Parution initiale dans Christus n° 54 (avril 1967).

Il est difficile de dire ce qu'est la prière. Cela ne suffit pas, pourtant, à la ranger définitivement dans le grenier des choses ineffables où tout est organisé selon le secret des souvenirs du cœur, dans la trame d'une intuition qui échappe à tout discours. S'il est vrai qu'elle est irréductible à une définition purement intellectuelle, ce n'est pas pour autant que nous sommes autorisés à nous réfugier derrière le « mystère », paravent de la paresse ou de l'ignorance dont les chrétiens ont parfois abusé afin de se protéger des questions indiscrètes venues du dehors ou surgies du dedans.

Qu'on s'y adonne ou non, qu'elle soit éprouvée comme bienfaisante ou ridicule, la prière évoque, pour tous, ce temps d'arrêt qui permettrait la « mise en présence » de Dieu. Lorsque, à l'orant, on pose la question : « Pourquoi pries-tu ? », il répond qu'il en a besoin pour vivre, pour alimenter sa foi, etc. Interrogé sur l'oraison, celui qui ne prie pas rétorque : « Je n'en ai pas besoin pour… » Dans les deux cas, la réponse a le goût du besoin. Si la question posée amorce une conversation, il est loin d'être rare que l'orant découvre qu'il n'est pas vrai de dire qu'il a besoin de prier et que l'étranger, au contraire, reconnaisse qu'en des temps dramatiques ou privilégiés, il en ressent comme le besoin. C'est à ce besoin paradoxal qui ne manque pas d'être évoqué dès qu'est abordé le problème de la prière que nous avons prêté l'oreille. C'est lui qui servira de point de départ à notre réflexion1.

La dimension du besoin

Que signifie la constante référence au besoin quand il s'agit de la prière ? Qu'est-ce que le besoin ? Parler de besoin implique la nécessaire recherche d'un objet ordonné à une satisfaction qui survient quand la consommation de l'objet entraîne la cessation, voire la disparition de la tension. L'assimilation au corps de substances qui lui sont étrangères est nécessaire à sa vie, à sa permanence. C'est à ce besoin élémentaire d'assimilation que le psalmiste, parlant de la prière, nous renvoie : « Mon âme a soif de Dieu » (Ps 42 [41], 3), et, sans lui, « elle défaille » (Ps 42 [41], 7). La prière naîtrait donc de ce que quelque chose d'essentiel nous manque. La soif est impérieuse. Qui ne l'étanche pas expose son être même à la désorganisation et à la mort. L'homme ne peut se saisir, dans son corps, comme être vivant que s'il satisfait à ses besoins. S'il est mis dans l'impossibilité de le faire – s'il manque d'air ou d'eau – apparaît l'angoisse d'une dislocation mortelle qui le rend à l'inorganique, à ce qui n'est pas la vie, à l'en-deçà de la vie. Alors éclate sa lamentation : « Je suis comme l'eau qui s'écoule et tous mes os se disloquent, mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes viscères » (Ps 22 [21], 15).

Ainsi en va-t-il du nourrisson abandonné. Les médecins disent qu'il se déshydrate : l'eau fuit de ses tissus. Quand n'est plus assumée la transformation besogneuse qui caractérise la vie organique, il s'opère une réduction à l'infrabiologique.

Chez l'homme, le besoin est constamment médiatisé par l'expression qu'il en donne : l'enfant s'agite et crie quand il a faim, l'adulte demande ce dont il a besoin en l'articulant dans un langage :

« À l'état pur, simple abstraction, le besoin, c'est le besoin de sel, de sucre, d'oxygène ou de sels alcalins, qui ne s'articulent, entre eux, comme tels, qu'au niveau de l'éprouvette. En un mot, on pourrait dire que le besoin vise l'objet et s'en satisfait. Que le pur besoin ne se formule pas, qu'il se constate expérimentalement, qu'il vise un objet spécifique et s'en satisfasse, c'est bien ce qui le distingue radicalement de la demande. Cela dit, il est bien certain que le besoin n'existant jamais à l'état pur, nous le rencontrerons toujours déjà marqué du signe du langage qui l'exprime à travers la demande et jusque dans le désir. Ce que nous voyons pratiquement, c'est le besoin en tant que le sujet essaie de s'en accommoder pour l'éviter ou le maîtriser2

Si le besoin en tant que tel supporte d'être un temps différé, on ne saurait cependant jamais totalement y renoncer. Mais, dès qu'il est satisfait, l'incoercible besoin s'éteint. De sorte que ni l'objet qui est consommé, ni le besoin qui s'annule ne survivent à la satisfaction. Le besoin meurt et renaît sans cesse, il se répète indéfiniment.