de l'ordre ancien – celui de la société, de l'Église et de son Institut, les Jésuites, sans parler de la perte de proches et d'amis –, Clorivière répond non par un désir de restauration, qui eut senti la vengeance ou au moins la revanche, mais dans un élan de créativité. Vivre la consécration dans « un style de vie hors cadre », comme l'écrit justement Chantal Reynier, dans la simplicité des conditions de vie de ses contemporains, soumis aux crises alimentaires, ne se différenciant ni par l'habitation, ni par le vêtement, ni par quelque privilège qui fit pendant près d'un millénaire la marque de la vie religieuse en Occident. « Il s'agit de rendre témoignage au Christ dans les structures sociales légitimes et selon les aléas de la vie », « présence bienveillante auprès de ceux qui sont abusés par le pouvoir civil », « empathie qui va de pair avec la dénonciation de l'injustice et du mal » (ibid.). À lire la vie de Clorivière, on mesure combien l'Évangile n'est pas ici sonnerie de clairon, mais patience, humilité, détermination et, par-dessus tout, renoncement au pouvoir. La question n'est pas de savoir si Clorivière a toujours vu juste : qui le pourrait en pareilles circonstances ? Il semble, malgré tout, avoir toujours visé celui qu'à ses derniers jours, il désignait comme le commencement, la fin et le centre de son existence (p. 354).

La vie de Clorivière est tout sauf inactuelle : non que nous vivions, en France, pareille situation, loin s'en faut, et peut-être même faudrait-il le rappeler à ceux dont s'emparent encore les craintes d'un complot. L'idée même est entachée de violence, à force d'être aveuglée par la crainte de perdre son environnement bien connu et ce que le pape François nommerait son confort ecclésial. L'actualité de la vie de Clorivière, telle que Chantal Reynier l'a perçue par une longue et patiente confrontation aux archives, correspondances et mémoires du temps, c'est de faire sentir l'allure d'une vie évangélique au moment où elle semblait socialement devenir impossible.