Christus : Le sujet qui nous rassemble aujourd'hui est celui de la loi dans le cadre de l'accompagnement spirituel. Qu'est-ce que la loi ? Quelle place tient-elle dans l'accompagnement ?

Alain Thomasset : La loi première, c'est la loi de l'amour (Jn 15 ; Ga 5), l'amour fraternel, l'amour de Dieu, l'amour des autres, l'amour de soi (aujourd'hui, on pourrait ajouter l'amour de la Terre). Puis, il y a aussi la loi de l'Esprit saint qui habite en nous, celle dont parle saint Paul et que saint Thomas d'Aquin nomme « loi nouvelle ». Dans les évangiles, il y a peu de prescriptions normatives mais il y a avant tout la loi intérieure qui est écrite dans les cœurs. C'est celle que la conscience va écouter dans le discernement. Après seulement, il y a les lois morales et les normes canoniques de l'Église. Ce sont en quelque sorte des indications pour la conscience, données par l'Église pour mener une vie bonne et juste pour soi et avec les autres. Elles sont des repères essentiels. Comme ces lois ne peuvent couvrir toutes les situations particulières, elles ne suffisent évidemment pas pour conduire un discernement. Les normes canoniques sont les applications juridiques d'une théologie, par exemple : la théologie des sacrements, la théologie morale. Elles s'expriment sous forme de règles.

Christus : Y a-t-il une gradualité entre ces différents niveaux de la loi ?

A. T. : Comme je l'ai dit, la charité est la plus importante, la loi de l'Esprit saint (la loi intérieure) a toujours le dernier mot. Les indications morales, normatives et juridiques n'ont jamais que l'avant-dernier mot, elles informent la conscience qui doit décider en dernier recours. Donc, de fait, elles n'ont pas toutes la même force, même si elles sont toutes importantes.

La première loi, celle de l'amour

Christus : Comment cela se joue-t-il dans l'accompagnement ?

Luisa Curreli : Dans l'accompagnement, je dirais que c'est la première et la deuxième loi qui priment (la charité et la conscience). En tant qu'accompagnatrice, même si la loi de l'Église est importante, je suis attentive à sentir comment l'Esprit est présent dans la personne, comment il parle et se communique, comment la personne est éveillée à cette loi de la conscience inscrite dans son cœur. Ignace nous apprend à être attentifs aux mouvements des esprits, car ils sont un signe par lequel on peut reconnaître si la personne est à l'écoute d'elle-même, et donc si elle est à même de discerner. Et puis, bien sûr, il y a la loi de l'amour qui est le premier commandement : aimer Dieu et son prochain comme soi-même. Je dis très souvent aux personnes que j'accompagne que cet amour envers soi-même est primordial. Parce que, si la personne ne se respecte pas et ne s'écoute pas elle-même, l'autre vient toujours avant, mais pas de manière ajustée.

A. T. : De même, dans le sacrement de la réconciliation, il faut rappeler aux personnes qu'avant de confesser leur péché ou leur difficulté, ce qu'ils confessent en premier, c'est l'amour de Dieu. C'est d'ailleurs ce que dit le rituel. L'arrière-plan de la confession ou de l'accompagnement, c'est cette certitude que nous sommes aimés de Dieu.

Christus : Les personnes qui viennent chercher une aide dans l'accompagnement spirituel n'ont-elles pas tendance à inverser les choses, à mettre la loi écrite en premier, les règles en deuxième, puis éventuellement l'écoute de soi-même, de la conscience et de l'Esprit en dernier ?

A. T. : Oui, il y a une éducation de la conscience des chrétiens à opérer mais tout dépend aussi des personnes auxquelles on s'adresse, de leur âge, de leur éducation, de leur situation sociale. On rencontre des personnes qui ont une conscience très marquée par l'enseignement de l'Église, avec un Surmoi très fort du fait de leur éducation. Il faut alors les aider à prendre conscience de leur liberté d'enfant de Dieu et donc de leurs capacités à discerner par eux-mêmes. Les aider à ne pas en rester au devoir d'obéir à une loi qui resterait externe et qui, par ce fait, ne serait plus ni morale ni spirituelle. Et puis, il y en a d'autres qui endossent au contraire la mentalité actuelle postmoderne et refusent de reconnaître qu'une loi extérieure à eux peut venir éclairer leur conscience. C'est ce point qui inquiète des pasteurs, des prêtres ou des évêques quand on aborde le sujet du discernement et de l'accompagnement aujourd'hui : ils craignent que l'insistance sur la conscience entretienne un subjectivisme individualiste. Je m'applique donc à leur expliquer qu'écouter sa conscience, ce n'est pas décider tout seul dans son coin. La conscience est habitée par une tension intérieure : elle est à la fois le centre le plus secret de la personne, comme dit le Concile, donc le lieu où je suis seul devant Dieu ; et, en même temps, c'est le lieu où j'entends une voix qui vient de plus loin que moi-même ; et cette voix-là, c'est la voix de Dieu en moi, voix dont l'Église est une médiation par les indications normatives qu'elle donne. Par ailleurs, la conscience qui discerne est toujours une conscience accompagnée en Église.

Partir du point où se trouve la personne

Christus : Le rôle de l'accompagnateur est donc de savoir donner sa juste place à la loi ?

L. C. : Oui, la loi est fondamentale parce qu'elle forme et éduque la conscience mais elle ne dicte pas, à elle seule, la conduite de quelqu'un. Si les personnes viennent nous demander conseil, c'est qu'elles sont prises dans des conflits intérieurs que leur connaissance de la loi ne suffit pas à résoudre. Il faut donc apprendre aux personnes à mettre la loi écrite et les indications normatives de l'Église à leur juste place. Les lois et normes doivent d'abord venir au service du bonheur, de l'amour de soi et des autres et au service de la vie bonne.

A. T. : Comme le dit la Commission théologique internationale [CTI], la loi écrite et les normes morales ne sont « pas des règles qui s'imposent a priori au sujet moral mais une source d'inspiration objective pour sa démarche, éminemment personnelle, de prise de décision ». C'est ce que rappelle le pape François dans Amoris lætitia.

Christus : Cela demande donc de s'adapter aux personnes accompagnées

L. C. : Et cela exige aussi de la personne qui accompagne de savoir comment elle est située par rapport à la loi. Elle peut être portée à lui donner beaucoup d'importance ou, au contraire, à être plutôt libérale. Il est important de prendre conscience de sa propension personnelle afin d'éviter de faire peser ses préférences sur le discernement de la personne accompagnée. Car, selon la relation que l'accompagnateur a avec la loi, il va se positionner d'une certaine manière et va être plus ou moins sensible à certaines questions ou sujets qui travaillent la personne. D'où l'importance de se connaître pour s'ajuster dans la relation d'accompagnement. Je voudrais ajouter que, dans mon expérience, les personnes qui viennent en accompagnement et se questionnent sur des sujets qui ont rapport avec la loi et le règlement de l'Église ont en fait déjà bien souvent la réponse à leurs questions car, au fond, elles posent une question mais savent déjà ce que l'Église enseigne. Notre rôle est alors d'accompagner les personnes pour les aider à être à l'écoute de la loi intérieure, à se positionner en se demandant : Où en suis-je, moi ? Est-ce que, aujourd'hui, je peux adhérer à cela ou ai-je besoin de temps ? C'est ce compagnonnage-là qu'on propose : aider la personne à partir de là où elle est, pour discerner elle-même le pas de plus qu'elle peut faire.

A. T. : Rappelons que, dans les Exercices spirituels, Ignace dit qu'on ne peut pas inviter à une élection qui serait contraire à l'enseignement de l'Église. Il parle de choix de vie. Cependant, aujourd'hui, nous rencontrons des cas de décisions où tenir cette exigence semble impossible. Prenons l'exemple d'un couple qui se pose la question du divorce parce qu'il se trouve dans une situation où la vie de famille devient trop douloureuse. On voit bien qu'il y a un choix à faire qui relève d'un vrai discernement (même s'il n'est pas de l'ordre de l'élection au sens que ce terme prend dans les Exercices). La décision ne correspondra pas forcément à l'idéal de l'Église. De nombreuses personnes sont aujourd'hui dans des situations irrégulières par rapport à la loi de l'Église, mais malgré tout, comme dit le pape François dans Amoris lætitia, elles doivent être accompagnées afin de prendre conscience de leur situation devant Dieu. Là, éventuellement, la loi peut être rappelée pour voir ce qui fait obstacle à une pleine intégration. Notre rôle est d'aider à repérer quels sont les pas qui peuvent être faits pour une vie meilleure, pour une meilleure intégration dans la communauté. Il s'agit d'accompagner les personnes sur un chemin de croissance en cherchant le « mieux » qui n'est pas forcément le bien idéal. Je pense notamment à des catéchumènes en couple avec une personne divorcée remariée, qui demandent à être baptisés. Il y aura alors deux versants à ces discernements, un personnel et un pastoral. Personnel pour la personne qui cherche à répondre à l'appel de Dieu dans la situation où elle est, avec le désir qu'elle a d'avancer. Mais aussi pastoral quand le pasteur, l'équipe pastorale ou les responsables ont à se positionner en fonction de la situation de la communauté. Il peut y avoir des compromis à faire. Chaque situation est particulière. La loi de la charité s'applique à fond ici, parce que c'est de la miséricorde dont il faut témoigner, tout en tenant compte de la communauté croyante qui porte la loi, pour de bonnes raisons.

Place de la communauté ecclésiale

Christus : Les situations ne sont-elles pas devenues plus complexes qu'au temps d'Ignace ? D'où le double discernement que vous évoquez. Il y a, d'une part, celui des personnes qui sont accompagnées en vue d'une décision et, d'autre part, celui des accompagnateurs qui doivent déterminer quel type de parole offrir en fonction de la personne, de ses fragilités, de ses blessures, de sa capacité à se relier à une communauté.

A. T. : Oui, tout à fait. De même que la conscience n'est pas une conscience isolée, mais une conscience en Église, de même le discernement n'est pas un discernement uniquement solitaire. Il est accompagné par quelqu'un qui est un témoin de l'Église et il doit prendre en compte la communauté croyante.

Christus : Est-ce que cela signifie que l'accompagnateur doit faire entendre un jugement sur ce qui lui est dit, au nom du respect de la loi morale de l'Église qu'il représente ?

A. T. : Non, car outre le non-jugement, l'humilité et l'écoute, une attitude fondamentale de l'accompagnateur est celle de l'indifférence. C'est-à-dire l'indifférence par rapport à la situation objective de la personne qu'il accompagne. Si j'accompagne quelqu'un qui est en couple homosexuel, quelles que soient mes opinions sur le sujet, il me faut l'accompagner tranquillement et de manière objective. Ce n'est pas toujours facile. Il y a un travail sur soi à faire, bien entendu. Mais je crois que la peur du subjectivisme habite peut-être moins les acteurs en pastorale que les pasteurs. Il peut y avoir des occasions où l'accompagnateur peut rappeler la loi pour aider une personne peu avertie à faire la vérité de sa situation, mais ce n'est jamais un jugement.

Christus : Dans la formation et la supervision, vous trouvez-vous en situation d'avoir à rappeler la loi ?

L. C. : Dans le cadre de la formation à l'accompagnement que nous donnons, la dimension de la loi est présente, dans la perspective d'aider les futurs accompagnateurs à prendre conscience que nous ne pouvons pas vivre sans loi, prendre conscience de leur propre relation à la loi. Nous rappelons aussi que l'Église a des lois morales. Nous invitons les personnes en formation à ne pas en rester au niveau de la tête mais à prendre conscience de leurs propres fonctionnements par rapport à la loi, que ce soit celle de l'Église ou celle de la société. Car notre manière d'être structurés dans ce domaine conditionne notre pratique d'accompagnement et va nous amener à prendre la parole sur certains sujets ou à nous taire.

Christus : Et, dans l'accompagnement, y a-t-il des moments où vous vous dites qu'il ne faut pas aller trop sur ce terrain, au risque d'empêcher la personne d'accéder par elle-même à son chemin de découverte de l'amour et de la miséricorde de Dieu ?

L. C. : Dans l'accompagnement spirituel, il est rare que je rappelle la loi. Si ça vient, ce n'est jamais de manière directe ni explicite : « La loi de l'Église dit cela… » La question non explicitement formulée de la loi fait apparaître en filigrane ce que dit la personne. Avec un peu de recul, c'est par ce biais que les questions afférentes à la loi peuvent être soulevées et nommées. Souvent, certaines personnes qui demandent un accompagnement vivent un tiraillement plus ou moins conscient qui provoque une souffrance. Je pense par exemple à un prêtre venu en retraite spirituelle qui, dès le premier rendez-vous, avait évoqué parmi beaucoup d'autres choses sa fréquentation de sites pornographiques. Grâce à l'accueil bienveillant et à l'écoute patiente, cet homme est peu à peu parvenu à partager sa souffrance. Dans de telles situations, nul besoin de rappeler la loi. Il la connaissait. L'accompagnement ouvre un espace pour accéder à son intériorité et se demander : « Pourquoi est-ce que je me sens si mal ? », « Qu'est-ce que la non-observance de la loi révèle de moi ? », « Comment vivre par rapport à la loi ? » Mais se pose aussi la question de l'aspect « attrayant » de la désobéissance.

Christus : Pourriez-vous préciser ?

L. C. : Quand nous faisons quelque chose qui est contre l'enseignement de l'Église, c'est rarement dans le désir de transgresser. Quand nous commettons un péché, ce n'est pas pour pécher. Il est rare que le péché soit désiré pour lui-même, qu'il y ait une volonté expresse de pécher. Souvent, nous faisons le mal parce que nous cherchons le bien mais par des moyens qui ne sont pas les bons. Dans ce cas, mon rôle comme accompagnatrice est de permettre à la personne de voir ce qu'elle cherche vraiment quand elle pose un geste qui n'est pas bon pour elle. Quelle est son aspiration profonde ? Et donc, il y a tout un chemin à entamer afin de révéler la vérité du désir et de démasquer l'ambiguïté dans laquelle la personne se fourvoie. Dans le cas de ce prêtre, l'élément déclencheur était la solitude éprouvée dans son presbytère après des journées où il avait beaucoup donné. L'accompagnement lui avait permis de nommer cette fatigue, conséquence d'un don de lui-même peut-être excessif. Ce processus, comme accompagnatrice, est à accompagner sans jugement et avec bienveillance.

« Il est là l'ennemi, celui qui accuse »

Christus : Finalement, ce que vous faites ici, c'est rappeler la loi de l'amour, non pas celle des règlements. Vous pointez l'attention sur ce qui est bon, la quête d'amour de l'accompagné et non pas sur sa part sombre.

L. C. : Oui. Un passage du livre de l'Apocalyse dit : « Il est rejeté, l'accusateur de nos frères, lui qui les accusait, jour et nuit, devant notre Dieu » (Ap 12, 10). L'ennemi est celui qui accuse, qui juge, qui pointe du doigt. Voici l'attitude qu'il faut rejeter. Comme accompagnatrice, comme frère et sœur dans la foi, nous avons à ne pas être dans le jugement de la personne que nous accompagnons, parce que, lorsque nous jugeons, nous ne sommes plus du côté de Dieu. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas appeler « mal » ce qui est mal. Mais comme souvent tout est mêlé, ce qui est délicat, c'est de trouver comment parler et s'adresser à la personne sans qu'elle se sente jugée pour ce qu'elle a fait. Nous avons à trouver comment rappeler la loi de l'amour qui croit dans la personne. Un autre passage du livre de la Sagesse me vient à l'esprit : « Seigneur, tu as pitié de tous les hommes, parce que tu peux tout. Tu fermes les yeux sur leurs péchés, pour qu'ils se convertissent » (Sg 11, 23). Dieu est patient, il croit qu'on peut se relever, il nous fait confiance. À notre tour, comme accompagnateur, nous ne sommes pas là pour pointer du doigt, ni dire : « Là, tu as fauté. »

A. T. : J'aime beaucoup cette phrase d'Amoris lætitia (AL 60) qui dit que « Jésus a accueilli les personnes qu'il a rencontrées avec amour et tendresse, les accompagnant pas à pas, en vérité, patience et miséricorde, tout en annonçant les exigences du Royaume ». Je trouve que tout est dit. Il y a un accueil inconditionnel avec amour et tendresse des personnes et il y a un accompagnement – c'est précis – en vérité, patience et miséricorde. La vérité, c'est là où le rapport à la loi peut jouer, où elle peut éclairer une situation mais cela suppose la miséricorde, qui implique peut-être d'expliquer la loi et d'entendre toutes les circonstances qui peuvent faire que les gens ne peuvent pas faire autrement. Mais, pour allier miséricorde et vérité, on a besoin de temps. Du coup, la patience est essentielle. La patience dans le discernement est centrale. L'accompagnateur est témoin de l'Église, oui, mais il est surtout témoin de la miséricorde et de la patience de Dieu.

Discernements spirituel et moral sont inséparables

Christus : Finalement, accompagner quelqu'un dans sa vie spirituelle devient pour lui l'occasion de grandir en conscience morale ?

A. T. : C'est pourquoi, je pense que le discernement spirituel et le discernement moral sont inséparables.

L. C. : L'accompagnement, c'est le lieu où la conscience morale peut grandir et, en même temps, ce n'est pas la visée. La croissance morale en est un fruit.

Christus : Qu'est-ce alors que la visée de l'accompagnement au regard de ce qu'on dit tout au long de cette conversation ?

L. C. : Ce qui est l'objet du dialogue de l'accompagnement, c'est la vie de la personne, la vie dans toutes ses dimensions : relationnelle, professionnelle et amicale ; et, à l'intérieur de ça, il y a la dimension morale. Parfois la question morale surgit dans les échanges, parfois non. Mais, comme l'accompagnement est un lieu où la personne partage sa relecture de vie, sa prière et sa recherche pour avancer, il y a de fortes chances que sa conscience morale se forme. C'est en ce sens-là que c'est un fruit.

Christus : À partir du moment où la relation de confiance a été créée, est-il légitime pour un accompagnateur d'aller plus loin et de s'autoriser une parole tranchante afin de rappeler la loi ?

A. T. : En fait, cela dépend, il faut parfois former la conscience si on voit qu'elle n'est pas du tout formée et la loi nous aide à cela. Il faut aussi que la personne ait un juste rapport à cette loi et qu'elle trouve son propre chemin. Il y a des étapes. Dans l'éducation morale, il y a l'enfance, l'adolescence puis l'âge adulte. Et nous n'avons pas besoin des mêmes moyens à chaque fois. À l'enfant, il faut donner la loi sans forcément l'expliquer. Petit à petit, la loi extérieure prend de moins en moins d'importance, elle est intériorisée et la liberté peut s'exercer. Est-ce qu'on retrouve ces différentes étapes dans l'accompagnement ? C'est bien possible.

Christus : Dans l'accompagnement spirituel, nous ne sommes pas éducateurs de la personne que nous accompagnons. Ne partons-nous pas du présupposé que, pour vivre un accompagnement spirituel, il faut être déjà à peu près « adulte » par rapport à ces questions ?

A. T. : Il peut arriver qu'on rencontre des personnes complètement déstructurées ou tout simplement perdues. La loi est pédagogique, elle est là pour nous aider, mais elle n'a pas à prendre toute la place. Je suis frappé de voir combien les jeunes catholiques aujourd'hui réclament des repères fermes : ils demandent à savoir ce que prescrit l'Église, ils veulent que je leur dise ce qu'il faut qu'ils fassent… Il faut honorer leur demande de repères, pas forcément dans l'accompagnement spirituel, mais parfois cela arrive quand même dans ce cadre-là. Tout cela demande de la finesse : donner des repères et, en même temps, rendre libre. On a besoin de temps. Ce n'est pas en une rencontre qu'on fait advenir à la liberté.

L. C. : Parfois, je ramasse les morceaux après que ces « paroles tranchantes » ont été prononcées… Parfois, certains prêtres viennent dire aux jeunes des choses qui, sur le moment, les réveillent et les secouent mais, après, ils sont dévastés. C'est une question de tact. La manière de dire les choses peut être tout à fait adaptée à une personne et pas à une autre. Une personne peut être écrasée par une parole adressée de façon affirmative alors qu'elle pourrait être aidée si la même proposition était faite sous forme de question ouverte. Dans ce cas, la personne accompagnée a la liberté de se saisir de la remarque, de se dire : « Voici une question que je peux me poser et sur laquelle je peux avancer. »

Gradualité de la loi

A. T. : Ce que dit Luisa Curreli me fait penser à la gradualité dont parle Amoris lætitia. Il y a deux interprétations à la loi de la gradualité. Pour dire les choses de façon schématique : il y a une position qui tient que l'important est d'atteindre l'idéal et donc qui regarde ce qui manque par rapport à la norme. Et il y a une autre position qui consiste à considérer ce qui est déjà là et à accepter que la norme ne soit peut-être jamais atteinte, qui affirme que l'important est que la personne avance. C'est là où la vie surgit, c'est là où l'Esprit parle. C'est cela qu'il faut aider à mettre en valeur. Il y a des pasteurs que cela inquiète parce qu'ils rencontrent des personnes qui sont loin de l'idéal et, du coup, ils peuvent avoir envie de les admonester. Dans l'accompagnement spirituel, nous essayons d'aider les gens à voir le bien que Dieu fait déjà dans leur vie et qu'eux-mêmes font, soutenus par la grâce de Dieu, en les aidant à ce qu'ils avancent encore un peu plus dans cette direction-là.

L. C. : Je me souviens d'un homme qui, étant marié et père de famille, avait une maîtresse et il se posait la question de la quitter. Petit à petit, il prenait conscience de ce qui n'allait pas, il comprenait aussi pourquoi il s'était retrouvé dans cette situation. Il était sur un bon chemin. Et voilà qu'une amie proche lui dit : « Il faut que tu quittes ta maîtresse parce que l'Église nous demande la fidélité dans le mariage. » Donc, il vient me voir et me dit qu'il faut qu'il mette fin à sa relation extraconjugale, mais j'ai senti que ce n'était pas encore sa décision. Mon rôle a été de lui faire voir qu'il n'en était pas encore là, qu'il n'adhérait pas encore pleinement à cette loi, si bonne soit-elle, que lui avait rappelée son amie. J'espérais qu'il en arriverait à cette adhésion personnelle mais c'était à lui de poser un choix personnel. Il souffrait de cette double vie mais cette parole tranchante venue de l'extérieur venait perturber le chemin de vérité qu'il était en train de faire avec le Seigneur et avec lui-même. Je l'ai donc invité à ralentir, en l'encourageant à réfléchir pour vérifier s'il était prêt à faire le pas d'un choix mûr. Et, enfin, c'est lui qui a choisi, pas par la voix de la loi venant de l'extérieur mais par la loi qui était devenue intérieure. C'est dans ces conditions-là que la personne peut entrer dans un choix difficile et le tenir. C'est quand on adhère à la loi parce qu'on sent que c'est la loi de vie pour soi qu'on peut tenir dans la difficulté.

Christus : De par sa dimension très souvent narrative, la Bible peut-elle aider à intégrer à sa juste place ce qu'on entend par « loi » ?

A. T. : Dans la Bible, la Loi est toujours liée au récit, donc elle n'est pas séparable de l'histoire du peuple. Je ne comprends pas le Décalogue si je ne prends pas en compte tout le poids de la première parole qui rappelle que Dieu a libéré son peuple. Malgré les ruptures et les trahisons, Dieu refait alliance. La Loi est au service de l'Alliance. Elle n'est pas un but en soi, elle est donnée pour aider le peuple à répondre au don de Dieu, don qui est premier, immérité, inconditionnel, expression de l'amour de Dieu pour chacun de nous. La Commission biblique pontificale [CBP] dit : « La morale dans la Bible n'est pas secondaire mais elle est seconde. » Et, comme je l'ai dit au commencement de notre entretien, la loi nouvelle n'est plus une loi écrite, c'est une loi qui est dans le cœur, c'est le lien personnel au Christ. Par ses sacrements, son enseignement, la communauté fraternelle et la charité, l'Église se met au service de ce lien. Sans relation personnelle au Christ, on est dans la tête ou on est dans le légalisme, dans quelque chose qui reste extérieur.

Vers une conscience éclairée

L. C. : Parfois, les personnes qui viennent nous voir sont dans ce rapport légaliste à Dieu. Il y a tout un chemin à entreprendre, que j'appellerais d'« humanisation », pour que la loi extérieure puisse devenir intérieure. Cela se manifeste le plus souvent chez les générations plus âgées, avec des personnes qui ont été éduquées à l'obéissance de manière volontariste, à la force du poignet, et qui ont du mal à percevoir les mouvements de l'affectivité.

A. T. : L'Église dit toujours deux choses en même temps : premièrement, il faut toujours obéir à sa conscience ; deuxièmement, il faut former sa conscience. Cela va ensemble. Il se peut qu'on soit amené à aider à former la conscience. C'est là où, parfois, la parole de l'accompagnateur peut être formatrice, éducatrice. Mais elle est aussi, et surtout, au service de la décision personnelle, prise par une conscience, éclairée par l'expérience et par les autres et non pas seulement par la loi de l'Église. Il y a un enseignement qui vient aussi de l'histoire spirituelle de la personne. Les moments qui ont été importants pour elle, les passages de la Bible qui l'ont marquée, les souvenirs heureux qu'elle porte en elle, tout cela forme la conscience.

Christus : Parlons de la culpabilité. La loi exprimée de façon forte peut-elle être un facteur qui favorise le sentiment de culpabilité ?

A. T. : Il peut y avoir une bonne culpabilité mais, attention, la culpabilité n'est pas le péché. Le péché est devant Dieu. C'est devant l'amour de Dieu que je prends conscience de mon péché, c'est devant la Croix qu'Ignace nous fait pousser le cri d'admiration pour Jésus qui est mort pour nous. Souvent, la culpabilité est encore une manière pour le sujet de se tourner vers lui-même. Et, du coup, amener la personne devant le Christ aimant ou devant la Croix peut aider à la détourner d'elle-même. La question de la culpabilité est double. Lorsque le bon esprit me titille parce que je suis en train de m'égarer, on pourrait parler de bonne culpabilité. Lorsque je me juge à l'aune d'un idéal que je n'arrive pas à accomplir moi-même, ou que je vise un exploit moral inatteignable, on pourrait parler de mauvaise culpabilité. Cela n'est pas juste. C'est la faute morale, mais ce n'est pas le péché. Alors, je dirais que, dans l'accompagnement, ce qu'il faut faire, c'est remettre la personne devant le Christ.

L. C. : Je repense à une femme âgée qui faisait des retraites tous les ans, bien fidèle. Je l'avais mise au large, par rapport aux horaires et elle était bouleversée : « Comment puis-je m'autoriser cela ? » Petit à petit, elle a pu s'autoriser des libertés. À la fin, elle m'a dit : « Tous les ans, je me disais qu'il fallait faire une retraite. » Puis elle est partie en disant : « L'année prochaine, je ferai une retraite parce que j'ai envie d'en faire une. » C'est pour dire comment la loi et le cadre peuvent vraiment enfermer et comment, à 85 ans, on peut être libérée. Je pense encore à une autre personne du même âge que j'ai accompagnée sur plusieurs années, qui venait me voir pour se préparer à la mort. C'était très émouvant. Il a fallu quelques années de chemin pour qu'elle parvienne à se dire : « Je suis aimée, je ne suis pas si mauvaise et si indigne de recevoir l'amour de Dieu, je suis une belle femme. » Cela me réjouit énormément de penser qu'il n'est jamais trop tard pour vivre un chemin de libération.

ENCADRÉ

– Luisa Curreli, Petit guide de l'accompagnement spirituel, Mame, 2020.

– Alain Thomasset et Jean-Miguel Garrigues, Une morale souple mais non sans boussole. Répondre aux doutes de quatre cardinaux à propos d'Amoris lætitia, Cerf, 2017.

– Alain Thomasset et Oranne de Mautort, Familles, belles et fragiles ! Mettre en œuvre Amoris lætitia dans l'Église, éditions jésuites, 2020.