Nous sommes dans le temps, comme en un vaste fleuve qui nous emporte, parfois avec une lenteur majestueuse, parfois dans des rapides où nous manquons de nous briser. Nous voguons sur un fleuve qui a la largeur de l'océan, sans rives à l'horizon, et nous sommes embarqués sur de frêles esquifs dont nous apprenons, cahin-caha, le maniement. Et bientôt, alterneront des jours où nous serons comme un pilote maîtrisant sa navigation et d'autres où nous verrons, impuissants, la barre qui tourne en tous sens, sans possibilité de la saisir. De ce fleuve, non seulement les rives, mais aussi la source et l'embouchure nous échappent. C'est vrai pour chacun d'entre nous, aussi bien que pour l'univers tout entier. Pour l'univers, inutile d'épiloguer : la question de son origine est des plus hypothétiques. Quant à celle de sa fin, les hypothèses sont encore plus hasardeuses.

Entre unité et dispersion

Même si nous nous en tenons plus modestement à l'échelle de notre vie, l'heure de notre mort nous échappe – le suicide ou l'euthanasie ne donnent qu'une apparence de maîtrise du temps : sa maîtrise est au prix de son interruption, et après avoir constaté que l'on devenait son objet. Quant à notre conception et à notre naissance, nous n'en avons pas d'expérience, si ce n'est par le témoignage de nos proches, avec le sentiment d'une déroutante contingence : pourquoi suis-je apparu, et à ce moment du temps ?

Augustin, à la fin des Confessions, a montré que ces expériences pouvaient être décrites comme un étirement de notre être entre le passé, le présent et l'avenir. Nous passons de moments où ces dimensions s'unifient et s'intériorisent à d'autres où elles s'étirent trop pour que nous puissions les intérioriser, et notre intériorité se rompt et s'écoule dans le flot qui l'emporte.

Le temps s'unit lorsque, par exemple, nous récitons un texte appris par cœur : Augustin évoque le chant des psaumes. Dans le présent du chant, l'avenir du psaume encore à chanter glisse dans le passé de ce qui est déjà chanté. À cet instant, le temps que nous subissons (il passe) et le temps dont nous sommes