Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 2003, 518 p., 35 €.

L'originalité du livre d'Etienne Grieu, reprise d'une thèse soutenue au Centre Sèvres, consiste à faire de la théologie à partir d'une trentaine de récits de vie de chrétiens engagés dans la vie ecclésiale et extra-ecclésiale, ayant par ailleurs des sensibilités différentes (action catholique, vie paroissiale, groupes de prières, mouvement charismatique, accompagnement spirituel, communautés nouvelles, religiosité populaire...). L'itinéraire de foi de ces chrétiens montre que Dieu se révèle au cœur de la rencontre des hommes, dans l'enchevêtrement de leur histoire. Le propos de l'auteur est de partir du « milieu » de la vie de foi, c'est-à-dire dans l'épaisseur de l'expérience croyante, avec ses combats, ses errements, ses découvertes, ses nuits et ses éblouissements, et non plus seulement d'une pensée qui pose Dieu comme origine ou comme fin ultime.
Au plan de la méthode, l'auteur, à chaque étape de son parcours, commence par situer la question en jeu dans un dialogue avec des théologiens récents (Tillich, Rahner, Segundo, Metz …). C'est à partir de cette perspective théologique qu'il entreprend d'analyser les récits recueillis et de les faire entrer en « résonance » avec des textes bibliques des deux Testaments qui font écho aux expériences vécues (le cycle de Jacob, l'Evangile de Marc, les récits du Serviteur d'Isaïe, la Cène du Christ, le récit de la Pentecôte, l'Epître aux Galates ) : « Cette corrélation s'opère par la médiation d'une interrogation qui présente un versant anthropologique (qu'est-ce que devenir sujet ?) et un versant théologique (qu'est-ce que naître de Dieu ?) ». C'est la métaphore de la filiation qui sert de fil rouge à cette analyse qui cherche à rendre compte à la fois du « devenir sujet » des personnes et de l'expérience croyante dont elles témoignent.
Trois dimensions, trois angles de vue, sont mis en évidence dans ce parcours de reprise de l'expérience. S'inscrire dans une filiation, c'est d'abord, dans le rapport à soi, « se reconnaître appelé fils ou fille », c'est-à-dire inclus dans un tissu de relations qui fait de son existence singulière un arc tendu entre une bienveillance originaire et une promesse d'accomplissement. Dans la foi, cette bienveillance peut prendre le nom d'un Dieu Père qui appelle à la vie.
Mais la filiation invite à penser qu'elle concerne d'autres que soi. Selon une deuxième dimension, le champ du rapport à autrui, le sujet qui advient découvre à travers les conflits, les épreuves et les rivalités, la possibilité de « reconnaître en tout autre un frère ou une sœur ».
Cette croyance peut prendre appui dans la foi chrétienne sur la redécouverte de l'engagement inconditionnel de Celui qui nous a appelés et qui en Christ a ouvert le premier un passage à travers la violence dans sa mort et sa résurrection, en restaurant entre nous la communion. Enfin, la filiation nous fait entrer dans une histoire de naissance.
Selon une troisième dimension de l'existence et de la foi, les sujets ayant reçu la vie et reconnaissant des frères peuvent se découvrir à leur tour en travail d'enfantement et s'ouvrir à une descendance inattendue. La possibilité de faire advenir du nouveau au sein de l'histoire, en faisant naître d'autres à la parole, marque alors le rapport au monde d'une résistance farouche à tout fatalisme dans la vie sociale et politique. L'expérience de foi ouvre des brèches dans les parois qui semblent nous enfermer, à la manière d'une Pentecôte, reconnaissant l’œuvre de l'Esprit.
Comme on le pressent, cette analyse qui nous fait pénétrer avec finesse dans l'histoire complexe des personnes interrogées, dessine non seulement un chemin d'humanisation mais ouvre à un nouveau type de discours théologique capable de dire Dieu au cœur de l'existence. Le défi que notre modernité nous propose tient en effet à notre capacité de pouvoir désigner le Dieu de Jésus Christ au cœur d'une « économie gracieuse » cachée, qui, en fin de compte, sous-tend nos relations humaines.
Aujourd'hui, nous dit l'auteur, « c'est cette économie qui dessine les traits du visage de Dieu dans notre humanité, et j'ajoute que, sans elle, Dieu nous demeurerait radicalement étranger. La présence de Dieu au monde tient donc à l'engagement des croyants qui en forment l'icône vivante ». L'expérience de foi des chrétiens, nés de Dieu, honore ainsi la vie humaine en manifestant une manière spécifique d'advenir au monde qui trace un chemin vers le Dieu de Jésus.